
Penser la foi
pour un libéralisme évangélique
André
Gounelle
Ancien doyen de la Faculté de
théologie protestante de Montpellier
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André Gounelle
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Parler du Christ
Dieu encore et toujour
2 avril 2020
Dans cet important livre, avec sa clarté habituelle, le professeur André Gounelle présente le protestantisme libéral : l’individualisme, l’autorité et la liberté, l’Esprit, la création, le salut, la prière, les sacrements, les miracles.
Voici le chapitre sur « L’émergence du protestantisme libéral »
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L’émergence du protestantisme libéral
Émergence et naissance
[...] J’ai pris pour titre non pas « la naissance » du libéralisme mais son « émergence », autrement dit, le moment où il apparaît en plein jour et se manifeste avec une force suffisante pour prendre place parmi les courants marquants d’une époque.
Le néoprotesstantisme
A mon sens, ce moment se situe à la fin du XVIIIe siècle. Certes, on peut citer des précurseurs : ainsi, au XVIe siècle, S. Castellion qui souligne la pluralité de la vérité et la légitimité d’interprétations différentes de la Bible ; ou encore F. David et F. Socin qui créent en Transylvanie et en Pologne des Églises unitariennes. Mais ces hommes, et ceux qui les ont suivis, ont à leur époque une audience restreinte et une influence limitée.
Par contre, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on n'a plus affaire à des marginaux. Un tournant d'une ampleur considérable s'opère dans la culture européenne en général et dans le protestantisme en particulier. Ernst Troeltsch l'a justement relevé. Par leur tournure d'esprit, leur sensibilité et leurs attitudes, Luther, Zwingli et Calvin, explique-t-il, ressemblent plus aux catholiques du XVIe siècle qu'aux protestants modernes. Les différences entre les Réformateurs et leurs héritiers l'emportent de beaucoup en importance et en profondeur sur celles qui les séparaient de leurs adversaires contemporains. Ils raisonnaient dans un cadre social et avec des catégories de pensée identiques, alors que les problèmes pratiques et les démarches intellectuelles des protestants d'aujourd'hui n'ont plus grand-chose de commun avec les leurs. Les temps ont tellement changé qu'on ne vit, ne pense et ne croit plus de la même manière qu'à l'époque de la Réforme et à celle de la période classique. Qu'on le veuille ou non, on appartient à un autre monde culturel et spirituel. Troeltsch estime que, dans l'histoire du christianisme occidental, la véritable coupure se produit non pas au XVIe siècle avec la Réforme, comme le prétendent volontiers les historiens protestants, mais au XVIIIe avec les Lumières. Une époque s'achève et une nouvelle ère commence.
Petit à petit grandit ce que Troeltsch appelle le « néoprotestantisme », qu'il oppose souvent à « l’ancienne orthodoxie ». Le terme un peu pédant de « néologues » utilisé dans les années 1780-1810 pour désigner les partisans des idées nouvelles, cédera la place à l'appellation « libéraux ». Quatre facteurs entraînent une profonde transformation : l'essor de la critique biblique ; une nouvelle conception de la vérité ; la laïcisation de la société ; la réhabilitation de l'émotion ou de l'affectivité (autrement dit, la mise en avant de facteurs existentiels face à la prédominance du conceptuel).
