Vie et destin de Jésus de Nazareth

Par

Daniel Marguerat

Éd. du Seuil

430 pages – 12,50 €

Recension Gilles Castelnau

L’éminent bibliste qu’est Daniel Marguerat, professeur honoraire de l’Université de Lausanne nous fournit ici, dans une édition de poche bon marché, une énorme quantité de données concernant le Jésus historique qu’une année entière de lecture ne suffirait pas à épuiser !

Dans un style clair et parfaitement compréhensible et bien loin du vocabulaire aride des ouvrages professoraux, Daniel Marguerat nous fait partager les immenses connaissances qu’il a glanées durant son long ministère d’enseignement.

Citons au passage les étranges traditions concernant Panthera le père adultère supposé de Jésus, les récits historiques de Jean Baptistes, la réalité des miracles de Jésus, l’historicité de son jugement et de son exécution.

Mentionnons aussi les évangiles apocryphes fleurissant dans les premiers siècles et nous rapportant des événements tous plus incroyables les uns que les autres.

Sa connaissance des textes talmudiques juifs et ceux de l’islam nous révèlent aussi des visages largement méconnus du Christ.

Il n’est pas, dans ce gros livre, de passage que le lecteur se permettrait d’ignorer, dans la mesure où tous nous ouvrent des fenêtres sur des horizons nouveaux, que les recherches scientifiques découvrent et que Daniel Marguerat trouve, à juste titre, extrêmement intéressantes. Le fait que ce livre, d’abord publié en 2019, ait constamment été réédité depuis en est bien la preuve.

En voici quelques passages.

Première partie
Les commencements

Chapître 1 : Que sait-on de Jésus ?

La Source cachée des paroles de Jésus 

C’est en 1863 que l’exégète allemand Heinrich Julius Holtzmann a suspecté l’existence d’une source très ancienne : de paroles de Jésus, qui fut dénommée « Source Q » (de l’allemand Quelle, source). Son hypothèse émanait d’une observation : le nombre important de versets communs aux évangiles de Matthieu et de Luc, mais absents de Marc, et Jean. Ces versets consistent en des paroles de Jésus qui s’étendent de la prédication du Baptiseur (Lc 3) au seuil de la Passion (Lc 22). Ils composent l’essentiel du Sermon sur la montagne (Mt 5-7) ou son équivalent chez Luc, le Sermon dans la plaine (Le 6,20-49). Un seul récit de miracle y figure, la guérison du serviteur du centurion de Capharnaüm (Mt 8,5-13 ; Lc 7,1-10). Aucune trace du récit de la Passion n’y est identifiable. 

 […]

Gerd Theissen et Christopher Tuckett ont montré que se reflétait dans la Source la situation de petites communautés chrétiennes de Syro-Palestine des années 40-50, animées par des missionnaires itinérants qui les encourageaient à se conformer à ce qu’avait vécu le groupe des premiers disciples. Ces missionnaires, plus intéressés au style de vie qu’à la biographie du Maître, furent les porteurs de la Source. 

[…]

On mesure l’importance capitale de cette Source, premier dépôt perceptible de l’image de Jésus. On lui doit le récit des tentations de Jésus, les Béatitudes, le Notre Père, les malédictions contre les pharisiens, la parabole des talents, ou des formulations cinglantes telles que « Celui qui vous accueille m’accueille » (Lc 10,16 ; Mt 20,40) ou « Suis-moi et laisse les morts enterrer leurs morts » (Lc 9,60 ; Mt 8,22). Mais la prudence s’impose. D’une part, nous ignorons l’étendue effective de la Source : elle pourrait avoir comporté des passages que ni Matthieu ni Luc n’ont repris. D’autre part, plus ancien ne veut pas forcément dire plus authentique ; l’image de Jésus qui s’y profile est déjà une figure interprétée. Pour autant, la Source nous révèle un « autre » Jésus : exigeant, vindicatif, tranchant, sans compromis, qui nous change du portrait des évangiles. On devine déjà que Matthieu et Luc, combinant plusieurs traditions, ont voulu amender le portrait rugueux que livrait la Source. Remonter derrière leurs textes nous révèlera des surprises.

Chapître 2 : Un enfant sans père ?

Un enfant illégitime ?

Origène cite les propos de Celse, un philosophe païen, dont le Discours vrai (écrit vers 178) a disparu. Celse dit avoir appris d’un juif l’histoire de la naissance illégitime de Jésus : Marie aurait été chassée par son mari charpentier parce qu’elle avait commis l’adultère avec un soldat romain appelé Panthera (Contre Celse, 1, 32). Vingt ans plus tard, Tertullien, un Père de l’Église africain, rapporte la rumeur juive traitant Jésus de quaestuariae filius, « fils de prostituée » (Des spectacles, 30, 6). 

La thèse de l’enfant illégitime est largement répercutée dans les Toledot Yeshu : Marie aurait été violée par Ben Panthera, ou alors elle aurait eu une relation cachée avec lui. Au fil des versions, le nom de l’amant/violeur de Marie varie : Panthera ou Pendera, Panther, Pandera, Pantiri… 


[…]

Une lecture attentive montre que les doutes sur la naissance de Jésus sont perceptibles au sein même du Nouveau Testament. Ils émergent lors d’un échange tendu entre les juifs et Jésus, dans l’évangile de Jean, où ceux-ci lui lancent : « Nous ne sommes pas, nous, nés de la prostitution ! » (8,41). Dans le même évangile, Jésus est interrogé : « Ton père, où est-il ? » (8,19).

