.
Gilles
Castelnau
Ce tableau a
une allure un peu puritaine avec
notamment ce fond noir. La jeune fille ne semble
pas triste, tout au plus songeuse ou plutôt
méditative. Cela me semble tout à fait dans le
style de l'Allemagne de cette époque, de la
Réforme luthérienne, contrairement à
l'exubérance des tableaux italiens de la même
époque, comme ceux du Titien, qui ne sont certes
pas peints sur fond noir. Le Titien aurait
ajouté des bijoux à la jeune fille, alors que
Cranach n'en a pas peint un seul, à l'exception
d'un tout petit noeud noir qui ferme son
corsage. Elle n'a ni perles, ni bagues, ni
boucles d'oreilles. On est dans l'ambiance de la
Réforme luthérienne : on ne vit pas dans la
joie, dans l'exubérance d'une vie naturellement
bonne. L'homme, depuis son enfance se sent
responsable de lui. Martin Luther le lui a
certainement fait comprendre en lui faisant son
catéchisme. Il a dû lui dire : « tu es responsable de
toi-même. On ne dépense pas son argent pour se
faire plaisir mais pour construire un monde
meilleur. »
Le fondement
de la Réforme est cette phrase de Luther
à la diète de Worms, devant l'empereur Charles
Quint et le légat du pape :
« A moins
qu'on ne me convainque par des attestations de
l'Écriture ou par des raisons évidentes, ma
conscience est captive des paroles de
Dieu ; je ne peux et ne veux rien
rétracter. Car il n'est ni sûr ni honnête
d'agir contre sa propre conscience. Je m'en
tiens là. Je ne puis faire autrement. »
Magdalena
Luther, La fillette du portrait, est
bien une petite protestante de l'Allemagne
renaissante protestante du 16e siècle. Elle montre
par sa tenue qu'elle porte effectivement la
responsabilité de sa vie, du monde. Elle est
puritaine.
La
Renaissance est faite des idées nouvelles
qui commençaient à naître et enthousiasmaient
les hommes. Les grandes découvertes, le retour
vers les auteurs anciens grecs et latins :
l'homme se sentait émancipé.
Luther a-t-il
été influencé par Cranach et par tous
les autres humanistes et les a-t-il influencé à
son tour ? En fait, ils ont, ensemble,
participé à ce grand mouvement de la
Renaissance. Cranach était un peu plus âgé que
Luther, il avait onze ans de plus. On peut
imaginer qu'il disait à Luther que les hommes
devaient être conscients de leur
responsabihlité personnelle devant Dieu, que
chacun peut être dépréoccupé de soi-même et n'a
pas à faire ses preuves. C'est bien le sens de 95 Thèses de Luther
qui lui ont permis de se tenir debout, lorsqu'il
fut mis au ban de l'Empire, à la diète dde Worms
en 1521, face aux représentants du saint Empire
et de la sainte Église.
.
Élisabeth
Foucart-Walter
Une
identification rétablie
En 1910, le Louvre fit
l’acquisition à la galerie Léonce et
Paul Rosenberg, à Paris, d’un délicat Portrait de fillette
par Lucas Cranach l’Ancien, dont le modèle était
alors inconnu, et les choses en restèrent là
jusqu’en 1933.
La «
découverte » d’une gravure par Georges Giraudon
Dans le Bulletin des
Musées de France de février 1933,
Édouard Michel proposa d’identifier cette jolie
demoiselle avec Magdalena
Luther, la fille du Réformateur Martin
Luther (1483-1546), à la suite de la récente «
découverte » faite par l’éditeur de
photographies bien connu Georges Giraudon d’une
gravure au Cabinet des Estampes de la
Bibliothèque nationale ; très proche du tableau
du Louvre, elle portait une inscription en latin
donnant l’identité du modèle : Magdalena, fille
de Martin Luther et de Katharina von Bora, née
en 1529 et morte le 20 septembre 1542 à l’âge de
14 ans.

