Ethique de la sainteté

Par

Jacques Ellul

éd. Olivétan

912 pages – 55 €

Recension Gilles Castelnau

Jacques Ellul (1912-1994) était professeur de droit à l’université de Bordeaux et théologien protestant profond et écouté. Il faisait partie du grand mouvement de réflexion théologique de l’après-guerre dans le rigorisme antilibéral de Karl Barth.

Auteur prolifique, il publiait beaucoup dans les diverses revues – et pas seulement protestantes ! – dans l’hebdomadaire Réforme, multipliait les conférences et l’influence de sa pensée était considérable.

Les éditions Olivétan et Labor et Fides ont réussi le tour de force de publier son œuvre cardinale : après L’énorme tome de l’Éthique de la liberté en 2019, voici l’Éthique de la sainteté non moins gros, avec ses 912 pages d’une écriture serrée. Il n’a pas écrit le troisième tome qui devait être l’Éthique de l’amour.

Le lecteur ne doit pas être impressionné par l’énormité de cette lecture car Ellul écrit de façon claire et détendue. Il s’explique longuement et de façon fort vivante. 

Ses nombreuses références à des textes bibliques sont toujours d’une exégèse très juste et les conclusions qu’il en tire sont toujours étonnantes et stimulantes : ainsi sa lecture du Sermon sur la montagne et la différence qu’il voit entre le Royaume de Dieu présent ici et maintenant et le Royaume des cieux à venir.

Il aborde concrètement et de front quantité de problèmes soulevés par son époque, qui sont toujours d’une grande actualité et qu’il traite d’une manière qui n’a en rien vieilli. Ses polémiques avec Georges Casalis ou Jean Ansaldi toucheront notamment les nombreux pasteurs qui y reconnaîtront les discussions qui ont longuement animé leurs ministères et la vie des paroisses du siècle dernier. Nombreux seront aujourd’hui ceux qui désapprouveront ses critiques radicales de l’homosexualité ou de l’islam car la puissance de sa foi – et de ses affirmations – se prête volontiers au débat.
On pourra lire sur ce site la recension de l’excellent livre de Frédéric Rognon : « Pour comprendre la pensée de Jacques Ellul » – http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-libres-opinions/gl1678.htm

En voici des passages de ce gros livre :

Ouverture

Chapitre II : Dieu seul est saint

Ces guerres nous rappellent aussi que la sainteté ne consiste Jamais en un

retrait hors du monde. Israël, peuple saint, ne se réfugie pas dans des monastères, dans une île déserte ; il plonge dans le monde politique, il plonge dans sa dureté, ses concurrences, ses guerres, ses intérêts. Mais il y est comme un caillou, un silex inécrasable qui fait jaillir le feu. Il y est pierre de contradiction. La sainteté n’est pas repli dans une vie intérieure, dans un perfectionnisme moral, spirituel, esthétique : c’est l’entrée au milieu des hommes, dans toutes les dimensions de l’humanité. Ceci dit, l’éthique de la sainteté implique donc de savoir pour aujourd’hui quel est le combat à mener dans ce monde-ci, quel est l’adversaire, quelle est la radicalité, quelle est la forme du combat de la foi ici et maintenant.

Première partie
L’origine de la sainteté

                                  Chapitre II : Le sacré et la sainteté        

.Sainteté et sacré : bilan

Mais alors il faut faire deux remarques : le sacré n’est pas vaincu facilement,

l’homme a un besoin irrépressible de sacré, et le sacré se réintroduit dans le christianisme. On verra renaître des lieux sacrés (les églises, le tabernacle), des objets sacrés (le calice, l’hostie), des représentations du sacré (les statues des saints, de la Vierge), etc., car indiscutablement tout cela apparaît comme une résurgence du sacré  sans parler des résurgences du sacré païen, car enfin c’est bien dans le monde chrétien que se reproduira le sacré de certaines sources, de certaines forêts, d’arbres aux fées, etc. Légendes, mais acceptées par l’Église et rien de moins que sacrées, pas du tout saintes ! Et c’est pourquoi nous avions pu écrire il y a bien longtemps que la Réforme avait été un effort de désacralisation contre le sacré qui avait envahi à nouveau l’Église catholique. Ceci est, je crois, indiscutable. Tout retour à la vérité de la Révélation produit l’apparition de la sainteté (les saints) et l’exclusion du sacré. On ne peut mieux manifester à quel point les deux sont contradictoires.

