Jésus libère, il ne « pardonne » pas

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La tradition chrétienne a fait du pardon l’un des piliers de sa foi. Mais de quel pardon s’agit-il ? Et surtout : ce pardon correspond-il à ce que Jésus opère dans l’Évangile ? Si l’on prend au sérieux les textes, le vocabulaire grec et la posture même du Nazaréen, une conclusion s’impose : Jésus ne pardonne pas au sens religieux du terme. Il ne remet pas une faute. Il libère une personne.

1. Le langage du pardon : une trahison lexicale 

Les évangiles utilisent majoritairement le verbe grec ἀφίημι (aphiēmi), que la tradition a traduit par remettre ou pardonner. Or ce verbe signifie d’abord : « Laisser aller », « relâcher », « libérer », « détacher », et parfois même : « renvoyer », « abandonner une dette ».

On est donc dans le registre de la libération, pas dans celui du jugement moral. Il ne s’agit pas d’un acte judiciaire où une autorité absout une culpabilité, mais d’un geste existentiel qui rompt un lien de servitude intérieure ou sociale.

La femme adultère n’est pas pardonnée : elle est déliée de sa condamnation. Zachée n’est pas absous : il est appelé par son nom et se relève d’un monde d’enfermement moral. 

2. Une théologie du relèvement plutôt que de la rémission

Dans la tradition occidentale, marquée par Augustin et la pensée juridique du péché, le pardon est conçu comme la levée d’une faute morale envers Dieu, inscrite au passif de l’homme. Il suppose un juge, une loi, une culpabilité objectivée, une reconnaissance de la faute par sa confession et son repentir, et un pardon comme suspension conditionnelle de la peine.

Mais dans les évangiles, Jésus ne s’inscrit jamais dans cette économie-là. Il ne demande pas de confessions, il ne prononce pas de condamnation préalable. Il ne libère pas après le repentir : il libère pour que l’humain advienne à lui-même.

Ce n’est donc pas le péché qui justifie l’intervention divine, c’est l’amour inconditionnel de Dieu qui précède tout aveu. Comme l’écrit Paul Tillich : « Accepter d’être accepté bien que l’on se sente inacceptable, voilà ce qu’est la grâce. »

3. Un Dieu qui ne tient pas le compte des fautes

La logique du pardon traditionnel suppose une mémoire des péchés : un Dieu qui voit tout, note tout, pèse tout… pour éventuellement remettre tout. Cela fonde une spiritualité de la crainte, de la dette, de la soumission. Mais Jésus n’est jamais le gestionnaire d’un registre des péchés Quand Jésus dit : « Tes péchés sont laissés » (aphientai sou hai hamartiai) il ne légitime pas leur poids. Il désactive leur emprise. Ce n’est pas le péché qui est central, c’est la relation restaurée. L’homme est libéré de sa culpabilité.

Dans la parabole du père et du fils prodigue, le père ne pardonne pas après confession : il court à la rencontre de son fils, le prend, tout joyeux, dans ses bras, avant même qu’il n’ait dit un mot.

Ce n’est pas le schéma du tribunal. C’est celui de la relation qui prime sur la transgression. De l’amour qui précède la loi.

4. Jésus ne fonde pas une religion de la faute, mais une dynamique de libération

L’Église a souvent enfermé l’Évangile dans une logique sacrificielle : un Dieu offensé exige réparation, et Jésus meurt pour satisfaire à la justice divine. Ce modèle, hérité d’Anselme de Cantorbéry (1033-1109), repose sur une anthropologie pessimiste et une vision violente de Dieu.

Mais Jésus ne meurt pas pour satisfaire Dieu. Il meurt par fidélité à son message d’amour inconditionnel, en résistant jusqu’au bout à l’engrenage religieux de la peur et de la punition.

Sa parole finale, « Père, laisse aller (aphes autois), ils ne savent pas ce qu’ils font », n’est pas un pardon judiciaire, c’est une rupture du cycle de la rétribution. Il demande à Dieu de ne pas refermer la chaîne du mal, de la vengeance, de suspendre la logique de la dette, de laisser au monde une chance d’être autre chose que coupable.

5. Quelle théologie pour aujourd’hui ?

Une théologie inspirée du Jésus évangélique ne peut plus se fonder sur le schéma dette/rémission, faute/pardon, mérite/grâce. Elle doit se fonder sur la gratuité du relèvement, la primauté de l’appel, la dignité restaurée avant tout jugement moral.

Jacques Pohier écrivait : « Ce n’est pas la faute qui appelle la grâce. C’est la grâce qui dissout la faute. »

Et Paul Ricoeur, dans « La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000 » nous rappelle que le pardon véritable n’est pas l’oubli d’une dette morale, mais le surgissement d’un avenir libéré du passé, sans condition.

Conclusion : sortir du moralisme religieux pour rejoindre l’Évangile

Tant que le christianisme parlera du pardon comme d’un effacement de la faute, il restera dans une théologie de la peur. Tant qu’il supposera que l’homme doit d’abord se reconnaître pécheur pour être aimé, il trahira l’intuition première de Jésus : que l’amour précède tout, que la libération n’attend pas l’aveu, et que Dieu ne tient pas les comptes, mais tend les bras.

Il ne s’agit pas de nier la faute. Il s’agit de cesser d’en faire le cœur de la relation à Dieu.

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