Se souvenir d’Auschwitz 

Antoine Nouis

Directeur de l’hebdomadaire protestant Réforme

MÉMOIRE Quatre-vingts ans après la libération du camp d’Auschwitz, il est plusque jamais nécessaire de se souvenir des crimes que le régime de terreur nazi a commis et cherché à cacher. Se souvenir du passé, pour n’être pas « condamnés à le revivre »

Nous faisons mémoire cette semaine du quatre-vingtième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. En 1995, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération des camps, la chaîne de télévision Arte avait proposé un dialogue entre Jorge Semprun, interné à Buchenwald pour cause de résistance, et Élie Wiesel, déporté à Auschwitz parce que juif. Les deux écrivains avaient dialogué sur le sens de la mémoire et du témoignage. Ils en étaient venus à imaginer le jour où ne resterait plus que le dernier témoin vivant. On lui demanderait de raconter encore une fois, on lui poserait toutes les questions qui n’ont pas encore été posées, mais lui garderait le silence… et mourrait.
Élie Wiesel confessait : « Je n’aimerais pas être le dernier survivant. » Jorge Semprun approuvait : « Moi non plus. » L’un comme l’autre ne sont plus, les survivants sont de moins en moins nombreux et le jour de la disparition du dernier d’entre eux approche. Il ne restera bientôt que la mémoire de leur témoignage.
Il y a des histoires qu’on ne peut raconter, des mémoires trop lourdes à porter. Personne n’aura jamais assez d’imagination pour réaliser ce qu’il s’est passé. Et pourtant la mémoire est un devoir pour l’avenir.
Il faut se souvenir parce que les nazis ne voulaient pas que ça se sache. La « solution finale » devait rester un secret. Le rabbin philosophe Emil Fackenheim a écrit que le peuple juif se devait de survivre pour ne pas donner une victoire posthume à Hitler qui voulait l’éliminer. Dans la même veine, la mémoire du génocide des Juifs d’Europe s’impose comme un devoir impérieux parce qu’on voulait nous cacher cette histoire.

Il faut se souvenir parce que dans le ghetto de Varsovie, un historien, Emanuel Ringelblum quand il a compris que les nazis voulaient cacher leurs méfaits, a entrepris une vaste opération de témoignage. Il s’est entouré d’écrivains, de rabbins, de scientifiques et de médecins pour raconter le ghetto et analyser le plan d’extermination. Il a rassemblé environ vingt-cinq mille pages de témoignages qu’il a enterrées dans des boîtes métalliques et des bidons de lait dont la plupart ont été retrouvés dans les décombres de la ville. En se souvenant, on honore son action de résistance.

Lutter contre la banalisation
Se souvenir parce que certains veulent qu’on oublie, qu’on n’en parle plus, qu’on banalise, qu’on arrête de nous embêter avec ces histoires du passé. Je regarde ceux qui tiennent ce discours… Ce ne sont pas mes amis. Je leur réponds en faisant mémoire.

Se souvenir parce que le commandement de mémoire est celui qui apparaît le plus souvent dans le Premier Testament : « Tu te souviendras… Tu diras à tes enfants… Tu ne seras pas oublieux. » Comme les souvenirs sont fragiles, la Bible parle de pierres dressées, de cailloux à emporter, de généalogies et de liturgies pour conserver vivante la mémoire.
Se souvenir parce que la Bible commande «  Tu te souviendras d’Amalec », qui est le symbole de la méchanceté gratuite. Comme si, dans nos souvenirs, nous devions faire une place particulière à la mémoire du mal. Garder les yeux ouverts, rester lucide, s’interdire les illusions pour demeurer vigilants devant le pire.

Se souvenir parce que nous n’avons pas le droit de ne pas entendre les leçons de l’histoire et comment de bons protestants se sont laissés séduire par l’idéologie nazie.
Se souvenir pour comprendre que les Commandements qui disent « Tu ne tueras pas » et « Tu respecteras ton prochain » sont des impératifs qui ne supportent aucune exception.
Se souvenir parce que saint Augustin disait que le diable est un chien méchant qui aboie très fort, mais qui est attaché à une chaîne, et qui ne mord que ceux qui se jettent dans sa gueule. L’impératif que nous impose la mémoire est de veiller à ce qu’il reste solidement attaché. 

Arracher à l’oubli
Se souvenir parce qu’on a besoin de comprendre comment Rudolf Hoess, le commandant d’Auschwitz, a pu dire : « Je n’ai jamais maltraité un détenu ; je n’en ai jamais tué un seul de mes propres mains. »
Se souvenir parce que des millions d’hommes et de femmes sont morts sans sépulture. La plupart du temps on ignore la date de leur disparition et beaucoup n’ont plus personne pour se souvenir d’eux, ils ne sont plus que des noms écrits quelque part dans un registre ou sur un mur. En faisant mémoire, on les arrache à l’oubli pour rendre hommage à ce qu’ils ont été.
Se souvenir parce que le rabbin Irving Greenberg a écrit : « S’il y a un impératif surgi de l’enfer d’Auschwitz, c’est : plus jamais ça ! » Comment peut-on respecter cet impératif si on ne souvient pas de ce que fut « ça » ?
Se souvenir parce que le philosophe George Santayana a écrit : « Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre. »
Se souvenir parce que Bernard-Henri Lévy a écrit : « Savez-vous comment on fait pour tuer un homme deux fois ? On oublie simplement qu’une fois déjà on l’a tué. »
Se souvenir parce que Primo Levi raconte qu’il faisait régulièrement le même cauchemar à Auschwitz. Il était rentré chez lui, il racontait ce qu’il avait vécu et personne ne l’écoutait. 

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