Abd el-Kader

L’arabe des lumières

Karima Berger

Ed. Albin Michel

288 pages – 22,90 €

Recension Gilles Castelnau

Karima Berger est algérienne. Elle nous fait partager son enthousiasme et son adhésion profonde au personnage de l’émir Abd el-Kader qui lui semble incarner la noblesse et la générosité, la spiritualité et l’humanité du peuple algérien. Elle nous décrit sa vie et son œuvre, ses états d’âme, ses passions et sa remarquable résilience. Mais son verbe exalté et ensoleillé nous entraîne dans son exaltation et on ne sait plus si elle décrit l’émir, son propre sentiment ou la chaleur de l’islam et du peuple algérien.

La 4e de couverture la présente très bien :

La figure de l’Émir Abd el-Kader (1808-1883) pourrait être, des deux côtés de la Méditerranée, un repère salutaire en nos sombres temps de furies identitaires. Car il ne fut pas seulement le grand résistant à la colonisation de l’Algérie que les mémoires nationales ont retenu, il fut aussi un prisonnier qui impressionna les Français par son esprit chevaleresque, puis un exilé à Damas qui sauva du massacre des milliers de chrétiens. Surtout, il fut un grand mystique inspiré par la vision soufie d’Ibn ‘Arabî, celle d’une universelle présence de Dieu.

Tout en admirant les Lumières occidentales il nous prévient cependant, tant par son éthique que par ses écrits, contre l’oubli de la réalité intérieure au profit de la seule raison calculatrice.

S’impliquant personnellement dans ce récit intime et littéraire qui va bien au-delà d’une biographie, Karima Berger nous entraîne au cœur de l’univers spirituel de l’Émir. Il est, dit-elle, notre contemporain.

En voici des passages

Lumière sur lumière

Abd el-Kader, l’Arabe des Lumières est le récit d’une initiation.

Abd el-Kader est ce musulman (un des derniers grands « saints » de l’islam de ce temps ?) qui, contraint de quitter son pays, a gravé les plus vives lumières dans l’écriture de l’Histoire de la France et de l’Algérie, et de l’Histoire tout court. Sa puissante vie intérieure lui permet de vivre dans le même temps une multiplicité d’états. Il vit intégralement le monde. On le voit gouverner, chevaucher ou méditer pendant des heures, combattre et tuer, punir et pardonner, lire et penser, aimer et prier, construire et soutenir, écrire et contempler. Les paradoxes qu’il affronte avec hardiesse ne sont pour lui que la manifestation de l’Unité du monde et ainsi de l’Unité du divin.

Résistances

Le temps de l’innocence

Hâdj à vingt ans

Lors de ce voyage, grande première initiation spirituelle, Abd el-Kader a vu autour de « l’Axe du monde » qu’est la Ka’aba pour les musulmans tourner et prier tous les peuples de la Terre. L’islam de la Guetna de son enfance ici se déploie dans une diversité de visages, de langues, de cultures, mais tous ont le cœur au même diapason. L’universalité de la révélation muhammadienne élargit d’un coup sa conscience d’être musulman au monde, le fait déborder de gratitude. Abd el-Kader contemple le vaste espace de !’Unicité. Ce voyage à La Mecque sera mémorable et total, le disciple a entrevu l’océan qu’est son Seigneur.

Le temps de l’épée

L’Émir des croyants

Le 22 novembre 1832, c’est le jour de la cérémonie d’allégeance des principales tribus au nouveau maître qui se déroule sous l’arbre de Dardara encore visible à Mascara, comme sous la voûte de l’Arbre de la grâce, lorsque le Prophète reçut l’allégeance de ses compagnons. Puis quelques jours plus tard, dans la mosquée de Mascara, tout le peuple rassemblé écoute son nouvel Émir lire sur l’honneur ceci : « Bien que je m’en sois énergiquement défendu, j’ai accepté d’assumer cette lourde tâche dans l’espoir de pouvoir unir la communauté des musulmans […], de refouler et battre l’ennemi qui envahit notre territoire dans le dessein de nous imposer son joug […]. » Abd el-Kader sait la tâche ingrate : réunir en un même ensemble des tribus disparates, rivales et foncièrement rebelles à toute autorité est un défi. Ce jour-là pourtant, ils écoutent leur jeune Émir. 

Avec ardeur, il s’engage dans le combat, assuré de sa force intérieure, augmentée de la reconnaissance comme Émir voulue par tous. Il est l’élu et si le – petit – djihâd (la guerre des hommes) n’est pas son inclination première, il se plie à son destin sans jamais oublier son vœu premier : le grand djihâd, la guerre intérieure contre le mal.

Un « khalifat de lumière »

Il fait la guerre mais, en habile tacticien, il cherche sans cesse les occasions de paix pour reprendre des forces, consolider l’union des tribus, asseoir l’autorité de l’État. 

