Réflexion
Que faut-il faire pour
être sauvé ?
1
Que signifie
« Être sauvé » ?
8 février 2004
Vous êtes perdu dans une
forêt. Vous errez depuis trois
heures. Et tout d'un coup, vous rencontrez un garde forestier. Vous
vous écriez : « Je suis
sauvé ! ».
Votre père est atteint d'une maladie pour laquelle on a
trouvé aucun médicament. Et un beau matin, vous
apprenez par le journal qu'on a fini par mettre au point un
traitement. Vous vous écriez : « il est
sauvé ! ».
Mais, en fait, la notion de salut est beaucoup plus complexe que ne
le laissent supposer ces deux exemples. Il semblerait même
qu'elle puisse être comprise sous des modes très
différents et même contradictoires.
Le salut, cela peut être
la délivrance d'un mal (la maladie, la mort, l'esclavage, le
péché, l'erreur...) mais aussi l'octroi d'un bien et
d'une grâce (la santé, le bonheur, la paix, la vie
éternelle...).
Le salut peut intervenir dans cette vie-ci, mais il peut aussi
être une promesse qui ne prendra effet qu'après la mort
ou même à la fin des temps.
Le salut peut être individuel, mais il peut être aussi
collectif et concerner un peuple en entier. Ainsi, pour le peuple
d'Israël, le salut, c'était le fait de revenir d'exil et
de réintégrer la terre promise.
Le salut peut avoir une connotation uniquement spirituelle
(l'accès au nirvana par exemple), mais il peut aussi avoir des
manifestations politiques (par exemple pour Israël, la
réinstauration de la monarchie davidique).
Le salut peut être sélectif et concerner les seul
élus, mais il peut aussi être considéré
comme universel, voire même cosmique.
Enfin et surtout, le salut peut être l'�uvre exclusive de la
puissance de Dieu, mais il peut aussi être acquis par l'homme
lui-même, par ses mérites et par son ascèse.
Afin d'y voir plus clair, voyons comment la notion de salut a pu
évoluer depuis l'animisme des premiers âges de
l'humanité jusqu'au christianisme, en passant par le
judaïsme.
La notion de salut est apparue indépendamment de la croyance
en Dieu. Dans l'animisme, le « salut », c'est l'eau (l'eau du Nil par exemple), les fruits
des champs, la médecine qui guérit, l'inspiration qui
remet sur le bon chemin, etc... Et dès le début ce
« salut » est reçu comme une grâce offerte. Il
n'est pas acquis par les efforts de l'homme. Ainsi l'idée de
salut par grâce, revendiquée avec force par les
Réformateurs, fait partie des racines les plus anciennes de la
religion.
Très vite, le salut est associé à un sauveur,
ayant souvent figure humaine, et qui est considéré
comme le « père » ou la « mère » du grain (Demeter), de l'arbre (Dionysos), de la
végétation (Osiris)... qui apportent le salut. Et ce
« sauveur » est un « fils du dieu » plutôt que le « dieu » lui-même. La naissance de ce sauveur est
souvent miraculeuse. Et sa mort est aussi fréquemment
considérée comme un acte de salut. Il peut être
ensuite relevé de la mort (cf. Osiris).
Bien plus, ce « fils de
dieu » peut sauver les
hommes même par rapport au « dieu » lui-même. Il peut sauver de la colère
du dieu. Il apporte non seulement l'espérance aux vivants mais
aussi la consolation aux morts (Héraclès triomphe de la
mort). Et il est aussi le vengeur des humiliés. Il apporte la
guérison aux malades (Asclépios, Apollon). Il accomplit
des miracles (Dionysos), il lutte contre le dragon ou le python
(Apollon).