Deuxième partie
La vie du Nazaréen

Chapître 4 : Le guérisseur

Jésus, guérisseur charismatique

La présence de guérisseurs et de faiseurs de miracles est attestée au Ier siècle, tant par les écrits juifs que par les historiens gréco-romains. On les connaît par leur nom : Honi le traceur de cercles, Hanan ha-Nehba, Hanina ben Dosa, Eleazar, du côté juif ; du côté grec, Apollonios de Tyanne, l’empereur Vespasien ou les utilisateurs anonymes des formules incantatoires répertoriées dans les papyri grecs magiques. D’ailleurs, la présence d’exorcistes juifs concurrents est attestée par le Nouveau Testament lui-même (Mc 9,38 ; Mt 12,27 ; Ac 19,13). De son temps, l’homme de Nazareth ne fut ni le premier ni le seul en Palestine à faire des miracles.

Troisième partie
Jésus après Jésus

Chapître 10 : Ressuscité !

Paranormalité

Tout d’abord, oui, l’événement de la résurrection de Jésus échappe au champ d’analyse de l’historien. Pourrait-il en être autrement, puisque cet événement investit un espace qui se dérobe par définition à la connaissance humaine, à savoir l’après-mort ? Par définition, le savoir humain bute sur la limite de la mort et ne dispose d’aucun moyen, d’aucune stratégie pour outrepasser la frontière du trépas. Ce qui touche l’après-mort relève de la croyance, uniquement de la croyance. Quand les femmes au tombeau prétendent avoir vu le Crucifié vivant, elles ne communiquent pas un savoir, mais un témoignage, une conviction d’ordre expérientiel.

Mais – et c’est là qu’il faut répudier les explications simples – tout n’échappe pas à la prise de l’historien. Son enquête enregistre en effet deux faits : 
1) la dispersion et la fuite des disciples à la mort du maître ; 
2) la recomposition relativement rapide à Jérusalem du cercle des onze disciples et de quelques adhérents, attestée par les Actes des apôtres (Ac 1). 

Enregistrant ces deux faits, l’historien est assigné à les relier. Comment expliquer un revirement aussi subit qu’inattendu ? Trois solutions se présentent. La théorie psychologique parle d’un mécanisme d’autopersuasion ; on a vu que les textes résistent à cette explication.

La théorie de la falsification (vol du cadavre ou supercherie intentionnelle) est mentionnée par les textes, mais demeure gratuite. Les évangiles proposent une troisième voie : l’expérience visionnaire, par laquelle la transcendance fait irruption dans l’histoire. Cette théorie est objectivement invérifiable, tout autant que les deux premières.

C’est ici que les esprits se séparent. Les croyants optent pour cette dernière. Ils diront alors, avec ces mots prêtés à !’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz à propos de la Genèse : « Ce n’est pas une explication, mais c’est la seule. »

Chapître 11 : Jésus apocryphe

Entre le IIe et le VIe siècle, la trajectoire de Jésus ressemble à un feu d’artifice, projetant des images aux formes et aux couleurs infiniment variées. Ces constructions de la figure de Jésus demeurent peu connues, car elles émanent d’écrits longtemps cachés, longtemps délaissés, et dont l’accès, pour certains, n’existe en traduction française que depuis quelques décennies : les apocryphes.

[…]


Entre Vendredi saint et Pâques              

L’apocryphe le plus célèbre relatif à Pilate est l’Évangile de Nicodème, dit aussi Actes de Pilate. Cet écrit difficile à dater (IVe siècle ?) connut, à l’égal du Protévangile de Jacques, une immense notoriété, alimentant des pièces de théâtre, inspirant Dante dans sa Divine comédie ; durant le Moyen Âge, on le lit comme un cinquième évangile avant sa condamnation au XVIe siècle, qui le fit sombrer dans l’oubli. Nous en possédons plus de cinq cents manuscrits et de multiples versions. 

[…]

Le passage le plus fameux figure aux chapitres 17-27 avec la descente du Christ aux enfers. L’enfer est conçu ici comme la résidence souterraine des âmes et le lieu du châtiment des âmes mauvaises. Le Ressuscité y fait une entrée triomphale.

[…]

Le Christ foule alors la mort aux pieds ; il se saisit de Satan et le livre aux enfers jusqu’à sa parousie. Puis il relève Adam, le bénit et entraîne en cortège tous les prophètes et tous les saints jusqu’au paradis. Le dernier arrivé est celui qu’on appelle le bon larron, le malfaiteur crucifié avec Jésus, à qui celui-ci avait promis : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23,43). Derrière cette narration haute en couleur, on discerne la volonté de traduire narrativement une vérité théologique : Jésus, par sa mort, accorde la rédemption à l’humanité entière et efface le péché lié à Adam (Rm 5,12-21). Cette illustration du pouvoir de Jésus de sauver même les défunts de leurs péchés explique le succès de cet apocryphe jusqu’à la fin du Moyen Âge. 

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