La critique biblique
Dès le XVIIe siècle, chez divers auteurs (tels que les protestants Cappel er Grotius, le juif en rupture de synagogue Spinoza, le catholique non conformiste Richard Simon) apparaît, de manière d’abord timide et tâtonnante, une nouvelle approche de la Bible. Elle s'interroge sur la rédaction et la transmission des livres canoniques, sur la manière dont ils racontent les événements, sur les documents qu'ils ont utilisés, sur les genres littéraires dont ils relèvent, sur leur contexte historique et littéraire. Cette méthode, dite historico-critique, se développe au XVIIIe et surtout au XIXe siècle. Elle démontre que la Bible contient des mythes, des légendes, des fables. Les mentalités, les connaissances, les coutumes de l'époque s'y reflètent. La littérature religieuse du Moyen-Orient ancien a inspiré de nombreuses pages de l'Ancien et du Nouveau Testament. Plusieurs écrits bibliques ont fait l'objet de remaniements rédactionnels et de modifications successives avant d'arriver à leur forme définitive. Les manuscrits dont nous disposons présentent d'ailleurs des variantes non négligeables. Longtemps, sans se demander d'où elle vient ni comment elle nous est parvenue, on a vu dans la Bible un livre homogène, au texte avéré, clair, transparent, ayant un caractère sacré et revêtu d'une autorité surnaturelle. Implicitement, parfois explicitement, on considérait que Dieu l’avait directement dictée et en était le véritable auteur. La critique historique fait découvrir qu'elle est l’œuvre d'individus, de groupes et de communautés; elle exprime leurs sensibilités, leurs conceptions, voire leurs superstitions ; elle est diverse, parfois contradictoire et souvent énigmatique.
Quand on voit dans le recueil biblique non plus une révélation divine infaillible, mais un témoignage humain imparfait rendu à une authentique expérience spirituelle de rencontre avec Dieu, la lecture qu'on en fait devient critique. Elle s'efforce de distinguer le message qu'il contient du langage qui l'exprime. Cette démarche caractérise et nourrit le libéralisme du XIXe siècle, alors que ses adversaires la refusent et défendent souvent l'inspiration littérale des livres canoniques - leur « théopneustie », selon une expression qui sert de titre à un livra du Genevois L. Gaussen en 1840 dont une édition remaniée parait en 1842. De toute manière, ni les uns ni les autres ne lisent l'Ancien et le Nouveau Testament comme au XVIe siècle. La relation avec le texte change : au lieu de le considérer comme un point de départ absolu et d'en faire un donné indiscutable à partir duquel on travaille, on voit en lui un produit. Il résulte d'un processus complexe et compliqué (inspiration et transmission historique) qui l’explique et l’éclaire au moins en partie.
Qu'est-ce que la vérité ?
Le deuxième facteur de changement relève de la réflexion philosophique sur la nature et les démarches de la connaissance humaine. Dans ce domaine également, la fin du XVIIIe siècle a marqué un tournant important avec le surgissement de ce qu’on appelle « l’idéalisme ». En philosophie, ce terme ne renvoie pas comme dans le langage courant à « idéal » mais à « idée », c’est-à-dire à la structure de la pensée et du sujet connaissant.
Pendant longtemps a dominé une conception « objective » (on dit aussi « réaliste ») de la vérité qui la définit par la correspondance ou l’isomorphie (la ressemblance) entre le discours et la chose dont il parle. Le discours peut et doit refléter la réalité comme un miroir ou la représenter comme une photographie. Une affirmation est vraie quand elle décrit son objet tel qu’il est en lui-même. Les églises, les protestantes et la catholique, ont alors la conviction plus ou moins forte que leurs dogmes définissent exactement la nature profonde, l’essence intime ou la substance même de Dieu. Le croyant doit accepter les dogmes avec soumission, sans rien y changer. S’il les comprend, tant mieux. S’ils lui sont inintelligibles, qu’il se soumette mais qu’il n’essaie pas de les discuter ou de les modifier. La vérité ne dépend pas du sujet.
A la suite de Kant (dont les grandes Critiques paraissent entre 1780 et 1790), la réflexion philosophique souligne que notre description et notre analyse des objets dépendent tout autant de ce que nous sommes que de ce qu’ils sont. Avec des yeux différents, nous les verrions autrement. Nous les percevons à travers les « lunettes » de notre esprit qui tiennent à la constitution de notre être. Notre discours ne parle pas des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que nous les appréhendons en fonction de ce que nous sommes et de la situation où nous nous trouvons. La vérité apparaît foncièrement relative, ce qui veut dire relationnelle. Elle naît de la rencontre et de l’interaction entre un sujet connaissant et un objet connu, et le premier y joue un rôle au moins aussi important que le second.