Deuxième partie
La sainteté, une dialectique personnelle et collective

                                  Chapitre II : Le sacré et la sainteté        

La sainteté de l’homme existe non pas parce qu’il se serait approché d’un objet ou d’un personnage sacré, et que par exemple, par contact, il aurait reçu une infusion quelconque de ce sacré ; mais la sainteté vient de ce que le Dieu vivant (vivant et non pas objet), lui-même saint, séparé, intervient dans notre vie, et cette intervention est en même temps une interposition. Il s’interpose entre nous et tout le reste. Il nous met ainsi à part de tout le reste.

[…]

C’est une séparation pour un service. Dieu met à part celui qui va porter sur terre ce que lui, Dieu, veut. Rejoignons-nous le sacré traditionnel du prêtre ?  Absolument pas, car il ne s’agit en rien d’un sacré cultuel, quoiqu’il existe aussi.

Mais surtout il faut se rappeler que Jésus mettant à part s disciples ne les charge d’aucune fonction cultuelle. Ils sont des témoins de la vérité et non pas des prêtres religieux ! 

Chapitre V : L’Église

.La sainteté de l’Église par rapport au monde

Si l’Église est séparée du monde, c’est d’abord en vue de l’aimer, aimer et non pas

condamner. Aimer de façon concrète et dans la réalité du monde, et non pas symboliquement ni en paroles. Aimer implique l’apport d’une lumière dans le monde. Et ici a comparaison est importante : si le monde est ténèbres, ce qui chasse les ténèbres, c·est la lumière, et non pas les condamnations, non pas le rejet : à quoi servirait-il dans l’obscurité de prononcer une malédiction contre celle-ci ? Seul l’apport d’une lampe efface le noir. De même, seule l’annonce de l’Évangile peut répondre à l’erreur et au monde. Jamais une exclusion ni un refus. Mais il ne faut jamais oublier que ce qui permet l’amour pour le monde, c’est la séparation d’avec celui-ci. 

Troisième partie
La sainteté, expression du Royaume des cieux

                                          Chapitre I : Introduction

Je ne reviendrai pas sur la première que nous avons déjà examinée. Le royaume

Des cieux est toujours annoncé en parabole, qui est un descriptif caché, le royaume de Dieu,directement et comme prophétie ; car nous avons besoin dans le premier cas voir de quoi il s’agit, alors que nous n’avons pas besoin de savoir pour le second en quoi il consiste.

Deuxièmement, le royaume des cieux est de l’ordre du service, de l’engagement, la responsabilité de chacun, de l’espérance, alors que le royaume de Dieu (à quoi rapporte aussi l’espérance évidemment) est de l’ordre de la promesse, de la bonne nouvelle et de l’accomplissement à venir dépendant de Dieu seul.

Troisièmement, le royaume des cieux est sur la terre, il agit maintenant parmi nous, il est actuel et dans le monde, alors que le royaume de Dieu est au-delà, dans l’éternité, dans le « ciel », dans ce qui pour nous est un avenir, lors de « la fin des temps », avec une survenue brusque et inattendue, non préparée.

Quatrièmement, le royaume des cieux est secret, caché, non manifesté, il est toujours silencieux à l’intérieur du monde, alors que le royaume de Dieu vient dans gloire, dans la lumière, dans la reconnaissance inévitable par tous.

Cinquièmement, le royaume des cieux n’est pas un lieu. Le royaume des cieux est une puissance au travail, et il y a ceux qui participent à ce travail, ceux qui n’y participent pas. On n’est jamais installé dans le royaume des cieux, il met en mouvement les hommes, il les investit d’une fonction ou d’un pouvoir. Il est une conquête dans le monde, parfois sur le monde, mais jamais une institution. Il est une force qui transforme le monde. Alors que le royaume de Dieu apparaît certes non pas comme un lieu, comme un endroit quelconque, un paradis, un Éden où seraient les élus, mais comme effectivement le rassemblement des hommes ressuscités et sauvés, rassemblement qui nous est imagé par la forme de la Jérusalem céleste. Il y a donc vraiment une opposition radicale de deux conceptions.

