L’Église catholique et l’avortement

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L’Église catholique condamne toute forme d’interruption de grossesse volontairement provoquée. Il s’agit pour elle d’un acte immoral contre la vie humaine qui doit être respectée depuis le moment de la conception jusqu’à la mort naturelle, considérant que dès la conception, le fœtus est un « être humain déjà ». Le pape Jean-Paul II a réaffirmé cette position en 1995 dans son encyclique Evangelium Vitae. Telle est aujourd’hui la position officielle de l’Église romaine. Autant les protestations catholiques contre la condamnation de la contraception (Humanae vitae) ont été fortes, y compris chez les évêques, autant les débats précédant la promulgation de la loi Veil le 17 janvier 1975 sont aujourd’hui oubliés.

La question fut ouverte dès 1969 par un article paru dans la revue Esprit puis par les membres du Planning familial qui créèrent l’Association pour l’étude de l’avortement (ANEA) dont deux de ses vice-présidents étaient chrétiens : le pasteur et théologien André Dumas, professeur à la faculté de théologie protestante de Paris et un religieux salésien, René Simon. Cette association se met rapidement au travail. Sur vingt personnes, elle comporte sept personnalités chrétiennes : deux pasteurs dont André Dumas, un jésuite (Philippe Julien) et trois dominicains : Jacques Pohier, Bernard Quelquejeu et Albert Plé. Dès la deuxième réunion de la commission éthique, au printemps 1970, Jacques Pohier affirme : « un État laïc ne peut pas imposer à ses sujets une loi religieuse ».

Les articles se multiplient alors dans les journaux et revues catholiques. Un numéro de la revue de théologie Lumière et Vie (numéro 109) entièrement consacré à l’avortement paraît en octobre 1972 comportant, entre autres, les articles de Bernard Quelquejeu (une réflexion philosophique sur la procréation) et de Jacques Pohier (1) intitulé «Réflexions  théologiques sur la position de l’Église catholique ». Jacques Pohier écrit que s’il n’existe pas de critères biologiques suffisants à eux seuls pour décider que tout ovule fertilisé est déjà un être humain et si la foi n’a pas de compétence pour en fournir, alors il revient aux hommes d’en juger à partir de leur connaissance des facteurs indispensables pour que le fœtus puisse devenir un être humain. Pour qu’un embryon soit déclaré humain, il faut, dit-il, qu’il soit accepté et qu’on décide de l’introduire un jour dans la communauté humaine.  « Toute expulsion volontaire d’un fœtus n’est pas forcément l’élimination d’un être humain. » « Dieu ne fait pas vivre l’homme en lui retirant la responsabilité de ce qu’il lui importe le plus […] « Que l’avortement soit par nature et par principe, une faute de l’homme contre Dieu parce que l’homme s’y arrogerait une responsabilité que Dieu ne lui aurait pas confié, c’est ce que la vocation de l’homme comme procréateur oblige à remettre en cause » (Lumière & vie, numéro 109, pp. 73-107).

Le jésuite et psychanalyste Louis Beirnaert, membre de l’École freudienne de Paris, affirme de même par une courte note : « il semble qu’on ne puisse parler du fruit de la conception sans inclure la relation que soutiennent avec lui les hommes, et en premier lieu les parents […]. À aucun moment le fruit de la conception n’est une existence purement biologique […]  Il faut faire droit, dans une théorie cohérente, aux perspectives nouvelles ouvertes par la conscience que, dans certains cas précis, l’interruption de grossesse puisse ne plus être interdite. »

Telle est aussi la position adoptée, le 29 mars 1972, par la Fédération protestante de France. Insistant sur une « morale de la responsabilité » appelée à remplacer la « morale du respect de la nature », la Fédération protestante affirmait que « dans certains cas, il y a plus de courage et d’amour à prendre la responsabilité d’un avortement qu’à laisser venir au monde des vies qui seraient soit menaçantes pour la santé physique et psychique de la mère, soit menacées dans leur propre viabilité future. » Ainsi, pouvait-on être chrétien et accepter l’avortement.

Plus décisif encore, fut la publication, en janvier 1973, d’un article de 28 pages de la revue Études intitulé « Pour une réforme de la législation française relative à l’avortement ». Hors de toute considération religieuse, philosophique et éthique, l’analyse aboutit à la conclusion que « s’il y a impossibilité d’humaniser l’enfant à naître », la décision d’interrompre la grossesse appartient à la fois à la mère ou au couple et à la société. Le texte est signé par quatorze personnalités : trois théologiens (Bruno Ribes, Philippe Roqueplo et René Simon), le pasteur André Dumas, six scientifiques et quatre médecins. Ainsi, trois grandes revues catholiques françaises – Études, le Supplément, Lumière et Vie – s’étaient prononcées en faveur d’une réforme, non seulement de la loi, mais aussi de la doctrine catholique.

Après le dépôt du projet de loi, un groupe parlementaire fut constitué qui, entre le 11 juillet et le 23 novembre 1973, entendit 42 personnalités de toutes compétences et de familles d’esprits, associations et professions diverses. Or, tandis que le cardinal Renard, archevêque de Lyon, défendait le point de vue officiel de l’Église catholique, deux dominicains plaidaient pour le changement de la législation : Jacques Pohier pour l’ANEA et Philippe Roqueplo pour Choisir. Pourtant, ces deux dominicains, ainsi que leur frère Bernard Quelquejeu, avaient fait l’objet d’une procédure canonique et, sur « l’invitation » des autorités romaines, le Maître Général Vincent de Couenongle, était venu à Paris pour les tancer et leur signifier une interdiction d’aborder en public le sujet de l’avortement pendant un an. Les Pères Pohier et Roqueplo transgressèrent donc cette interdiction en plaidant, en novembre 1973, pour le projet de loi devant le groupe parlementaire (1). A la veille du débat à l’Assemblée nationale, le groupe de théologiens mentionné ci-dessus s’est réuni chez Madame Françoise Giroud, secrétaire d’État à la condition féminine, et, à sa demande, rédigea une très courte Note destinée à « libérer » la conscience des députés. Dès le lendemain, elle leur était distribuée à l’Assemblée.

Le 25 novembre 1974, la Congrégation pour la doctrine de la foi – qui avait succédé au Saint-Office – publiait une Déclaration sur l’avortement provoqué : c’était un acte majeur du magistère. Non seulement il y avait « une grave obligation pour les consciences chrétiennes » de s’opposer à l’avortement, mais « le premier droit d’une personne humaine, c’est sa vie »

Le débat sur l’avortement est clos dans l’Église catholique. Avec Jean-Paul II, vint le temps d’un verrouillage doctrinal autoritaire. En février 1987, le cardinal Ratzinger, alors préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, précise que « l’âme spirituelle de tout homme est immédiatement créée par Dieu » ; puis deux encycliques ont ancré le magistère dans l’intransigeance. D’abord, Veritatis splendor (août 1993) qui fondait toute la morale sur les préceptes négatifs qui sont « universellement valables » ; ensuite, dans Evangelium Vitae (mars 1995), le pape affirmait qu’« aucune circonstance, aucune loi du monde, ne pourra jamais rendre licite […] un acte contraire à la loi de Dieu inscrite dans le cœur de tout homme. » Le temps de la recherche théologique, si florissante dans les années soixante, est alors bel et bien terminé. Désormais, les théologiens n’ont plus qu’à se taire ou à s’en aller…

  • Michel Leconte, Jacques Pohier. Un homme et un théologien libre (1926-2007), Paris, Karthala, 2024.

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