Dans l'ancien Israël, l'idée de salut a d'abord un sens tout
à fait concret. Et les premières apparitions de
l'idée de « salut » ou de « sauveur » ne sont pas de nature religieuses. Le
« sauveur », c'est d'abord l'homme qui libère, qui
« rachète » et qui délivre un autre homme. L'esclave qui
appartenait à son maître pouvait être
racheté par un mécène, son sauveur, qui lui
octroyait ainsi sa liberté. Lorsqu'un homme mourait sans
descendance, sa femme se faisait épouser par un proche parent
de celui-ci. Et le premier enfant qu'elle mettait au monde portait le
nom du défunt. Ce parent « sauvait » ainsi l'honneur du défunt. Il était
son rédempteur et son « vengeur » (il était son « goël » en hébreu). Il soldait sa dette
vis-à-vis du Créateur, puisqu'un homme devait engendrer
un enfant pour « racheter » le fait qu'il avait lui-même reçu la
vie. Et le sauveur, c'est aussi celui qui remet sa dette à
celui qui lui doit de l'argent .
Et c'est sur ce modèle que s'est
formée dans le judaïsme puis dans le christianisme la
définition du rôle du Messie (que l'on
considérait, lui aussi, comme le « fils de Dieu »). Le Messie (ou le Christ) fait justice aux petits
et aux humbles. Par son don, il solde la dette des hommes
vis-à-vis de Dieu. Il expie les fautes (les dettes) que les
hommes ont vis-à-vis de Dieu.
Tout ceci ne répond pas à
la question : que faut-il faire
pour être sauvé ? En effet, le salut apparaît
comme un don gratuit octroyé par Dieu ou par son
représentant. A la limite, le salut apparaît plus comme
un pardon pour les fautes des hommes que comme une récompense
pour leur vertu.
Mais il faut bien reconnaître que
cette conception du « salut
par grâce » n'a
jamais été vraiment intégrée dans la
mentalité religieuse, et ce même dans le judaïsme
et le christianisme, et à plus forte raison dans les autres
religions.
En général, le salut est
conçu comme une récompense pour une conduite vertueuse
et ascétique. Et on considère même souvent que
c'est la conduite ascétique elle-même qui est le salut
et qui procure la délivrance et la béatitude.
Même si les religions, et en
particulier les monothéismes, professent que c'est Dieu qui
sauve par sa puissance et sa miséricorde, tout se passe comme
si cette affirmation était uniquement « de principe ». En fait, c'est souvent l'homme qui doit par
lui-même tenter de se « diviniser », et ce sans le concours des dieux. Bien au
contraire, ceux-ci sont quelquefois jaloux . Les religions, et les
pratiques religieuses, seraient-elles, paradoxalement, une
manière de palier l'absence, l'impuissance ou même la
mauvaise volonté des dieux ?
2
Peut-on se sauver
soi-même ?
Ainsi, même si l'idée du
« salut par grâce » est très ancienne, pour la plupart des
religions, c'est souvent l'homme lui-même qui doit être
l'artisan de son propre salut. Le point commun de la plupart des
religions est de proposer une sagesse ou une règle de vie
permettant à l'homme de se délivrer d'une existence
malheureuse.
- Qu'en est-il pour l'Inde ? Pour l'hindouisme, et aussi pour le bouddhisme, il
faut s'imprégner du divin par une adoration continuelle, par
une participation vécue et constante au surnaturel, par des
chants, des danses et des offrandes. Plutôt qu'au renoncement
et au rejet du monde, l'Indien aspire à la divinisation et la
béatitude en se détachant du voile des apparences. Mais
les formes de cette imprégnation du divin sont variées.
Pour le Védisme, les rites seuls conduisent à la
délivrance, mais dans l'Hindouisme, la connaissance du divin,
la dévotion et l'action désintéressée
comptent beaucoup plus.
Selon le bouddhisme, pour être
sauvé, il faut perdre son ego. Le salut, c'est d'être
sans désir. Le bouddhisme distingue le « nirvana en ce
monde » (qui s'obtient par
le détachement de tous les plaisirs du corps et par une
ascèse rigoureuse ) du « nirvana hors de ce
monde » lorsque l'on est
délivré des renaissances, ayant éteint tous les
effets de ses vies antérieures. Mais ce dernier reste une
espérance lointaine et quelque peu utopique.
- Qu'en est-il pour la Chine ? Pour le
confucianisme, le salut, c'est
l'insertion dans l'Harmonie cosmique. C'est ce qui assure la paix de
l'esprit. Par le respect des rites, par le contrôle de ses
passions et par le service de la communauté, l'individu peut
s'insérer dans cette harmonie du Tout. Il importe aussi qu'il
se concilie les ancêtres par le respect des rituels
funéraires. En fait, pour être sauvé, il suffit
de veiller à laisser agir la nature, puisque le
tréfonds de la nature humaine est identifié au Principe
universel et ultime animant toute chose.