Sixièmement, dans le royaume des cieux il y a coopération entre Dieu et l’homme. Nous l’avons déjà dit, nous le retrouverons. Cette puissance met des hommes au travail. Et ce travail de l’homme, Dieu le fait aboutir, fructifier, abonder, ou échouer. Au contraire, le royaume de Dieu est vraiment de Dieu seul. L’homme ne construit pas le royaume de Dieu, l’homme n’invente pas le royaume (même si Dieu y fait entrer par grâce toutes les œuvres sanctifiées de l’homme). La Jérusalem céleste « descend du ciel » toute faite, toute prête. L’homme n’a qu’à la recevoir, comme la grâce, comme l’exaucement, comme l’amour dont Dieu l’a aimé le premier…

Quatrième partie
Structure et catégories de la sainteté

                                  Chapitre III : Les préceptes du Fils

Comment se débarrasser du Sermon sur la montagne

Ce qui est tout évident doit cesser de nous paraître tel, parce que la parole de Dieu n’est jamais évidente. Ce qui nous laisse indifférents doit nous éveiller, parce qu’il s’agit toujours d’un appel singulier. Et ce qui est évacué doit revenir en force comme l’essentiel, car c’est sur ces points que s’effectue la rupture avec le monde, c’est ici que va se mesurer la sainteté. Tout ceci est plus fondamental que de se demander quelle est la caractéristique générale de cette volonté de Dieu en Jésus-Christ, ou encore de chercher l’interprétation qui permet de faire semblant d’y croire tout en évitant de l’appliquer.

Cinquième partie
La vérification de la sainteté : son expression permanente

                                   Chapitre III : Le combat de la foi

Le combat dans le monde

La chrétienté fut la plus monumentale erreur commise par les chrétiens. Croire que la société en tant que telle puisse devenir chrétienne, que tous les hommes appartenant à une société puissent être déclarés chrétiens, que le pouvoir politique puisse être chrétien, que les fêtes locales ou nationales, la culture, l’enseignement, les valeurs, la morale collective, le droit puissent être issus du christianisme, ou inspirés par lui ou dénoter le christianisme, a été le point d’aboutissement en même temps que le renouvellement constant de ce que j’ai appelé la subversion du christianisme. En réalité, le processus de chrétienté a été l’intégration dans le monde, l’absorption par le monde, la digestion par le monde de la vérité qui est en Jésus-Christ. C’est le triomphe des puissances démoniaques contre Jésus-Christ. C’est là, dans la chrétienté, que le diable et Satan a gagné. Et si les chrétiens qui constituent l’Église ont marché dans cette organisation, ils y ont engagé Jésus-Christ – c’est-à-dire qu’il s’agit bien de triomphe sur Jésus lui-même. Pendant sa vie, Jésus, tenté sans cesse, a toujours réussi à vaincre la tentation. Avec la chrétienté, les chrétiens ont cédé à la triple tentation : tentation du pouvoir (l’Église devenant un pouvoir) ; la tentation économique (l’Église devenant non seulement riche mais faisant, aussi bien chez les catholiques que chez les protestants, de la réussite économique une conséquence de la vraie foi ; la tentation spirituelle (l’Église accaparant la vérité de Dieu – « hors de l’Église point de salut » – dogmatisme de la théologie orthodoxe de l’échange : Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu – prédestination – preuve de la vérité par autorité ou miracle – condamnation des hérétiques – systématisation de la Révélation etc.).

Rares furent ceux qui ont lutté contre cette chrétienté, qui ont refusé de participer aux cérémonies et services célébrés pour la parade, pour rendre gloire à une réussite mondaine (guerre). La chrétienté, c’est l’effroyable mensonge où le clergé par exemple n’a plus d’autre objectif que de multiplier les chrétiens parce que cela lui rapporte, et de ce fait, de réduire les hommes dans l’ignorance de la vérité qui est en Jésus-Christ. Je ne vise ici nullement le clergé catholique : dans les pays protestants, orthodoxes, anglicans, ce fut exactement la même chose. Le clergé de l’Allemagne ou du Danemark protestants a été le même. Il est curieux de constater que Kierkegaard a, sur ce point, exactement la même réaction que Karl Marx !