Magdalena,
fille de Martin Luther et de Katharina von
Bora,
née en 1529 et morte le 20 septembre
1542 à l'âge de 14 ans
(mention de 1699)
Gravure anonyme
Édouard Michel enquêta : cette
gravure, déjà connue de la littérature
allemande, était tirée de la Vita D. Martini Lutheri
de Christian Juncker éditée à Francfort et
Leipzig en 1699. Une image postérieure de plus
d’un siècle et demi à l’époque de Luther, mais
qui pouvait fort bien se fonder comme telle sur
une tradition plausible.
Le
portrait analogue conservé à Wittenberg
En plus de la gravure, il existe en effet à la
Staatliche Lutherhalle de Wittenberg – faut-il
rappeler que Wittenberg est un haut lieu du
luthéranisme puisque que Luther y afficha en
1517 ses fameuses 95 thèses contre les
indulgences ? −, un portrait, cité également par
Édouard Michel, et considéré de longue date
comme celui de Magdalena Luther peint par
Cranach :

Portrait
de Magdalena Luther
D'après Lucas Cranach, copie ancienne
Ce tableau entra à la bibliothèque de Wittenberg
en 1860, légué par le Dr. Augustin, pasteur à
Halberstadt ; antérieurement, il avait appartenu
au juriste et poète Magnus Gottfried Lichtwer
(1719-1783) puis au peintre portraitiste Georg
Friedrich Adolph Schöner (1774-1841), deux
personnalités, soulignons-le, de la bonne
société réformée de Wittenberg et de
Halberstadt. Il s’agit à l’évidence d’une copie
ancienne, de facture un peu modeste, peinte
d’après un original de Cranach qui n’est autre
que le tableau apparu en 1910 (on ne sait rien
de la provenance de ce dernier) et acheté alors
par le Louvre. L’effigie gravée de la fille de
Luther avait elle-même connu une certaine
fortune dans le monde luthérien. C’est ainsi que
Magdalena trône en quelque sorte au centre d’une
estampe du début du XVIIIe siècle, avec Luther
et son épouse au registre supérieur et les
propres parents du Réformateur à la partie
inférieure

Portraits de la
famille de Martin Luther
Engelhard Nunzer
(+ 1733)
Des
arguments de style longtemps opposés à
l’identification du modèle avec Magdalena Luther
S’il s’agit de Magdalena Luther, en raison de
sa date de naissance (1529) et de l’âge apparent
de la fillette représentée (une dizaine d’années
environ), le tableau se situerait vers
1539-1540. Au cas où il s’agirait d’un portrait
rétrospectif commandé par Luther à Cranach pour
garder le souvenir de sa fille dont la
disparition l’avait beaucoup affecté, il
pourrait même être légèrement postérieur à
septembre 1542. Or, une telle datation entre
1539 et 1542 a été jusqu’ici rejetée par la
plupart des spécialistes de Cranach pour des
raisons d’ordre stylistique, et par voie de
conséquence l’identification avec Magdalena
Luther écartée. Ainsi, Max Friedländer et Jakob
Rosenberg situent le portrait du Louvre vers
1520 dans leur corpus réputé de Cranach de 1932
(ils excluent qu’il puisse s’agir de Magdalena
Luther et connaissent bien entendu la copie de
Wittenberg), datation reprise dans l’édition
française révisée de 1978. Werner Schade fait de
même en 1974, dans sa monographie sur l’artiste.
Pour notre part, nous avions opté dans le
catalogue des peintures allemandes du Louvre, en
1981, pour le titre − prudent − de Portrait présumé de Magdalena
Luther, mais, à une date plus récente,
nous écrivions que cette « identification
semblait, hélas !, relever de la pure légende »
(1997). Cela dit, cette convergence des
historiens d’art pour retenir une date proche de
1520 se fondait sur la seule analyse d’une
évolution du style chez Cranach l’Ancien qui
n’est, convenons-en, pas assez évidente pour
s’imposer comme une preuve irréfutable... Le
portrait de la Lutherhalle devait finir lui-même
par être débaptisé, tout en ayant paradoxalement
les honneurs d’une reproduction en couleurs, en
couverture d’une publication de 1986 sur les
collections luthériennes de Wittenberg
L’examen
dendrochronologique venant au secours de
Magdalena Luther…
Un nouvel élément devait être apporté par les
examens dendrochronologiques (consistant à
mesurer les anneaux de croissance annuels d’un
arbre) effectués en 1981 puis en 1983 par le Dr
Peter Klein, spécialiste allemand de cette
discipline, sur l’ensemble des panneaux de
Cranach du Louvre. Il est apparu dans le cadre
de cette étude que notre portrait avait été
peint sur une planche provenant d’un hêtre
abattu en 1521 ; considérant un temps de séchage
moyen de deux ans, le Dr Klein proposa de situer
le portrait du Louvre vers 1523, datation que
nous avons alors suivie sans réticence.
Toutefois, le Dr Klein avait aussi établi que
quatre autres tableaux de Cranach avaient été
peints sur des panneaux provenant de ce même
arbre. Or, chacun porte une date différente : 1525 pour le Portrait d’une
jeune femme d’Helsinki, 1526 pour celui de Hans (?) Melber de
Munich, 1528 pour le Jeune
patricien de Berlin et enfin 1535 pour L’Âge d’argent du
Louvre.

