Ma « christologie »

Par

Michel Leconte

Ce qui m’attache à Jésus, ce juif de Galilée, n’est pas un sentiment de piété ou d’adoration, mais son côté subversif, révolutionnaire et profondément humain à la fois. Aussi, ne prendrai-je pas en compte les élaborations doctrinales ultérieures des conciles de Nicée-Constantinople et Chalcédoine. Ce sont des hommes qui, pour le meilleur et pour le pire, lui ont attribué, après Pâques, tous ses hauts titres : messie, Seigneur, Fils de Dieu et enfin Dieu comme deuxième personne de la Trinité en faisant disparaître progressivement sa véritable humanité. C’est l’homme et son Dieu qui m’intéressent ici en lui rendant sa stature humaine. Il semble bien que Jésus se soit désigné lui-même avec le terme « Fils de l’homme ». Le titre de prophète me semble bien lui convenir.

Pour ce qui est de sa naissance, on soupçonne, ou on sait que Joseph n’était pas son père naturel. Disons-le sans ambages : il était probablement un « enfant naturel ». Sa prédication s’est déroulée autour de Capharnaüm dans une existence itinérante, autour de la rive nord-ouest du lac de Tibériade ; il est, sans doute, monté plusieurs fois à Jérusalem pour les fêtes juives. D’abord disciple du Baptiste, il n’est pas impensable que le propre ministère de Jésus repose sur une vision où il vit « Satan tomber du ciel comme l’éclair » (Lc 10, 18) qui est peut-être une ipsissima verba de Jésus. Les récits de la tentation de Jésus, qui décrivent une rencontre entre lui et Satan, se rattachent à cette vision. C’est Satan qu’il combat dans ses exorcismes. Contrairement au Baptiste, Jésus n’est pas un ascète, il est rejeté, on l’accuse d’être « un glouton et un ivrogne », un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs (Lc 7, 34) ; les banquets publics offerts par Jésus étaient considérés comme des festins indécents. 

Son Dieu appelle les hommes à un style de vie contre-culturel de pardon dans un monde qui exige œil pour œil – et pire encore. Jésus fut un homme radical. Il est vrai que son programme concernait celui du Règne de Dieu — un Règne non violent de paix et de justice — quand il adviendrait sur la terre. Sa prédication a un caractère d’urgence, de provocation et il s’exprime avec autorité (Mc 1, 21-28).

Jésus est radical quand il dit que même regarder une femme avec convoitise est une forme d’adultère. De même sur la question du pur et de l’impur — préoccupation importante dans le judaïsme — Jésus déclare que rien de ce qui pénètre dans le corps ne peut rendre impur, mais ce qui en sort (Mt 20, 10-20). L’impureté réelle provient de la bouche quand elle exprime des pensées perverses. Les propos médisants, les jugements hâtifs, les calomnies, bref, toutes ces dépravations souillent une personne, salissent et blessent autrui, puis représentent une offense à Dieu parce que l’auteur de ces crimes entretient à l’intérieur de lui-même une rupture multiforme avec la loi d’amour que Dieu a mise en lui (Mt 22, 36-40). L’attention à l’égard du prochain est pour Jésus plus important que les observations rituelles : le sabbat est fait pour l’homme et non l’inverse. Avec Jésus, ce n’est plus l’impureté qui est contagieuse et se propage : c’est la sainteté d’où son comportement envers les pécheurs considérés comme impurs : le contact avec Jésus les transforme et les guérit.

Jésus est vraiment radical quand il demande à l’homme riche de tout abandonner pour le suivre. Est-ce possible ? Les disciples en sont eux-mêmes déconcertés (Mc 10, 24). Son degré d’exigence a l’égard de ses disciples atteint vraiment un sommet quand il dit que pour le suivre, il faut même renoncer à enterrer son père : « laissez les morts enterrer les morts », un propos certainement authentique (Mt 8, 22). Il n’est pas étonnant que son ministère ait non seulement surpris, mais aussi irrité ses contemporains. Jésus attend de ses disciples une adhésion totale à son message et qu’ils donnent l’exemple en vivant dans l’esprit du Royaume. L’exigence de Jésus est comparable à un glaive qui sépare, car il faut prendre partie pour ou contre lui (Mt 10, 34-36). Il s’agit de choisir la justice contre l’injustice.

