L’hebdomadaire Le Nouvel Obs publie, dans son numéro du 1er mai, deux articles importants sur le conclave. Voici un passage de l’un d’eux
[…]
Pourquoi cette offensive américaine sur l’Église catholique, particulièrement agressive sous François ?
Lancée par Steve Bannon, catholique mais non pratiquant, une coalition des valeurs conservatrices tente depuis une décennie de rassembler populistes de tout poil et milieux fondamentalistes chrétiens.
J. D. Vance l’a officialisée dans son fameux discours de Munich de février, où il fustige la perte des valeurs dans une Europe « wokiste ». En somme, à la vieille opposition Est-Ouest (qui aurait muté sous Biden en Otan contre la Russie de Poutine), et à la récente opposition Nord-Sud global, la nouvelle administration américaine voudrait substituer une alliance des valeurs anti-woke, qui unirait les États-Unis, la Russie, l’Inde de Modi et l’Argentine de Milei, contre une Europe décadente et « wokisée ».
Dans cette stratégie, il est essentiel de reconquérir l’Église catholique pour donner une âme à cette coalition, en faire aussi un levier d’influence dans le Sud, mais surtout pour éviter de se trouver confronté à un « concurrent » sur le marché des valeurs.
Mais pourquoi ne pas privilégier les Églises évangéliques protestantes, qui constituent la base électorale du trumpisme aux États-Unis et tendent à remplacer l’influence catholique en Amérique latine et en Afrique ?
Les Églises évangéliques protestantes attirent de plus en plus d’individus mais ne parviennent pas à proposer un autre modèle de sociabilité politique : elles sont trop morcelées et manquent d’institutions solides, mais surtout d’intellectuel organiques. Leur appareil théologique est plutôt faible et tourné vers le salut individuel voire de plus en plus vers l’apocalypse. Alors que l’Église catholique, depuis Augustin, en passant par Thomas d’Aquin et Léon XIIl, développe une réflexion profonde sur ce que pourrait être une société chrétienne. Ce glissement du protestantisme au catholicisme dans la vision stratégique de la politique américaine est fondamental pour comprendre ce qui se passe.
Non pas que les catholiques l’emportent désormais sur le plan démographique aux Etats-Unis : ce sont toujours les évangéliques qui fournissent les gros bataillons électoraux du trumpisme. Mais l’évangélisme est dépourvu à la foisde structure centralisée et de leadership intellectuel. Ce n’est pas un hasard si la majorité des juges de la Cour suprême sont des catholiques conservateurs, et s’il n’y a pas un seul évangélique. L’Église catholique dispose d’universités de haut niveau, ce qui n’est pas le cas des évangéliques (Liberty University, la plus grande université évangélique en Amérique du Nord, n’enseigne ni l’histoire ni la philosophie – deux matières auxquelles les néocathos comme Vance aiment se référer). Ce n’est pas un hasard non plus si une grande partie des penseurs catholiques conservateurs aux États-Unis sont des convertis venus du protestantisme, comme si ce passage leur permettait de mieux penser ce que pourrait être une nouvelle société conservatrice terrestre (laissons à Musk la planète Mars). Bref, le catholicisme apparaît plus structurant que l’évangélisme tant sur le plan des institutions que sur celui de la philosophie politique, même si bien sûr le socle des valeurs qu’ils défendent est le même (la famille traditionnelle). Il y a dans le catholicisme conservateur toute une réflexion sur la loi naturelle et le rôle social de l’Église qui fait défaut dans l’évangélisme.
Le conclave est donc bien un enjeu fondamental pour le projet politique populiste conservateur : il faut reprendre l’Église dévoyée par un pape « woke » (comme Philippe de Villiers l’a aussi qualifié).
Ce nouveau partage géostratégique se reflète-t-il dans le conclave ?
Le conclave est divisé à peu près à égalité entre cardinaux du Nord (Europe et Amérique du Nord : 70 électeurs, dont 53 Européens, en minorité pour la première fois) et cardinaux du Sud (Amérique latine, Afrique, Asie, Océanie, Moyen-Orient : 65). Mais cela ne correspond pas vraiment à un clivage politique, ni même d’herméneutique théologique. S’il y a bien un noyau dur de conservateurs (incarné concomitamment par un cardinal du Nord, Gerhard Müller, et un du Sud, Robert Sarah, lesquels défendent la messe en latin et rejettent toute concession sur les questions de genre), il n’y a pas de camp progressiste structuré, car il n’y a pas vraiment de correspondance entre positions théologiques et positions politiques.
Certes, 80 % des cardinaux du conclave ont été nommés par le pape François. Mais l’erreur est de penser les clivages du conclave sur une ligne progressistes contre conservateurs. François, traité de wokiste et honni des conservateurs, est toujours resté conservateur lui-même sur la question des valeurs : défense de la famille traditionnelle, complémentarité entre hommes et femmes, condamnation absolue de l’avortement. Les prises de position du pape se sont déroulées sur une autre grille : non pas libéralisme contre conservatisme, mais charité contre normativité (le cœur plus que la loi) d’une part, et universalisme contre identitarisme d’autre part. Sa vision du monde opposait les espaces d’une foi vivante et populaire au désert spirituel des christianismes résiduels et identitaires (comme l’Europe). Son tiers-mondisme était moins géostratégique que spirituel. Il allait là où se trouve le centre de gravité démographique d’une Église vivante. Son apologie récente de la religion populaire est importante : il jouait le troupeau contre les mauvais bergers (car de toute façon il n’y a qu’un seul chef de troupeau, lui-même). L’évêque d’Ajaccio, un des derniers à obtenir la pourpre cardinalice, n’est pas un « progressiste » : le choix de François fut plutôt de promouvoir des pasteurs qui ont « l’odeur des brebis » (« l’odoredelle pecore », dans son homélie au clergé de Rome, le 28 mars 2013).
C’est autour de ces clivages que se fera l’élection de son successeur : elle opposera largement les « pasteurs » aux « apparatchiks », mais il faut se garder d’y voir une opposition droite-gauche, voire Nord-Sud même si bien sûr les cardinaux du Sud peuvent se targuer d’un troupeau plus enthousiaste et démonstratif.
[…]
Laisser un commentaire