Ce qui va conduire dans le domaine religieux à estimer que la doctrine ne parle pas de l’être de Dieu, mais de la manière dont il nous touche, nous atteint s’inscrit dans notre existence. Du coup, quand l’expérience et la pensée des hommes se modifient, la doctrine doit se transformer. Par exemple, lors que les conciles des quatrième et cinquième siècles rédigent les doctrines trinitaires et christologiques, ils utilisent les notions et concepts de la pensée hellénistique (en particulier du néoplatonisme). Ils ne disent pas la même chose que la philosophie de leur temps, mais ils en reprennent le vocabulaire et s’occupent de la « substance », de la « nature », et des « instances » de Dieu. Ce langage date, nous ne le comprenons plus guère et il ne correspond plus à la pensée de notre époque. Au lieu de maintenir les formules anciennes, il convient d’en trouver de nouvelles, mieux adaptées à notre contexte, en sachant qu’elles seront à leur tour, critiques et révisées.
Selon l’orthodoxie chrétienne, les dogmes sont des énoncés absolus et définitifs. Ils sont vraie en eux-mêmes et leur valeur ne dépend pas de celui les énonce, de son langage, de sa culture, des événements et des situations. Les théologiens libéraux acceptent le renversement kantien. Ils ne parlent plus de dogmatique, mais de l’enseignement ou de la doctrine de la foi (Glaubenslehrer). Ils ne veulent pas élaborer des dogmes qui soient des objets de foi, et qu’il faut donc nécessairement croire qu’on les comprenne ou non. Pour eux, la doctrine tente de penser de manière cohérente ce qu’on croit, elle donne une formulation réfléchie à ce qu’on vit dans l’expérience croyante ; elle est une expression relative de la vérité.
La laïcisation de la société
Le troisième facteur de changement tient aux mutations sociopolitiques que connaît la fin du XVIIIe siècle. L’indépendance des États-Unis d’Amérique, puis la Révolution française marquent le déclin et la fin de ce qu’on appellera vite « l’Ancien Régime ». Il s’ensuit une nouvelle manière de comprendre les rapports de l’Église avec l’État et la société.
Pendant longtemps, État et Église pratiquement se confondent même si théoriquement on les distingue. L’Église a une dimension politique et l’État une fonction religieuse. Appartenir à un pays implique de pratiquer le culte qui y a cours. A quelques exceptions près (les anabaptistes par exemple), tous estiment que la vraie foi ne gagne et ne garde un territoire que si elle y contrôle le pouvoir. On n’imagine guère qu’il puisse y avoir plusieurs religions dans une même nation et qu’un gouvernement soit tenu d’adopter une attitude de neutralité à leur égard. Sur ce point, Luther, Zwingli et Calvin ne se différencient guère de leurs adversaires catholiques. Ils veulent une cité chrétienne homogène d’où soit exclu tout dissident. Ils s’adressent aux rois, aux nobles, aux autorités politiques pour les convaincre, car de leur choix dépend celui de leurs sujets, ce qu’exprime l’adage Cujus regio eius religio. L’édit de Nantes adoucit ce principe sans l’abolir : il accorde un statut dérogatoire, un « privilège » comme on disait alors, aux protestants, tout en maintenant la règle. Seule en Europe la Transylvanie fait exception, et encore avec des limites et pendant peu de temps.