Au contraire, pour le
taoïsme, le salut, c'est gagner
un paradis céleste qui est hors du monde. Et pour cela, chacun
doit, par la méditation et l'extase, laisser entrer en lui les
forces divines cosmiques et se mettre ainsi en communication avec le
ciel. Le saint oublie ainsi son propre corps. Sa propre personne
disparaît dans la sérénité. Il acquiert le
sens de l'unité fondamentale du monde (le « dao »). Il est à la limite de l'existence et de
l'inexistence, de la vie et de la mort, de la terre et du ciel. S'il
l'a bien mérité, il jouira de l'immortalité et
ira au paradis. Il bénéficiera soit d'une
« immortalité
terrestre » dans un corps
sublime doué de pouvoirs surnaturels, soit d'une
« immortalité
céleste » où
il jouira d'un corps immortel purement spirituel en s'envolant au
ciel au jour de sa mort .
- On retrouve dans l'orphisme (l'un des courants de la pensée grecque) une
conception comparable. Dans chaque homme, il y a une parcelle
précieuse ; mais celle-ci est enfouie dans une masse
perverse héritée des Titans. Et le salut, c'est de
libérer cette précieuse parcelle. Et ceci ne peut se
mériter que par une suite de douloureuses
réincarnations.
Pour le stoïcisme et le
néoplatonisme, le salut
s'obtient par la connaissance, parce que cette connaissance permet de
se délivrer des illusions des apparences, de l'imagination et
des passions.
- Pour le judaïsme, c'est Dieu qui est l'auteur du salut. C'est
là une originalité. Le salut a d'abord une
signification politique. C'est le droit fait aux petits, aux
opprimés, à ceux qui ont échoué dans ce
monde à cause de leur vertu. L'espérance du salut,
c'est donc l'espérance que un jour, « justice sera
faite », que ce soit sur
cette terre ou (pour le Judaïsme tardif) dans
l'au-delà.
Et le salut, c'est aussi le retour de l'exil
et la restauration du peuple de Dieu autour de son Temple, lieu de la
présence de Dieu. Mais, ultérieurement, et en
particulier pour la kabbale (XVe siècle
après Jésus-Christ), c'est l'ensemble de la
création qui est considérée comme étant
en exil car les réceptacles de la lumière originelle se
sont brisés et les étincelles de cette lumière
sont en exil dans la matière. Et la rédemption
adviendra lorsque l'unité du monde sera
ré-instaurée, mettant fin au conflit entre le bien et
le mal .
Mais ces conceptions cosmiques du salut ont
peu de place dans la piété populaire. Ce qui
prévaut pour elles, c'est l'idée d'un Dieu qui, en tant
que juge suprême, fera pour chacun une comptabilité des
actes vertueux conformes à la loi et des manquements par
rapport à cette loi. Et pour être sauvé, il faut
que, sur la balance de Dieu , les mérites l'emportent sur les
transgressions. Celui qui est sauvé, c'est celui qui est
déclaré juste par Dieu.
- Le christianisme inclut en son sein des courants de pensée fort divers et
même opposés. Il a quelques difficultés à
concilier le fait que Dieu soit tout-puissant et le fait que l'homme
soit libre, et en particulier libre de lui désobéir et
de rejeter le salut qui lui est offert. Mais le christianisme a une
spécificité. Pour lui, le salut n'est pas d'abord une
réalité à laquelle on peut parvenir et dont on
peut faire l'expérience. Il est d'abord une proclamation
à laquelle il faut croire « sur parole ». Le salut est déjà présent par
le simple fait qu'il est annoncé et proclamé. C'est
là la « bonne
nouvelle ».
« Vous êtes
sauvés par grâce » signifie
« Rien ne peut vous séparer de l'amour de
Dieu ». Vous êtres
pardonnés même si, objectivement, vous êtes
impardonnables. Votre vie a une justification et une raison
d'être, même si, objectivement, elle n'en a pas.
