Spiritualité des images
Lucas Cranach
l'Ancien
1472-1553
Peintre et graveur humaniste
l'un des plus illustres de la Renaissance germanique
peintre officiel à la cour de Saxe
ami de Martin Luther
Dialogue au Louvre de Elisabeth
Foucart-Walter
conservateur en chef au
Département des peintures au musée du Louvre
et du pasteur Gilles Castelnau
dans le cadre d'une émission
de Luc Ponette « Une vie, une œuvre »
pour la radio France
Culture, 2 janvier 2005
Louvre, aile Richelieu, 2e étage,
salles 7 et 8
.
Portrait d'un
gentilhomme
de la famille Köckeritz
Élisabeth
Foucart-Walter : Ce portrait a
été un temps anonyme et grâce aux armoiries qui
se trouvent sur sa bague, on a pu, dès 1932, identifier
le modèle avec Kaspar von Köckeritz qui était un
proche de Luther. En effet, ce personnage porte à l'index de
la main gauche une bague sur laquelle on distingue des armoiries
(trois fleurs de lys jaunes sur fond bleu) : les
spécialistes d'héraldique allemands y ont reconnu
celles des Köckeritz (Köckritz), une famille noble saxonne
originaire de Meissen.
Quelque cinquante ans plus tard, l'identité exacte de ce
Köckeritz devait être précisée. On put
établir qu'il s'agissait de Caspar von Köckeritz,
à cause des initiales qui surmontent les armoiries de la
bague : CA V K R, soit CA(spar) V(on) K(öcke) R(itz)
- le C n'est aujourd'hui presque plus lisible.
Point de fond bleu vif ni de coloris
clinquants, pour ce portrait, mais une grande sobriété,
voire sévérité, dans la gamme chromatique des
noirs qui accompagne l'attitude recueillie de ce fidèle de
Luther : ne tient-il pas un chapelet, détail qui de nos
jours pourrait surprendre ? Cet objet devait être, comme
on le sait, proscrit par les Réformateurs, qui ne
manquèrent pas de critiquer le caractère
mécanique de cette pratique de prière et son lien trop
étroit avec le culte marial ; mais nous sommes ici dans
un monde encore très ancré dans la tradition
médiévale et de tels chapelets apparaissent encore,
çà et là, dans divers portraits de
l'époque, certains de Cranach, représentant des
Réformateurs, et ces chapelets-là valent alors comme
signe d'engagement religieux ; le chapelet de Caspar von
Köckeritz, formé de simples boules (d'ambre ou de
buis ?), est très sobre, tout comme le collier, les deux
bagues et l'anneau porté à l'index gauche - tous
des bijoux courants. Autant d'éléments qui concourent
ici à donner de ce seigneur saxon l'image d'un homme tout
entier voué au service de la foi luthérienne par sa
dévotion personnelle et sa retenue morale.
Ayant adhéré aux idées
nouvelles de Luther, il les propagea avec conviction dans ses terres
seigneuriales de Seese, héritées de son père.
Ce portrait se rattache très
probablement à la dédicace que Luther fit à
Caspar von Köckeritz de sa traduction en allemand du
Psaume 111 de la Bible, le 28 novembre 1530.
Köckeritz s'établit à Wittenberg où il
demeura en constante et étroite relation avec Luther
(Wittenberg est également la ville de Cranach). En 1543,
il devint conseiller du prince Joachim II de Brandenbourg et
bailli de la région de Potsdam, et ce
jusqu'en 1562.
Il mourut le
8 décembre 1567 à Wittenberg, où il
fut inhumé dans l'église paroissiale, sa femme le
rejoignant le 27 juillet 1570.A travers les archives et documents qui nous
sont parvenus - notamment une partie de sa bibliothèque
léguée par son épouse à la paroisse de
Wittbrietzen - Caspar von Köckeritz apparaît comme un
lecteur attentif de la Bible et des écrits des
Réformateurs, ceux de Luther au premier chef ; ses
commentaires manuscrits sont essentiellement rédigés en
allemand, mais il emploie parfois quelques bribes de latin, preuve
qu'il possédait des rudiments de la langue des lettrés
de l'époque. Par ailleurs, sa fortune et ses biens semblent
avoir été non négligeables, ce que ne laisse pas
deviner la sobriété de son apparence vestimentaire.