Durant le XVIIIe siècle, l’imprégnation religieux de la société et de la culture diminue. Si les États restent encore officiellement religieux, les mœurs et les mentalités le sont de moins en moins. la philosophie des Lumières développe une pensée laïque qui n’ignore pas la religion mais qui s’affranchit progressivement des orthodoxies ecclésiales. La science d’abord, ensuite et plus lentement la philosophie, la morale, la politique rompent ou distendent leurs liens avec la théologie. Les horreurs de la persécution incitent à renoncer à l’objectif de n’autoriser qu’un seul culte dans une société. La conscience individuelle s’affirme et prend le pas sur les appartenances communautaires. On souligne que la foi relève de la conviction personnelle et nullement de choix collectifs. D’où une nouvelle conception et une nouvelle organisation des rapports de la religion avec la société. Les protestants veulent de moins en moins régenter l’État ; ils souhaitent simplement qu’il soit impartial. Ils entendent agir dans la société sur d’autres bases que celles de l’ordre religieux de jadis. Ils deviennent des partisans et des artisans d’une laïcité que leurs ancêtres du XVIe siècle auraient rejetée avec horreur, et ils préconisent une liberté religieuse que la Réforme n’a pas précisément pratiquée ni recommandée. Là aussi on passe d’attitudes doctrinaires et autoritaires à des comportements libéraux.
Parallèlement, beaucoup de protestants vont plaider pour la démocratie dans le domaine politique aussi bien qu’ecclésiastique Ils prétendent, en toute bonne foi mais à tort, que la Réforme est démocratique ou amorce la démocratie. En fait, la Réforme luthérienne insiste beaucoup sur la soumission aux princes qui tiennent, selon elle, leur légitimité et leur mandat de Dieu. La Réforme calviniste a une conception plutôt aristocratique du gouvernement de la cité, confié à des notables, et de celui de l’église, assuré par des « anciens ». Le néoprotestantisme du XIXe siècle se sépare nettement, sans en avoir toujours conscience, de l’ancien protestantisme, et penche pour une direction exercée par des commissions et assemblées élues par le « peuple » et lui rendant compte de leur gestion, ce qu’auraient catégoriquement refusé les protestants du XVIe siècle.
La réhabilitation de l’affectivité
Enfin, quatrième et dernier facteur de transformation, le XVIIIe siècle réhabilite l’émotion ou l’affectivité en religion comme dans d’autres domaines.
Au XVIIe siècle, à l’époque classique, la foi se veut sinon rationnelle, du moins raisonnée et raisonnable (avec des exceptions et des nuances). Les prédications sont en même temps très claires et très intellectuelles. Elles ressemblent à des cours de théologie à l’usage du peuple. Elles exposent et expliquent les principaux enseignements du catéchisme. Elles privilégient la connaissance de la doctrine.
Le XVIIIe siècle et à sa suite le romantisme mettent beaucoup plus l’accent sur l’émotion. Dans de célèbres Discours sur la religion, publiés en 1799, Frédéric Schleiermacher, un des pères du protestantisme libéral, écrit : « La foi est sentiment de dépendance absolue. » Quel que soit le sens qu’il donnait à cette formule (on en discute), beaucoup y ont vu l’affirmation de la primauté et du privilège de l’affectivité sur l’intelligence et la connaissance. Parallèlement, le catholique Chateaubriand, publie en 1802 Le Génie du christianisme, où il entend montrer que le christianisme est une religion aimable, touchante, qui procure de douces et fortes émotions, qui satisfait les besoins et les aspirations du cœur, alors que l’apologétique traditionnelle s’efforce plutôt d’établir la vérité de ses enseignements. Chateaubriand raconte sa conversion en termes significatifs : « J’ai pleuré, donc j’ai cru ». En protestantisme, se développe une spiritualité où on pleure aussi abondamment. En 1841, une dame protestante, de passage au Chambon-sur-Lignon, décrit ainsi le culte auquel elle a participé : « Dès les premiers mots, on a commencé à frémir et à la fin l’assemblée n’était qu’un sanglot. » On attend du pasteur qu’il soit un artiste virtuose plutôt qu’un savant professeur. On lui demande d’émouvoir, de faire vibrer comme un musicien soliste, pas en priorité en avant tout d’instruire comme un enseignant.
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