Dans les faits, le salut qui est ici
annoncé ne change rien de l'existence de celui qui est
« sauvé ». Il n'est ni une guérison, ni un bonheur, ni
une résurrection. Il est la reconnaissance d'un droit de
cité devant Dieu .
Mais, que faut-il faire pour être
sauvé ? Quand saint Paul dit que l'on est « sauvé par la
foi », cela ne signifie
pas que la foi est une condition nécessaire pour être
sauvé. La foi, c'est la confiance en ce que proclame
l'Evangile (la « bonne
nouvelle » du salut par
grâce) et non pas la foi en la puissance de sa propre foi.
Mais une question
surgit : jusqu'où va la
grâce de Dieu ? Les non-croyants et les pécheurs
peuvent-ils être sauvés ?
A cette question, il y a un article du credo qui répond
« oui ». C'est celui relatif à la descente de
Jésus aux enfers. Il est venu délivrer les
défunts qui étaient coupés du salut de Dieu et
retenus aux enfers. Les versets bibliques évoquant cette
descente de Jésus aux enfers (I Pi 3,20 en
particulier) montrent bien que le Christ est venu sauver et
délivrer des enfers tous les pécheurs
impénitents, chrétiens ou non. Mais l'immense audace de
cet article de foi a souvent été
oblitérée tant par le catholicisme (rappelant
que « hors de l'Eglise
catholique et romaine, il n'y avait pas de
salut ») que par le
protestantisme (avec, chez Calvin, la doctrine de la
prédestination). Ainsi, le christianisme est resté
très prudent pour définir les conséquences, pour
le salut des pécheurs et des impies, de l'affirmation
« Dieu est
grâce ».
- L'Islam radicalise une contradiction qui, de
manière sous-jacente, est sans doute inhérente à
tous les monothéismes.
D'une part, l'Islam professe, au nom de la toute puissance de Dieu,
une théorie de la prédestination qui peut
paraître tout à fait déconcertante (même
si, en fait, le fatalisme absolu qu'elle professe répond aux
aspirations de la piété populaire). Les actions des
hommes, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, sont de toute
éternité décidées par Dieu. Et, ajoutent
certains auteurs, on peut, dès avant sa naissance, être
prédestiné à être un infâme
pécheur et néanmoins être
prédestiné au Paradis. Et inversement. Mais par
ailleurs, à côté de ce fatalisme absolu, l'Islam
a élaboré un code de lois qui prend sa source dans la
Miséricorde divine et qui promet la récompense divine
du Paradis à ceux qui s'assujettissent aux Commandements de
Dieu .
3
Que faut-il retenir de
tout ceci ?
D'abord que l'espérance du
salut est fondamentale dans toutes
les religions. Ce qui différencie une religion d'une sagesse
ou d'une éthique, ce n'est pas tellement qu'elle fasse
référence à un Dieu, c'est plutôt le fait
qu'elle professe la possibilité d'un salut et d'une
délivrance.
Ce salut est-il l'oeuvre de Dieu ou celle
de l'homme ? Est-il une sorte
de cadeau de la toute puissance de Dieu, ou procède-t-il d'une
longue ascèse sur soi-même ? En fait cette question
se pose surtout (sans pour autant être résolue) dans le
cadre des monothéismes qui différencient clairement
Dieu de l'homme. Mais, pour les religions animistes et asiatiques, il
y a une forme de synergie entre Dieu et les hommes. Et l'homme est
sauvé en ne faisant pas obstacle à ce qu'il y a de
divin en lui. Il importe de « sauver » ce qu'il y a en soi de divin.
Cette réponse est-elle
satisfaisante ? Oui et
non ! Peut-être importe-t-il de se souvenir de quelle
manière les anciens concevaient la Chance, qui n'est
peut-être que l'une des figures du salut. La Chance avait
figure humaine, et elle était chevelue par devant et chauve
par derrière. Quand elle arrivait vers vous, à
l'improviste, il fallait, sans tergiverser, la saisir par les
cheveux. Si on hésitait, inutile de courir ensuite à sa
poursuite et de tenter de la rattraper par les cheveux !
Le salut est une chance qui est
offerte. Mais encore faut-il s'en
saisir.
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