Gilles Castelnau : On ne peut pas séparer le grand élan,
la grande vague de la Renaissance allemande, du mouvement
théologique de la Réforme luthérienne. Luther
a-t-il pensé sa Réforme parce qu'il était avant
tout un homme de la Renaissance ou inversement est-ce le
luthéranisme qui a influencé le mouvement de la
Renaissance en Allemagne, peu importe. Si on compare ce portrait de
Cranach avec les portraits qui peuvent avoir été peints
à la même époque ou précédemment,
dans l'Italie catholique, par exemple, on remarque une profondeur du
regard, une attitude méditative marquée par un
sentiment de responsabilité devant la vie, le monde et
soi-même.
De plus, malgré sa tenue de
personnage important, les deux belles bagues qu'il porte au doigt, la
chaîne d'or à son cou et son beau manteau de fourrure,
on est très loin ici du luxe extravagant des peintures du
Titien de l'Italie de cette époque, où l'on se laissait
emporter par le fleuve d'une joie exubérante, de l'argent et
du plaisir, peintures ne manifestant pas de préoccupations
spirituelles. Par contre à cette époque, les Allemands
avaient cette réflexion un peu angoissée,
tourmentée. Luther, moine anxieux trouvait l'apaisement dans
la Bible et comprenait que l'on pouvait n'être ni
angoissé ni prétentieux. En langage théologique
il disait « nous sommes des
pécheurs et des pécheurs
pardonnés ». Le
message de la
« grâce »
nous permet d'être dépréoccupé de
soi-même malgré le mal ou le bien que l'on pense de
soi.
L'homme représenté sur ce
tableau de Cranach me semble très protestant dans la mesure
où il peut assumer son existence sans orgueil, sans sotte
prétention.
.
Vénus dans un
paysage, 1529
Élisabeth
Foucart-Walter : Cette
Vénus nue est vêtue seulement d'un petit voile de
pudeur, d'un chapeau rouge et d'un collier rouge également. A
l'époque cette nudité n'était pas ressentie
comme érotique. D'ailleurs, il est possible que Cranach ait
pas peint le voile de pudeur aussi transparent et que celui-ci le
soit devenu à la suite de nettoyages successifs que le tableau
a connus au cours des siècles !
Les épicéas peints
derrière Vénus sont splendides ainsi que la ville
représentée au fond. On remarque aussi des cailloux sur
le sol ainsi qu'au milieu d'eux et à côté des
pieds de la jeune Vénus, un tout petit dragon ailé qui
est le monogramme de Cranach, la marque de son atelier et qui porte
la date de 1529.
Gilles Castelnau : La marnière de peindre la nature de Cranach
plus pessimiste que la manière de peintres italiens.
Contrairement aux peintres protestants, les peintres catholiques
peignent en général une nature heureuse, souriante,
bienveillante. Les protestants peignent une nature « déchue », comme disent les théologiens : souvent
les arbres ont des branches cassées. Ce monde permet
certainement d'y vivre heureux et la Vénus est très
belle. Néanmoins tout n'y va pas pour le mieux.
Quant au voile qui est si diaphane, sa
transparence m'étonne. Comment le puritanisme de Cranach et de
toute la société allemande de l'époque
pouvaient-ils accepter des femmes aussi nues ? On y voit
même des poils qui ne sont habituellement jamais
représentés dans la peinture !
Élisabeth
Foucart-Walter : C'est sans
doute une référence à l'antique où la
nudité était parfaitement admise et certainement pas
ressentie comme érotique.
.