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Chapitre III : L’éthique de la responsabilité

Responsables, irresponsables

La sainteté donne la possibilité d’être responsable. Et en fonction de cela, elle implique cette responsabilité. Elle est une exigence posée par Dieu d’une responsabilité. Et tout de suite il faut préciser deux points. Le premier est que cela veut dire qu’il n’est pas possible de se mettre du bon côté, pour désigner les responsables. C’est une tendance, une vraie tentation qui est proposée aux chrétiens : avoir le sens très fort de la responsabilité, ce qui entraîne par conséquent que l’on recherche les responsabilités et que l’on désigne du doigt quel est le responsable. Moi aussi j’y cède lorsque je déclare qu’il faut, en chaque cas, rechercher tous les responsables (politiques, administratifs, techniciens). Je me mets en dehors du coup, et de l’extérieur je désigne, je montre du doigt ceux qui sont les coupables ! Précisément la sainteté est tout autre chose : ce n’est pas être du bon côté de la barrière pour désigner ceux qui doivent être de l’autre côté. Dieu n’a pas décidé du haut du ciel qui étaient les coupables, qui devait être puni, qui était responsable du mal exécuté dans lemonde. Il a précisément franchi la barrière et s’est mis du côté de ces coupables, du côté de cesassassins, de ces prostituées, de ces exploiteurs. Il s’est mis avec eux, pour assumer la pleine responsabilité. La sainteté n’est pas une forteresse, un lieu privilégié, protégé d’où, sans danger, l’on pourrait contempler les autres

[…]

Ainsi la sainteté retourne les rôles. Nous ne sommes pas les justes qui désignent de loin ceux quidevraient être punis (et encore moins nous ne nous chargeons de leur punition), mais aucontraire ceux qui se portent en avant pour accepter une sanction parce que nous sommes tous des assassins. Et, dans l’irresponsabilité générale, la sainteté est alors de dire, au lieu de « tous »,« je ».

Note conjointe sur l’éthique de la responsabilité de la sainteté

À la limite, le saint a vraiment accompli sa tâche lorsque l’on a oublié son nom (Il n’a plus que le nom que Dieu seul connaît pour lui). Il est là pour être fidèle à ce service qui lui a été assigné, dont il ne saura jamais (sinon dans le royaume) s’il est utile ou non, s’il sert vraiment ou non. Il est là pour accomplir une mission dont il n’a pas à mesurer l’importance. Elle est importante puisque celui qui l’a donnée, celui qui a mis à part, est important. Mais c’est donc le paradoxe d’avoir à se dépouiller soi­même pour quelque chose qui n’a pas d’autre réalité que l’ordre de mission qui a été fourni, mais fourni par celui qui est « l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin », et par conséquent dont nous pouvons dire qu’il a une téléologie dernière et radicale. Mais précisément parce qu’elle est dernière et radicale, elle ne peut être conçue et organisée en ce temps et ce moment. Le saint va donc consumer sa vie, dont l’histoire ne gardera pas mémoire, mais seuls (pendant une brève vie d’homme) ceux qui l’auront rencontré, ceux qui auront vécu de sa parole et de sa réconciliation, qui auront accédé à la dimension du royaume. 

[….]

Mais il faut sans cesse redire que la volonté de Dieu, c’est que l’homme vive. Il lui en donne tous les moyens. Il lui en montre le chemin. Il marque les limites au-delà desquelles il sait que la vie n’est plus possible. La sainteté, c’est l’acceptation joyeuse de la vie dans le don de Dieu et dans la ligne que Dieu montre. La responsabilité, c’est de protéger cette vie, de la tourner à la gloire de Dieu, d’exprimer la vie comme dialogue universalisé de la créature avec son Créateur, dans l’amour réciproque.

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