Selon la tradition, l’apôtre Pierre se serait établi à Rome où il aurait été martyrisé en 64. Dès le premier siècle, le centre du christianisme coïncide avec celui de l’empire. Cela se justifiait pour de multiples raisons, telle la facilité des communications, mais aussi la puissance de la Ville et son prestige. Cependant, en passant de Galilée au Latium, l’influence du milieu, de l’organisation sociale, des allégories culturels entraîna forcément des modifications fâcheuses au christianisme issu des communautés palestiniennes, comme celle de Jérusalem, dirigée par Jacques, le frère de Jésus et des communautés pagano-chrétiennes du premier siècle.
En 313, Constantin 1er (280-337) dans la lettre de Milan, consacrait la tolérance religieuse à l’égard des chrétiens. Toutefois, le premier empereur romain chrétien ne fut baptisé qu’à l’heure de sa mort. Celui-ci n’a pas fait du christianisme la religion officielle de l’Empire. La situation se précise sous l’empereur Théodose 1er (347-379) : par l’édit de Thessalonique du 28 février 380, « Tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre Pierre, celle que reconnaissent le pontife Damase et Pierre, l’évêque d’Alexandrie, c’est-à-dire la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». La foi catholique, trinitaire, telle que définie par le concile de Nicée en 325, s’impose donc non seulement face au polythéisme traditionnel, mais également, au sein du christianisme, face à l’arianisme. Les suites de l’Édit sont catastrophiques pour les tenants des anciens cultes païens : ce sont maintenant les adeptes de la « religion païenne » qui sont éliminés, comme, par exemple, la philosophe néoplatonicienne, disciple de Plotin, Hypatie, pourtant connue pour sa tolérance envers les chrétiens (elle enseigne même à de nombreux étudiants chrétiens). Des moines chrétiens sont incités à tuer Hypatie par un meneur nommé Pierre sous l’influence du patriarche Cyrille d’Alexandrie, l’évêque qui participa activement au concile d’Éphèse (431) qui donna à Marie le titre de « mère de Dieu » (Théotokos) contre Nestorius qui ne voulait lui donner que le titre de christotokos, mère du Christ. Les temples sont détruits ou transformés en églises. Ce qui est prescrit, c’est bien plus que le christianisme. C’est le principe d’une religion d’État, où le spirituel soutient et est soutenu par le politique, qui est dès lors sacralisé. C’est dans l’exacte tradition de Rome.
Concernant l’Église catholique, le célèbre théologien protestant libéral Adolf von Harnack (1851-1930) considérait l’Église catholique comme une institution qui s’est progressivement éloignée de l’Évangile et du christianisme primitif en intégrant des éléments de droit romain, de philosophie grecque et de structures hiérarchiques rigides. Il voyait l’Église catholique comme une organisation qui, au fil du temps, a imposé des dogmes et des traditions étrangères à l’esprit originel de l’Évangile. Pour lui, la simplicité du message de Jésus avait été remplacée par une institutionnalisation excessive et un dogmatisme théologique. Dans L’Essence du christianisme (Das Wesen des Christentums, 1900), Harnack défend l’idée que le christianisme authentique repose sur la relation personnelle avec Dieu et l’éthique du Royaume de Dieu, plutôt que sur une institution ecclésiastique centralisée. Il opposait ainsi l’Église catholique, avec son magistère et ses sacrements, à une foi plus intérieure et dépouillée. En somme, selon Harnack, l’Église catholique était le produit d’une évolution historique qui avait déformé le message originel de Jésus en introduisant des doctrines et une organisation qui ne faisaient pas partie du christianisme primitif. Harnack affirme « que l’Église romaine est l’Empire romain sacralisé par l’Évangile » (L’essence du christianisme, Genève, 2015, p. 244). Il ajoute à la page 252 : « En tant qu’Église extérieure, en tant qu’État de droit et de contrainte, le catholicisme romain n’a rien à faire avec l’Évangile, il le contredit même de front. » Et encore « L’Église, en développant son dogme et son autorité, a superposé au simple message de Jésus une structure qui l’a alourdi et éloigné de son essence véritable ». Une autre œuvre dans laquelle Harnack aborde cette critique est son ouvrage intitulé Lehrbuch der Dogmengeschichte (Histoire des dogmes, Cerf, 1993). Il y analyse le développement des doctrines chrétiennes et critique particulièrement la manière dont l’Église catholique a codifié ses dogmes au fil des siècles, en les éloignant du message originel du Christ. Pour lui, « Le dogme est un produit de l’esprit grec sur le sol de l’Évangile ». Il m’est difficile de ne pas lui donner raison sur ce point. « La foi vivante s’est transformée en une confession à croire, la confiance dans le Christ en une christologie, l’espérance brûlante du Royaume en doctrines de l’immortalité et de la déification, la prophétie en une exégèse érudite et une science théologique, les porteurs de l’Esprit en clercs, les frères en laïc sous tutelle […], « l’Esprit en système juridique et en contrainte » (l’Essence du christianisme, p. 210).
