Avons-nous trahi Jésus en le faisant Dieu ?

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Jésus de Nazareth, ce prophète galiléen, homme libre parmi les hommes, a bouleversé l’histoire. Jésus de Nazareth, tel que le reconstituent les historiens et de nombreux théologiens du 20e et 21e siècle comme Christian Duquoc, Edwards Schillebeeckx, Jacques Pohier, John Dominic Crossan, José Antonio Pagola, ou Jens Schröter), fut un homme libre, enraciné dans la tradition prophétique d’Israël. Il parlait au nom de Dieu, non pas comme un messager lointain, mais comme un frère, un compagnon de route. Il dénonçait les injustices religieuses et sociales, prônait la proximité du Royaume, et appelait à vivre une humanité réconciliée.

 Mais que reste-t-il aujourd’hui de son message vivant, de sa radicalité prophétique ? À force de dogmes, d’adoration, de métaphysique, n’avons-nous pas trahi celui qui ne demandait pas qu’on le prie mais qu’on le suive ? N’avons-nous pas transformé une existence humaine offerte en chemin de libération en une figure divine inaccessible — une exception ontologique ? En d’autres termes : avons-nous fait de Jésus un Dieu pour mieux éviter d’avoir à nous inspirer de son esprit ? Mais dès les premiers siècles, cette foi vivante s’est structurée dans un monde gréco-romain où l’idée de dieux incarnés, de demi-dieux, de sauveurs divins, était familière. On a donc peu à peu hellénisé la foi, transformant le souvenir d’un homme libre en une être divin, deuxième personne de la Trinité.

Un homme, pas un dieu

Les évangiles ne montrent jamais un Jésus revendiquant la divinité, ni aucun titre prestigieux comme messie ou fils de Dieu. Il se dit peut-être fils de l’homme, non Dieu incarné. La déclaration de Pierre en Matthieu 16, 16, est une proclamation dans l’après-coup de la résurrection. Jésus est un homme soumis comme tous les êtres humains à la finitude ; sa puissance et sa liberté sont limitées ; il a des moments d’angoisse et de doute ; il est sujet à l’erreur, comme le montrent ses paroles sur l’imminence de la fin des temps, et le choix de Judas comme disciple. Il n’exige ni culte, ni prosternation, mais appelle à vivre autrement, à faire advenir ici et maintenant le Règne de Dieu — c’est-à-dire un monde réconcilié, un monde de paix de justice et d’amour, libéré des puissances aliénantes de domination, religieuses ou politiques.

Son autorité ne venait pas de son essence, mais de sa manière d’être : parole libre, gestes de guérison, refus de l’exclusion, proximité avec les sans-espoirs, les blessés de la vie, ceux qui étaient considérés comme des pécheurs par la religion de son temps. Il n’a rien fondé, rien écrit, et s’est laissé crucifier sans revendiquer aucun statut divin ; c’est l’ordre politico-religieux qui l’a assassiné. Il n’a donc rien d’un dieu païen venu faire le spectacle. Il a tout d’un homme habité par une présence, par un souffle, par une passion pour l’humain au nom de son Dieu. Jésus est un homme dans lequel la fidélité à l’amour divin s’est manifestée avec une intensité inégalée.

La grande opération de capture

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Après sa mort, ses disciples ont fait l’expérience bouleversante que rien de ce qu’il avait semé n’était mort. Sa vie rayonnait encore. C’est cela, le cœur de la foi pascale : non pas un retour de son corps à la vie, mais une permanence spirituelle qui traverse la mort.

Hélas, au lieu de transmettre cette expérience, l’Église a progressivement figé le mystère. Dès le concile de Nicée (325), sous l’influence de l’empereur Constantin désireux d’unité politique et religieuse, ainsi que d’une pensée grecque obsédée par l’Être, on proclame que Jésus est « de même substance que Dieu » — un Dieu considéré comme Tout-puissant, impassible et omniscient — très loin du Dieu annoncé par Jésus. Le pouvoir politique (Constantin et les empereurs suivants) s’est emparé de cette divinisation pour faire de Jésus le fondement d’un ordre sacré, hiérarchique et impérial. L’Église a entériné cette déviation. À partir de là, la foi devient soumission à des dogmes et des croyances, et Jésus devient objet de culte plus que maître de vie. L’adoration du saint sacrement en est l’illustration la plus manifeste.