Jésus est profondément subversif quand il dit que les rois, les puissants et les propriétaires terriens avec pouvoir, argent et prestige ne sont pas les plus grands, mais que

« Celui qui est le plus petit parmi vous tous, celui-là est le plus grand. » —  Lc 9, 48.

Jésus se place du point de vue des pauvres. « On ne peut servir Dieu et l’argent. » Ou encore : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », comme promesse d’égalité, de justice et d’amour. Aujourd’hui, notre monde vénère les athlètes, les artistes et autres grands de ce monde, dont la fierté, d’eux-mêmes transparaît dans chaque phrase qu’ils prononcent.

Considérez ce que Jésus dit :

« Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus ». — Mt 6, 33.

Les paroles de Jésus vont à l’encontre de la pensée populaire. Nous trouvons qu’elles sont la déclaration la plus révolutionnaire que l’oreille humaine ait jamais entendue. Pourquoi ? Parce qu’elles défient le statu quo :

« Mais je dois vivre, je dois gagner beaucoup d’argent, je dois être habillé, je dois être nourri ». La plus grande préoccupation de notre vie n’est pas le royaume de Dieu, mais la façon dont nous devons nous préparer à vivre. Jésus inverse l’ordre : « établissez d’abord une bonne relation avec Dieu, maintenez-le comme le grand souci de votre vie, et ne placez jamais votre souci sur d’autres choses. » 

Cela signifie lutter contre la banalité d’une vie matérielle. Cela signifie vivre non pas avec la redondance du suivisme, mais avec une foi aventureuse. Cela signifie renoncer à une mentalité de prudence dans une « joie insouciante », l’idée de suivre notre cœur là où Dieu nous conduit, malgré le rythme de la culture qui nous entoure. En bref, cela signifie une vie révolutionnaire.

Jésus était un véritable révolutionnaire. Il a accordé une attention aux femmes là où elle n’existait pas dans la culture de ce temps. Il échange avec la Samaritaine au bord du puits — en ce temps-là, cela était proscrit — d’ailleurs, de nombreuses femmes le suivaient parmi ses disciples. Ses opinions sont étranges et dérangent ceux qui détiennent le pouvoir… À cette époque de l’histoire, les femmes étaient considérées par les hommes comme des biens. Le divorce était une procédure sans faute pour le mari uniquement. Les femmes se retrouvaient ainsi sans moyens de subsistance. Les enfants étaient tenus comme quantité négligeable, Jésus les prenait comme modèles.

En outre, ce qui a fait de Jésus un révolutionnaire, c’est son rejet absolu de la justice du monde, de la punition de l’ennemi. Il a rejeté la religiosité fondée sur des règles et a défendu, au contraire, l’idée que tout le monde est rachetable, et cela, sans contrition ni sacrifice préalable. Il n’entrait pas dans les palais royaux, mais fréquentait la racaille, les vauriens, les misérables.

Mais ce qui a réellement rendu Jésus radical, c’est la même chose qui a rendu radical l’évêque de Digne dans « Les misérables » de Victor Hugo. Il était différent des autres et des religieux par sa miséricorde et sa compassion. « La déclaration la plus radicale que Jésus ait jamais faite est peut-être : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux ». C’est là qu’il m’apparaît comme le visage humain de Dieu. Peu à peu, là où il passait, des hommes et des femmes se rassemblaient ; dans toute la Palestine, il constatait la détresse immense du peuple laborieux écrasé doublement par les taxes, celles que l’on devait payer pour l’entretien des cohanim, des sacrificateurs, des légistes, des spécialistes de la loi, des lévites, toutes catégories qui n’avaient pas le droit de se souiller les mains en travaillant, et celles que l’on devait payer à l’occupant romain.

