Les larmes du Christ

pasteur G. Vidal

2 novembre 1941

Passages d’un sermon prononcé en pleine occupation allemande au temple de l’Oratoire de Paris.

Jésus pleura.

Jean XI, 35

Quand il fut près de la ville, en la voyant, Jésus pleura sur elle.

Luc, XIX, 41.

Un jour, Anna Magdelena Bach entra dans la chambre où travaillait son mari, dans le moment même où il composait le pathétique « Ah ! Golgotha » de la Passion selon saint Matthieu, et, sur le seuil, la visiteuse s’arrêta bouleversée. « Quel saisissement », écrivait-elle plus tard, « lorsque j’aperçus son visage, à l’ordinaire si coloré et calme, de la couleur des cendres et tout ruisselant de larmes. Il ne me vit heureusement pas, je me glissai tout doucement dehors, m’assis devant sa porte et pleurai. Il n’a jamais su que je l’avais vu dans la douleur de la création, et je m’en réjouis encore aujourd’hui, car c’est une minute dont Dieu seul devait être témoin. »

Il est des spectacles qui ne sont pas faits pour des regards humains, et, entre tous, celui des larmes versées par les forts, les vaillants, dans la solitude de la douleur. Mais, quand c’est le Christ lui-même qui pleure, n’est-ce pas un sacrilège d’arrêter sur son visage un regard curieux ? La pudeur, la piété, le respect ne nous invitent-ils pas à passer en baissant les yeux, à refermer silencieusement la porte, entr’ouverte par l’évangéliste sur cette vision, pour ne répondre que par nos larmes aux larmes du Christ ?

[…]

Et Jésus pleura sur la ville ! Mais ici ses larmes prennent un sens nouveau, elles ne sont plus une réponse à la prière des hommes, comme sur le tombeau de Lazare ; elles sont elles-mêmes une prière, un appel. Celui qui est venu s’associer à la souffrance des hommes les invite, ici, à s’associer à sa propre souffrance, qui est aussi souffrance de Dieu. Celui qui est venu pleurer, avec nous, des larmes humaines, nous appelle maintenant à pleurer, avec Lui, des larmes divines. Larmes divines, celles qu’Il verse sur le péché des hommes, sur toute cette boue dissimulée, parfois, sous l’orgueilleux décor des cités opulentes, mais remuée par le piétinement quotidien des fils prodigues et des fils aînés et des troupeaux humains en marche ! Larmes actuelles du Christ versées sur notre humanité coupable et douloureuse, sur notre Jérusalem si étrangement semblable, aujourd’hui, à celle d’autrefois ! Laisserons-nous encore le Christ pleurer tout seul, nous ses disciples, devant l’incompréhension et le mensonge, les reniements et les trahisons, l’oppression écrasante et l’acceptation veule, devant l’opportunisme sadducéen et ce pharisaïsme qui s’abrite dans les églises et se réfugie dans l’éternel quand les exigences de l’actualité lui font peur ?

[…]

Devant la Jérusalem moderne qui menace ruine, sourde aux appels de Celui qui voudrait rassembler ses enfants et incapable de comprendre ce qui est nécessaire à sa paix, ne résistons pas à la muette imploration de l’amour du Christ ! Alors à travers nos larmes, mêlées aux siennes qui les sanctifieront, nous pourrons voir encore resplendir dans nos ténèbres cette immense clarté d’espérance qui, il y a vingt siècles, annonçait aux hommes la naissance d’un monde nouveau.

Car ici, comme sur le tombeau de Lazare, les larmes du Christ nous apportent encore une promesse : la promesse d’une victoire. Jésus pleure sur le monde, mais déjà Il l’a vaincu. Il pleure sur l’incompréhension et l’endurcissement du cœur humain qui font peser sur ce monde une menace de mort ; mais son amour est plus fort que la mort. A travers les larmes, Il nous rappelle le message qui permet de ne jamais désespérer : « Vous avez des tribulations dans le monde, mais prenez courage, j’ai vaincu le monde. » La prophétie se réalisera : « Les ténèbres ne régneront pas toujours sur la terre où il y a maintenant des angoisses. » A travers les larmes du Christ apparaît la vision de la cité sainte : la Jérusalem céleste où il n’y aura « plus de mer » pour séparer les hommes, « plus de nuit » pour les égarer et où « la mort ne sera plus » !

***

Ainsi, devant le monde et devant le tombeau, les larmes de Jésus deviennent les messagères de l’espérance. Mais la promesse de victoire reste conditionnée par notre amour. Le Christ ne s’associe pas à toutes les douleurs. Il faut que nos larmes soient dignes de ses larmes. Si, en ce jour, dans nos cœurs c’est bien l’amour qui pleure et qui saigne devant quelque tombeau, n’en doutons pas, le Christ est avec nous et, à travers les larmes, notre foi peut s’emparer de la merveilleuse promesse : « Je suis la résurrection et la vie. »

Et, devant notre monde misérable et déchu, nos larmes resteront stériles si nous ne pouvons pleurer que de dégoût, de colère, ou même de douleur et de pitié ! Apprenons à pleurer avec Christ ! Efforçons-nous d’élever nos larmes à la hauteur de ses larmes et quand elles monteront de nos cœurs pour jaillir toutes brûlantes d’amour, de cet amour chrétien qui pleure non seulement sur les victimes, mais sur les coupables et sur les ennemis, alors, à travers nos larmes, nous trouverons le secret de la vraie victoire, celle « par laquelle le monde est vaincu » .

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