L'Age
d'argent, 1535
Lucas Cranach l'Ancien
Heureuse coïncidence qui fait que deux tableaux
de Cranach provenant du même arbre, notre Magdalena et L’Âge d’argent, se
retrouvent aujourd’hui dans une même salle au
Louvre ! Preuve en tout cas que Cranach gardait
assez longtemps dans son atelier des panneaux en
réserve, ce qui est tout à fait compatible avec
une exécution du portrait du Louvre quelques
années (mettons entre quatre et sept ans) après
L’Âge d’argent de
1535.
Une
réhabilitation : du présumable à la certitude
Dès lors que l’objection d’une date d’exécution
trop précoce peut être écartée, pourquoi cette
fillette ne serait-elle pas Magdalena Luther que
Cranach aurait peinte sur un petit panneau resté
dans son stock depuis une bonne quinzaine
d’années ? Comme on le sait, Cranach, relayé par
son atelier, a peint, dessiné et gravé à maintes
reprises les grandes figures du monde luthérien
: Martin Luther lui-même et son épouse Katharina
von Bora, ses parents, mais aussi les princes et
princes-électeurs de Saxe engagés dans la
Réforme ainsi que diverses figures de la
noblesse beaucoup moins connues. Notre gentille
Magdalena tranche justement avec les effigies
parfois quelque peu clinquantes et arrogantes de
ces princes luthériens – comme le portrait du
Louvre de 1531 montrant Jean-Frédéric le
Magnanime, futur prince-électeur de Saxe, dans
toute sa superbe.

Jean-Frédéric le
Magnanime, 1531
Lucas Cranach l'Ancien
On est ici beaucoup plus proche de l’esprit
d’un autre portrait de Cranach au Louvre, Caspar von Köckeritz :

Caspar von
Köckeritz
Lucas Cranach l'Ancien
Ce seigneur saxon à qui Luther dédia en 1530 sa
traduction en allemand du 111e Psaume de la Bible.
Mêmes harmonies sombres, même sobriété pleine de
distinction. On sent bien qu’avec cet attachant
portrait d’enfant on est en présence d’une œuvre
assez intime, très probablement destinée à
Martin Luther lui-même : la fillette, presque
trop sage et réservée, se détache sur un fond
sombre qui la met en valeur ; seules animations
de cette effigie à la limite de la monochromie,
une longue et souple chevelure blonde, des mains
fines et délicates, un corsage crème élégamment
barré de rubans horizontaux. Magdalena a-t-elle
été peinte lorsqu’elle avait une dizaine
d’années, à moins qu’il ne s’agisse d’un
portrait-souvenir exécuté au moment de son décès
(1542) ? On ne le saura jamais.
Toujours est-il que cette Magdalena, si tôt
enlevée à l’affection de ses parents, apparaît
dans les écrits mêmes de Luther (Tischreden) comme dans
les textes qui, au fil du temps, ont formé une
sorte de légende dorée autour du Réformateur.
Ainsi, le célèbre Jules Michelet, dans ses Mémoires de Luther (la
première édition remonte à 1835), rapporte la
très charmante anecdote suivante : Magdalena
aurait un jour refusé de chanter un choral de
son père, alors que sa mère l’y invitait
vivement. Luther, prenant fait et cause pour la
petite chanteuse rétive, aurait dit : « Rien de
bien par la force. Sans la grâce, il ne résulte
rien de bon des œuvres de la loi ».
voir aussi
Gilles
Castelnau et Élisabeth Foucart-Walter
Lucas Cranach l'Ancien
Gilles Castelnau et
Élisabeth Foucart-Walter La Vierge à l'œillet
Gilles Castelnau Anton Fugger
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