C’est un « anticlérical », porteur d’un message de fraternité, d’amour, de justice. Jésus se montre hostile au Temple et son institution sacerdotale, il s’agissait pour lui de libérer le peuple d’une structure oppressante. C’est cela l’arrivée prochaine du règne de Dieu. Mais c’est aussi la remise en cause de la loi de Moïse dans ce qu’elle institue un pouvoir sacerdotal dominant/dominé, en fait une loi écrite par la caste des prêtres. Toutefois la loi n’est pas remise en cause, il importe de bien la comprendre. Ce Règne de Dieu (règne plutôt que royaume), n’est pas « aux cieux ». C’est une organisation sociale où il n’y aurait pas de dominant, une économie sous le signe de la bienveillance, de la solidarité, et du partage. Le Règne de Dieu ne renvoie pas à l’au-delà ni à l’instauration du Royaume à la fin des temps, mais au présent. Le « Règne » de Dieu définit un art de vivre en société, une organisation des rapports humains sans domination ni des hommes entre eux ni de Dieu sur les hommes. Ce Royaume est comparé à un festin ouvert à tous, c’est un temps de joie où se manifeste la sollicitude de Dieu envers les hommes, Jésus fête avec eux le Règne qui commence. Les pauvres, les éplorés, ceux qui ont faim peuvent des à présent être déclaré bienheureux car le Règne de Dieu va changer leur vie de misère. C’est pourquoi le Règne modifie dans le présent la vie des hommes qui s’y engage. Son éthique est basée sur la miséricorde à l’égard de ceux qui sont dans la détresse, la recherche des hommes perdus. Il est urgent de rejoindre ce Royaume.

Pour Jésus, aimer le prochain, cela se fait en s’approchant de lui ; cette approche va à l’encontre d’un premier mouvement, spontané, d’éloignement par méfiance et dégoût ; elle inverse la direction que l’on donnerait à sa trajectoire spontanée, elle se fait accueil de l’autre, ce qui permet ensuite de prendre celui ou celle dont on s’est approché sous sa protection et d’en prendre soin. Le samaritain “n’aime pas” à proprement parler son prochain ; il a fait devenir cet étranger « à moitié mort » quelqu’un de proche ; son action fait d’un être humain en général, de quelque groupe d’appartenance qu’il soit, un prochain. Le prêtre et le lévite, des hommes de religion, eux, s’écartent « à bonne distance » de l’homme blessé par crainte de se rendre impur en l’approchant (Lc 10, 29-37). L’amour du prochain va jusqu’à l’amour de l’ennemi, il s’agit de renoncer à se venger, à exercer des représailles.

Il est vraisemblable qu’à l’occasion de sa venue à Jérusalem pour une fête juive des conflits aient surgi et se soient envenimé, conduisant à son arrestation. Les hautes prétentions de Jésus ont dû provoquer la colère des grands prêtres. Dénoncé par les autorités religieuses, il est livré à l’occupant romain comme fauteur de troubles. Rome était déjà intervenue plusieurs fois contre des personnes prêtes à entraîner le peuple juif dans la rébellion. Même si cela ne correspondait pas aux véritables intentions de Jésus, son activité pouvait être comprise ainsi par le peuple et perçue en conséquence par les Romains. L’incident du Temple, lorsqu’il chasse les changeurs, fut certainement moins spectaculaire que ce qu’en disent les évangiles. C’est plus tard qu’elle fut montée en épingle par les cercles hostiles au Temple. L’action de Jésus ne visait pas à purifier le Temple, mais à mettre en question l’institution en soi : la fonction du sanctuaire est dépassée par l’immédiateté de Dieu. Il est cependant probable que les paroles et les actes dirigées contre le Temple aient pu fournir un motif concret à l’arrestation de Jésus.

 Jésus est condamné à mort et crucifié, sur une fausse accusation de blasphème, et une tractation avec Pilate, bien loin du prétendu sacrifice volontaire pour la rédemption du monde. Pour Jésus, l’être humain n’est pas en dette envers Dieu. Dieu n’est pas « un-Père-dont-je-serais-séparé-et-avec-qui-je-devrais-être-réconcilié ». Pour Jésus, sa mort signifiait qu’il avait accompli son œuvre au service de l’instauration du Règne de Dieu et que ses disciples devaient désormais prendre la relève en attendant son retour pour son accomplissement définitif.