Le premier traité de paix signé deux ans après le début du djihâd, en mai 1834, avec le général Desmichels arrache à celui-ci la reconnaissance d’Abd el-Kader comme Sultan des Arabes et comme chef d’un territoire (de la frontière marocaine au centre du pays) qu’il peut administrer en toute indépendance politique. Contrepartie : reconnaissance de la souveraineté française hors de ce territoire. Pour sceller la paix, Desmichels lui remet un sabre que lui offre le roi Louis-Philippe.

Prisons

Libération

Paris pour un « héros défait »

Libéré, Abd el-Kader est invité à découvrir la capitale à l’automne 1852. Il est célébré, honoré, courtisé, Napoléon III veut pour son hôte le faste le plus visible pour réparer l’injure, mais aussi pour gonfler les ailes de sa propre gloire. Tous veulent « voir » l’Arabe, le « sabreur magnanime » qui résista à la première armée du monde. Il est le vaincu certes, mais dans ce Paris flamboyant et conquérant, on le fête comme un vainqueur. Étrange. Voilà un homme qui a échoué, mais qui rayonne d’une aura contagieuse. La défaite historique se mue en victoire silencieuse. 

La communication autour de ce séjour est maximale, la presse en Algérie relate ce voyage à grand renfort d’images et de phrases grandiloquentes pour démontrer le succès de l’entreprise coloniale puisqu’un de ses plus ardents ennemis a su faire la paix. Mais l’homme est aussi admiré par ses ennemis : sa grandeur les ennoblit. À eux le renom ! Avoir combattu un tel homme, quel courage ! 

[…]

« Abd el-Kader est devenu le lion de nos réjouissances publiques », titre L’1llustration. La foule et les journalistes se déchaînent pour voir le lion « féroce et doux » (Victor Hugo) dans la gloire de sa défaite. Le « lion muselé », « le Napoléon du désert ».

Illuminations

L’héritage prodigieux

Ibn Arabî, le maître secret

Lors de son premier pèlerinage à l’âge de vingt ans, Abd el-Kader avait déjà reçu la Khirqa akbarya(le « manteau initiatique » que le maître soufi remet à son disciple comme symbole detransmission de sa connaissance) de son père qui lui-même l’avait reçue de son père qui lui-même l’avait reçue de l’imam soufi Sidi Murtada al-Zabidi (mort en 1791). Ibn Arabî est sonmaître invisible qui le guidera toute sa vie durant en lui inspirant ses plus grandes méditationsmais aussi ses engagements. Il puise en abondance dans la source surabondante Ibn Arabî, dont le prénom Muhyî ed-Dîn signifie celui qui « donne vie » à la religion, le même prénom que celui dupropre père d’Abd el-Kader.

[…]

La sainteté est un fleuve de bénédictions qui court dans le temps musulman, incarnées par des figures qui ont les perles d’un chapelet s’augmentant au fll des élections divines. Chacune irradiant une lumière nouvelle, mais toutes révélant l’« Orient » de la Lumière muhammadienne, source infinie de miséricorde divine pour les mondes. Au XIXe siècle, la perle Abd el-Kader est sans doute la dernière des plus illustres. À chaque génération, dit-on en islam, se lève parmi les Éveillés un saint accompli. Abd el-Kader rappelle aux hommes qu’ils ne peuvent vivre dans un monde sans esprit, il voudrait actualiser cette perfection muhammadienne présente en puissance dans toute créature humaine. Il est un de ces derniers « hommes parfaits » dont la sainteté restera inscrite dans un contexte historique, politique et religieux totalement inédit, inconnu de la longue lignée de saints de l’islam et des Éveillés qui l’ont précédé.

Le pèlerinage ultime

Rapt seigneurial

C’est la mère des cités, la cité bénie de La Mecque, qui va accueillir l’illumination majeure d’Abd el-Kader. Les pages relatant – dans différentes Haltes – ce pèlerinage sont bouleversantes. C’est au cours d’une longue retraite que notre homme accomplit pleinement son nom, ce nom de « serviteur, adorateur » (Abd), un état de vassal face à son suzerain. Son nom ici lui ouvre grand les portes de l’initiation ultime. Ce second pèlerinage s’effectue en 1863, près de quarante ans après le premier, accompli à l’âge de vingt ans.         

[…]

Suprême privilège offert par le mufti de La Mecque, il loge au cœur même de l’enceinte du Harâm, l’enceinte sacrée. Durant une année entière, il ne quitte pas son abri lové à l’épicentre de la naissance de l’islam sinon pour se rendre aux prières canoniques à la Grande mosquée. Puis c’est Médine, l’autre sublime abri, le tombeau du Prophète. Il y adopte le même type de vie ascétique, considérant avec mépris le trésor accumulé à force de dons des fidèles qu’on veut lui faire admirer. 

[…]

Les grâces sont surabondantes, le pèlerinage va durer presque deux ans. Mais un « jour auprès de votre Seigneur est comme mille ans selon ce que vous comptez», alors il perd, on dirait, la notion du temps. En Syrie, sa famille s’inquiète de son silence au point qu’on le croit mort. D’une certaine manière, il est mort au monde. Il se tient loin, sur les traces intimes de son Prophète, il boit à la coupe du « modèle excellent ». On dit des saints que « la prophétie a pénétré leurs flancs ».

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