La conception du péché originel chez Jacques Pohier

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Voir aussi : Jacques Pohier, Dieu fractures

Dans « Dieu, fractures » (1985), Jacques Pohier (1926-2007) examine des thèmes comme la mort, la sexualité, la culpabilité, en interrogeant leurs liens avec la foi. Sa démarche cherche à « libérer Dieu et les humains » en dépassant les cadres figés de la théologie classique. Selon la doctrine catholique classique, le péché est avant tout une désobéissance, une « offense à Dieu, rupture de la communion avec Lui ». Toute la doctrine va donc reposer sur le péché et le sacrifice expiatoire du Fils de Dieu. Pohier conteste ce modèle juridique et moral traditionnel : il estime que l’Église a trop mis l’accent sur la culpabilité et l’obéissance, utilisant le péché comme instrument de contrôle social. Il refuse notamment la vision sacrificielle qui glorifie la souffrance et le renoncement et induit une représentation perverse de Dieu : « Dieu ne devrait pas être un objet de crainte ou de culpabilité, mais une source de vie et de libération ».

Influences psychanalytique et anthropologique

 Pohier mobilise la psychanalyse pour analyser l’inconscient religieux. Il reprend, par exemple, l’idée freudienne selon laquelle le péché originel et le sacrifice d’une victime sont des « piliers du christianisme » (cf. Moïse et le monothéisme). Il souligne que projeter sur Dieu l’objet de tous nos désirs est dangereux : « Dieu ne peut pas être cet objet » parfait qui accomplirait « tout désir ». Il n’est pas l’objet comblant et donnant sens à tout, y-compris ce qui est absurde. Sa pensée insiste sur la condition humaine réelle – finitude, fragilité, contingence (sexuelle, mortelle, souffrante) – comme donnée normale et non comme faute fondamentale. Dieu l’a créé tel dans la différence d’avec lui. C’est parce qu’il n’aime pas ce qu’il est que l’homme prête à Dieu d’être le contraire de ce qu’il est afin de le délivrer de sa condition dans un au-delà.

Redéfinition du péché originel. 

L’aliénation humaine. Plutôt que faute originelle, Pohier voit le péché comme une forme d’aliénation ou d’orgueil. L’essence du péché, pour lui, est l’illusion de s’approprier la toute-puissance divine : « faites ceci et vous serez comme des dieux » (Gn 3, 5). Il résume ainsi l’idée de péché originel : « La faute originelle n’est pas ce qui a rendu l’homme faillible et mortel, [elle] est de penser qu’on peut être Dieu quand on ne l’est pas ». En d’autres termes, le péché originel consiste à « se prendre pour Dieu et à faire de Dieu ce qu’il n’est pas ». Cette définition anthropologique s’oppose frontalement à la doctrine classique qui présentait l’homme comme intrinsèquement coupable de sa finitude en l’attribuant à une chute. Pour Pohier, croire pouvoir être infini – c’est-à-dire nier la contingence et la finitude de l’homme – est la vraie faute.

Critique de la culpabilité institutionnelle

Pohier dénonce la fusion entretenue par l’Église entre péché et contingence humaine. Il affirme que reconnaître la contingence – la mortalité, la sexualité, le désir – «sonnera le glas du discours officiel de l’Église romaine sur la culpabilité et la sexualité, “théâtre privilégié de la culpabilité” ». Autrement dit, l’insistance ecclésiale sur le péché a exploité la peur du désir et de la mort pour asseoir son autorité. Il note par exemple que des concepts comme la justification et la satisfaction (par le sacrifice du Christ) sont inexistants dans l’enseignement de Jésus, et que l’Église transforme souvent un sentiment de culpabilité en instrument de pouvoir sur le croyant. Pohier voit dans cette culpabilité fabriquée un obstacle à une foi vivante : le péché ne doit pas conduire à l’aliénation intérieure, mais servir de point de départ à une relation authentique avec Dieu.

Opposition avec la théologie catholique

La théologie classique insiste sur l’expiation du péché (par le sang du Christ) et sur la perspective eschatologique du salut. Pohier, lui, récuse l’idée que Jésus soit d’abord venu « payer la dette » du péché ou satisfaire la justice divine. Il réinterprète la Passion comme annonce de l’amour inconditionnel de Dieu, pas comme un sacrifice sanguinaire. Le salut devient pour lui une « expérience actuelle de Dieu » et une libération ici-bas, non une simple purification post-mortem. De même, croire implique une rencontre personnelle avec Dieu plutôt qu’une adhésion à des dogmes abstraits. Enfin, il invite les croyants à dépasser les peurs inculquées par le péché pour « rencontrer Dieu dans l’acceptation joyeuse de nous-mêmes, fût-elle marquée par contingence et finitude ».

Conclusion

En somme, Pohier déplace le centre de gravité : le péché originel n’est plus avant tout une « chute » métaphysique, mais l’attitude humaine qui nie sa propre limite et sa responsabilité devant Dieu. Dans sa perspective, refuser ou cacher sa condition finie (« ne pas se reconnaître pécheur ») équivaut à s’aliéner à soi-même. Cette vision du péché comme hubris (orgueil) et réappropriation de Dieu se distingue radicalement de la théologie catholique traditionnelle, qui voyait dans le péché un affront objectivement commis contre la divinité. Pohier prône une foi libérée de la culpabilité excessive, axée sur la liberté authentique et l’amour vivifiant de Dieu.

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