Portrait de
Jean-Frédéric le Magnanime, 1531
Élisabeth
Foucart-Walte : Le tableau a
été peint en 1531, ce qui explique que
Jean-Frédéric le Magnanime est représenté
en prince héritier de Saxe, puisqu'à cette date il
n'avait pas encore succédé à son père
Jean le Constant.
Contrairement aux portraits aux couleurs
modérées, ce tableau-ci est très coloré,
avec son fond bleu. Le personnage y est représenté avec
un chapeau très élégant ; il porte un col
de fourrure comme souvent les grands personnages de l'époque.
Il a une grande chaîne autour du cou, qui se détache sur
sa chemise brodée.
Il a, au bout d'une chaîne un bijou
dont je n'ai jamais vraiment percé la signification. Un bijou
comparable sur un tableau voisin représente manifestement un
cure-dents, considéré comme extrêmement chic
à l'époque ; mais celui-ci est peut-être
trop grand pour en être un. Il porte à l'index, comme on
le faisait à l'époque, une bague avec une pierre
précieuse.
Ce portrait est un peu tapageur. Cranach a
peint une grande quantité de ces princes électeurs qui
ont d'ailleurs soutenu Luther et fait sa
célébrité et sa gloire.
Gilles Castelnau : Ce prince, malgré son luxe, son collier et
son magnifique vêtement, sa bague et son splendide chapeau, sa
belle barbe et sa moustache si bien peignée est beaucoup moins
somptueux que les portraits des grands personnages italiens. Il a,
certes, le menton un peu levé, les yeux baissés de
façon qui me semble un peu méprisante, sa bouche me
paraît un peu arrogante. Il me semble un peu agaçant.
S'il était plus jeune on dirait : « il a une tête à
claques ! »
Bien sûr, Cranach devait satisfaire
ces grands personnages qui lui payaient très chers ses
tableau. Peut-être aussi, après tout, ce personnage
avait-il réellement ce caractère un peu m'as-tu-vu que
ce tableau dénoncerait alors ici.
.

L'Age
d'argent, 1535
Élisabeth
Foucart-Walte : Ce tableau
date de 1535. Son sujet est difficile à comprendre.
Cranach en a peint d'autres analogues qui sont également
énigmatiques. Plutôt que des « Effets de la
jalousie », comme on a dit
parfois, on parle plutôt aujourd'hui du vieux mythe de l' « Homme
sauvage ».
Il y a un rocher fantastique, en haut, avec
une sorte de construction, de citadelle menaçante, ce qui
n'est pas dans l'époque des « Hommes
sauvage ». On a aussi
remarqué que les femmes regardent les hommes se battre, et que
l'une d'elle entourées de jeunes enfants fait penser à
la figure de la Charité.
La raison de ce combat n'est pas claire. Ce
tableau est évidemment chargé de symboles dont le sens
nous échappe aujourd'hui. Il pousse certainement à la
méditation.
Gilles Castelnau : Ne pourrait-on pas penser à la terrible
Guerre des Paysans (1524-26), dirigée notamment par Thomas
Müntzer contre les princes allemands au nom d'une
compréhension radicale de la Réforme des institutions
de l'Empire. Elle a été le théâtre
d'atrocités et de tortures. Luther y a pris une position
conservatrice au côté des princes, protestants et
catholiques coalisés contre les pauvres paysans.
Cranach aurait-il dans ce tableau
manifesté son horreur des abominations commises, sans oser,
naturellement, l'exprimer de manière trop claire. Ceci
pourrait peut-être expliquer le côté
énigmatique de ce tableau.
Le personnage féminin de la
Charité, si paisible et détournant les regards de la
bataille, montrerait alors combien elle est choquée de cette
brutalité et de cette méchanceté dans un monde
où les hommes doivent s'aimer.
Voir aussi
Gilles Castelnau et Élisabeth
Foucart-Walter Magdalena fille de Martin Luther
Gilles Castelnau et Élisabeth
Foucart-Walter La
Vierge à l'œillet
Gilles Castelnau Anton
Fugger
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