Jésus de Nazareth, crucifié en vertu de la loi romaine, devient ainsi le garant de celle-ci ; les chrétiens passent naturellement de persécutés à persécuteurs, même entre confessions ; temples et basiliques se transforment en églises ; l’appel à la sainteté régresse dans le sacré ; le vocabulaire romain est couramment conservé ; curie, préfet, dicastère, diocèse, pontifex maximus ou souverain pontife ; l’Église catholique est organisée selon le schéma de l’Empire en monarchie élective, tout comme elle l’est encore.
Une Église particulière est forcément imprégnée de la culture qui l’entoure. Rome ne fit pas exceptions : elle a engendré l’Église latine, longtemps singulière dans l’usage du latin comme langue liturgique, et aussi dans sa règle du célibat ecclésiastique ; les Églises orientales catholiques ne la suivent pas dans ces coutumes ; le centralisme romain admit une brèche héritée du passé, mais il refuse celles nécessitées aujourd’hui, comme l’ordination indispensable d’hommes mariés en Amazonie, parce qu’elle se ferait au sein de la latinité. Il est obsédé par l’idéal d’une uniformité, seule garantie de l’unité.
Voici deux ou trois millénaires, le paganisme romain fut une bonne adaptation au déchiffrement du monde. Si l’on refuse de le déconsidérer par principe, il faut admettre qu’il a influencé, voire déformé, le christianisme importé d’Orient. Sous le monothéisme de ce dernier, la coutume des saints dispensateurs de grâces particulières, de guérisons, de miracles reproduit le schéma de l’Olympe des dieux multiples. La prière d’intercession est un héritage d’une religion animiste où le résultat de tout événement dépend d’une intervention divine.
Il faut encore mentionner la dérogation au troisième commandement du Décalogue : « Tu ne te feras point d’image taillée, de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux. » À contre-pied de ce commandement, une église catholique s’inscrit dans la tradition des temples païens, qui renfermaient une statue de la divinité adorée à rebours aussi du judaïsme et de l’islam pour lesquels cette pratique est bannie par respect pour l’indicibilité de la transcendance et pour s’écarter du paganisme.
Il existe de multiples contributions à l’influence de son contexte sur le christianisme naissant, à commencer par l’évidence de sa filiation avec le judaïsme. Les indices énumérés plus haut devraient susciter des études sur l’héritage romain dans le catholicisme, plus particulièrement dans son organisation interne qui est indépendante de la foi au Christ Jésus. Les lourdes difficultés que l’Église de Rome rencontre actuellement ne seraient-elles pas le seul héritage de l’Empire romain ? La monarchie papale, le droit canon, la prêtrise sacralisée, l’exclusion des femmes sont-ils vraiment d’institution divine ?
Laisser un commentaire