De la fidélité à la trahison

Ce que nous avons perdu dans ce basculement, c’est la subversion évangélique. Jésus n’était pas venu fonder une religion, mais ouvrir une ouverture dans le judaïsme rigide du premier Temple. Il n’appelait pas à le vénérer, à offrir des sacrifices mais à vivre, aimer, pardonner, résister comme lui. En le divinisant, on l’a sanctuarisé, on l’a éloigné, on l’a couvert d’or et d’encens, de liturgie grandiose et de latin, on l’a rendu intouchable, donc inimitable. Non, Jésus ne s’est jamais présenté comme un Dieu. Il ne réclame pas l’adoration, mais l’imitation : « Suis-moi » dit-il à ceux qu’il rencontre. Il ne demande pas qu’on le prie, mais qu’on aime l’autre comme lui. Sa force résidait dans la radicalité de sa fidélité à l’humain, à la tendresse de Dieu, et à la liberté intérieure qu’il a manifesté jusqu’à la croix.

Comme le disait le théologien André Gounelle (1933-2025), critiquant les définitions de Nicée et de Chalcedoine,

« Ce n’est pas Jésus qui est Dieu, mais Dieu qui est en l’homme Jésus. »

Cette nuance est décisive : faire de Jésus un Dieu, c’est se tromper de sens. Ce n’est pas sa nature divine qui sauve, c’est son humanité vécue jusqu’au bout, jusqu’à l’amour extrême, sans haine, sans vengeance, sans compromis. Dieu s’est rendu visible dans l’humanité de Jésus, dans sa manière d’aimer, de pardonner, de vivre la justice. C’est l’intuition d’un Paul Tillich : le Christ est la « transparence du divin », l’homme chez qui Dieu s’est pleinement manifesté. En Christ, Dieu n’est pas descendu sur terre, c’est un homme véritable qui a manifesté Dieu dans les conditions de notre existence.  Jésus n’est pas un Dieu incarné, mais un homme en qui Dieu se laisse voir, entendre, percevoir. Il est la « parole de Dieu en action », le visage humain de Dieu et non pas Dieu fait homme, ce non en raison de sa nature, mais de sa fidélité radicale à l’amour. Autrement dit, « Jésus-Christ » est le nom de la rencontre entre Dieu et l’homme dans l’histoire de Jésus, non une essence divine métaphysique.

Cette divinisation empêche de saisir le message humanisant et libérateur de Jésus.

Redevenir disciples, non adorateurs

Le moment est venu de désidolâtrer Jésus. Non pour le rabaisser, mais pour le rendre à lui-même, pour qu’il cesse d’être le prétexte à une foi infantile, culpabilisante ou aliénante. Nous n’avons pas besoin d’un Dieu descendu du ciel, mais d’un frère qui nous montre comment vivre debout. Faire de Jésus un Dieu, c’est parfois chercher un garant extérieur à notre vie intérieure, un sauveur qui agit à notre place, un objet de piété qui rassure. Mais cela nous dépossède de notre liberté, de notre loi responsabilité, de notre vocation à devenir ce que nous voyons en lui.

Le christianisme du XXIe siècle, comme le proposent des penseurs comme Jacques Pohier, Joseph Moingt ou Paul Tillich, appelle à revenir à l’événement Jésus, à la manière dont Dieu s’est dit en lui, sans se clore en lui.

Comme le disait Joseph Moingt :

« Ce que les hommes ont cru voir de Dieu dans le Christ, ils ne le verront plus dans une personne séparée, mais dans ce que cette personne a inauguré. »

Et si aimer comme Jésus, espérer comme lui, croire en l’homme comme il y a cru, c’était cela, croire en Dieu ?

Alors oui, faire de Jésus un Dieu, au sens où l’Église l’a dogmatisé, c’est certainement trahir son Évangile.

Mais le redécouvrir homme, pleinement homme, c’est retrouver Dieu, autrement.

Une réponse à “Avons-nous trahi Jésus en le faisant Dieu ?”

  1. Pleinement d’accord avec ce que vous dites.
    D’ailleurs c’est ce que nous dit clairement l’Évangile de Marc:
    Jean prêchait le baptême de repentance pour le pardon des péchés.
    Jésus vint de Nazareth , et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain.
    Jésus , comme tous les autres baptisés, avait ressenti le besoin d’être pardonné. Marc nous dit donc que Jésus, habitant de Nazareth, avait des choses à se faire pardonner, choses qu’il reconnut publiquement puisque cela faisait partie du déroulement du baptême : n’est ce pas une des preuves les plus évidentes de sa condition humaine?

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