Faut-il croire en Jésus ou croire Jésus ? Faut-il adhérer au Christ de la foi proclamé dans le kérygme, ou chercher derrière lui le visage réel de cet homme de Galilée, dont la vie, les paroles et les gestes sont enracinés dans l’histoire ? La théologie protestante moderne n’a cessé de revenir à cette question. Et si Rudolf Bultmann (1884-1976), figure tutélaire du XXe siècle, a répondu par une mise à distance radicale du Jésus historique, ses propres disciples, Ernst Käsemann (1906-1998) et Gerhard Ebeling (1912-2001), ont fini par réhabiliter la dimension historique de Jésus comme essentielle à la foi chrétienne.
Bultmann avait fait un choix radical : pour parler du Christ aujourd’hui, inutile de savoir ce qu’a vraiment fait ou dit Jésus. Ce qui sauve, affirmait-il, c’est la parole proclamée, le kérygme – croire que le crucifié est ressuscité -, par laquelle Dieu appelle l’homme moderne à une existence authentique. La quête historique de Jésus serait vaine, impossible, et même théologiquement dangereuse, car elle ramène la foi, selon Bultmann, à une forme de vérification empirique ou d’idolâtrie du passé. Cette position a dominé toute une génération.
Mais l’après-guerre, et surtout les tragédies du XXe siècle, ont imposé un retour critique à l’histoire. Pour Käsemann, cette dissociation entre le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire est non seulement intenable, mais dangereuse. Couper le kérygme de l’histoire, c’est livrer le Christ aux idéologies religieuses qui peuvent le modeler à leur image. Le Christ sans histoire devient un Christ manipulable. Il faut, au contraire, retrouver le prophète eschatologique, le juif subversif, celui dont la vie a déclenché le scandale et la croix. L’histoire de Jésus, avec sa radicalité éthique, sa proximité des exclus, son rapport singulier à la Loi et au pouvoir, est le seul correctif critique à l’usage dogmatique de la foi.
Gerhard Ebeling, quant à lui, refuse également de sacrifier le Jésus historique. Mais au lieu de réintroduire la critique historique frontale comme Käsemann, il préfère l’herméneutique, c’est-à-dire une lecture croyante des Évangiles où le Jésus de l’histoire est entendu comme parole vivante. Ce n’est pas le fait brut qui sauve, mais l’histoire comprise, interprétée, transmise. Le kérygme, s’il est coupé de l’histoire de Jésus, devient un discours flottant, sans chair ni visage. À rebours de toute abstraction, Ebeling souligne que la foi chrétienne n’est pas foi en une idée, mais en un homme réel, dans lequel la parole de Dieu s’est incarnée.
Ainsi, Käsemann et Ebeling, bien que par des voies différentes, affirment une même conviction : le Jésus de l’histoire n’est pas un supplément érudit au kérygme. Il en est la condition de vérité. Sans lui, la foi court le risque du mythe, du fantasme ou du pouvoir. Avec lui, elle retrouve le souvenir dangereux de l’Évangile : une parole située, datée, prononcée par un homme vulnérable, engagé, traversé par la promesse.
Ce retour à l’histoire ne relève pas d’une nostalgie positiviste. Il est, chez ces deux théologiens, un geste spirituel et politique. C’est par fidélité à la vérité, par vigilance contre l’instrumentalisation religieuse, et par souci d’une foi incarnée, qu’ils redonnent à Jésus son poids d’humanité. Il n’y a pas de Christ crédible sans ce corps, ce regard, cette vie qui nous précède. Redécouvrir Jésus dans son épaisseur historique, c’est aussi laisser à nouveau Dieu nous surprendre dans l’histoire humaine.
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