Jésus a laissé à ses disciples un enseignement, mais aussi une présence exceptionnellement forte qu’ils ont appelée « réveil » ou « relèvement ». Cela montre que le ministère de Jésus à laissé chez ses adeptes des traces leur interdisant de considérer que sa mort y mettait un terme, voir signait son échec. Loin d’ébranler les convictions des disciples, la mort de Jésus s’est avérée une « impulsion créative ». Jésus, le Seigneur, est devenu pour eux celui qui est assis à la droite de Dieu.

Comment à partir de là se construit la dualité de l’Église entre le message évangélique et sa puissance temporelle et spirituelle ? Le message de Jésus n’est pas celui de l’Église triomphante, accumulant les richesses, qui va exercer son pouvoir sur les corps – et on sait comment à certaines périodes –, sur les âmes et pour partie sur les rois et les princes. L’Église a instrumentalisé Jésus pour en faire celui qui nous délivre du péché originel et de la mort qui nous fait si peur. Jésus, lui, n’a pas eu peur de mourir. Personnellement, je n’accorde aucune signification transcendante à la mort de Jésus. Jésus est mort victime de ceux qui veulent défendre l’ordre social, politique, religieux établi. Ses propos subversifs ont fortement déplu aux castes dirigeantes qui ont décidé de l’éliminer. Jésus est mort pour ses idées qu’il a défendues jusqu’au bout. La doctrine de sa mort sacrificielle et rédemptrice pour nos péchés lui vole son message et sa mort, lui qui, par exemple, s’est invité chez Zachée, ce voleur collaborateur des Romains et a délivré la femme adultère de ses accusateurs, il affirme même : « Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume des cieux » (Mt 21, 31). Jésus va jusqu’à se laisser baiser les pieds par une pécheresse. Les trois paraboles en Luc 15, 1-32 confirment cela. Pour Jésus, Dieu n’est pas une récompense à la vertu, c’est au contraire le pécheur repenti qui est une récompense pour Dieu (J. Pohier).

Sa parole et ses actes ont eu une portée universelle. C’est son esprit qui m’inspire quand je consens à l’accueillir.

Où est Jésus, pour les chrétiens, aujourd’hui ? Sans doute dans certains propos inspirés par son esprit sur les migrants, les pauvres, l’abus des richesses, dans la lutte contre l’oppression et l’exploitation des êtres humains. Jésus est présent dans la libération des aliénés de toute nature. J’ai le sentiment qu’il a du mal à se refléter dans les méandres du Vatican ou chez nombre de catholiques ralliés aux politiques de la droite extrême et troublés en même temps par leur propre Église… 

Je serai toujours pour vous, aurait dit Jésus, « un signe de contradiction» (Lc 2, 34-35).

Une réponse à “Ma « christologie »”

  1. Jacques Clavier

    Hébreux 9,26
    « Dans son désir de montrer que l’Alliance offerte par Dieu à son peuple est définitivement accomplie par le Christ Jésus, l’auteur de la lettre s’enferme dans une vision sacrificielle de la mort de Jésus, comme si la mort sur la Croix était un nouveau et définitif kippour (acte sacrificiel offert à Dieu pour le rendre favorable). Une vision qui convenait à ses auditeurs qui venaient du judaïsme. Mais il faut équilibrer ses affirmations par ce qu’il dira lui-même plus loin : la foi, qui accompagne et ajuste à Dieu ceux qu’ils l’implorent est d’abord la fidélité sans faille de Dieu à son alliance et à sa volonté de bénédiction. Plus encore que la purification des péchés, Jésus, en livrant sa vie à ses ennemis, révèle un Dieu qui se donne jusqu’au bout et pardonne dans son amour aux plus éloignés et aux plus indignes. » (Roselyne Dupont-Roc, bibliste)

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