27 févrer 2004
Dans le Nouveau Testament, on
trouve entre quinze et vingt fois, l'affirmation que Jésus
nous a rachetés de la malédiction par son sang :
à qui cette rançon a-t-elle été
payée ?
La thèse des « droits du
démon ». Une réponse très
ancienne, déclare : au
diable. Par ses péchés, l'humanité
s'est vendue à Satan ; pour la libérer, et quelle
appartienne à nouveau à Dieu, il faut verser un
dédommagement au démon.
Cette thèse suppose que Satan est le légitime
propriétaire de l'humanité, et qu'il a de justes droits
dont Dieu devrait tenir compte. Elle implique une curieuse
négociation entre Dieu et le démon dont les rapports
seraient régis par la législation commerciale. On peut
s'interroger sur l'honnêteté de la transaction, puisque
Jésus ressuscite et que le démon se voit ainsi
floué.
La thèse de l'expiation
substitutive. Au onzième siècle, Anselme,
archevêque de Cantorbéry propose la réponse de
l'expiation substitutive. Il s'inspire du droit féodal.
L'être humain est un vassal qui doit à Dieu, son
suzerain, soumission et respect. Or, l'être humain se conduit
comme un mauvais vassal et fait ainsi doublement tort à Dieu.
D'abord, il le vole en ne rendant pas le service qu'il doit à
son seigneur. Ensuite, il l'offense, en faisant de lui un
maître incapable de se faire obéir. Cette situation,
Dieu ne peut pas la tolérer. Il doit ou bien punir les
humains, ou bien recevoir d'eux une indemnité qui compenserait
le tort qu'il a subi, et lui restituerait l'honneur qui lui a
été enlevé.
Cette réparation, les humains se trouvent dans
l'incapacité de la faire. En effet, toutes leurs bonnes
oeuvres, il les doivent normalement à Dieu. Elles ne peuvent
donc pas constituer un supplément qui viendrait compenser
leurs carences. De plus, la majesté infinie de Dieu rend
infinie toute offense à son égard, et les humains,
êtres finis, n'ont pas les moyens d'offrir quelque chose qui
soit à la hauteur du dommage et de l'injure. La justice, que
Dieu ne peut pas transgresser sans se renier luimême, exige
donc la condamnation de l'humanité.
Mais Dieu n'est pas seulement juste, il est aussi
miséricordieux. Il vient lui-même, ou plus exactement,
il envoie l'une des personnes de sa Trinité, pour payer
à la place des humains la dette et l'indemnité qu'ils
sont hors d'état de régler eux-mêmes. La mort de
Jésus rachète leurs fautes, rétablit sa gloire
et manifeste sa compassion. C'est donc à Dieu qu'est
versée la rançon. Jésus se substitue aux
humains, il subit à leur place la punition qui devrait
normalement leur être infligée et leur permet d'y
échapper. Il offre à Dieu sa vie en tant qu'homme,
solidaire de toute l'humanité ; et comme il est
également Dieu, cette vie a une valeur infinie, et compense
à la fois la perte et l'offense subies par Dieu. Il y a « expiation
substitutive ».
Un Dieu ni miséricordieux ni
juste. Selon Anselme, la croix concilie la
miséricorde et la justice de Dieu. En fait, la théorie
de l'expiation détruit à la fois la miséricorde
et la justice divines.
- En effet, en
quoi Dieu fait-il ici preuve de miséricorde ? Il se
préoccupe beaucoup de ses intérêts et de sa
gloire. Il envoie son Fils à une mort horrible pour satisfaire
son honneur. Il pardonne seulement quand on l'a payé. On est
très loin du salut gratuit.
- En quoi le
supplice d'un innocent à la place d'un coupable satisfait-il
la justice ? N'est-ce pas une scandaleuse injustice ?
La
générosité de Dieu
Quand il pardonne et sauve,
Dieu le fait gratuitement. Il ne pose aucune condition. Il n'exige
rien, ni rançon, ni sacrifice expiatoire, ni punition
substitutive. Tout cela ne l'intéresse pas. Il demande
seulement qu'on s'ouvre à sa parole, qu'on se laisse inspirer,
convertir, transformer, entraîner par elle. Dieu cherche
à gagner les coeurs, les volontés, à convaincre.
Patiemment, progressivement, Dieu agit dans l'humanité pour
qu'elle avance, se rapproche de lui, et que le monde devienne
meilleur.
La mort de Jésus est un
échec pour Dieu. Avec une vigueur et une
clarté qu'on ne rencontre nulle part ailleurs, Jésus a
fait entendre l'appel de Dieu. Il l'incarne de manière unique
dans sa prédication et son comportement, dans sa personne et
son existence. Il représente l'intervention la plus
importante, la plus décisive, la plus profonde de Dieu dans
l'histoire humaine.
Bien sûr, Dieu espérait que Jésus serait
écouté, qu'à sa voix les humains changeraient de
vie, et qu'avec lui le Royaume s'installerait dans notre monde. Cette
attente a été déçue. Jésus s'est
heurté à une vive hostilité. Sa personne et son
message ont été rejetés. Ses adversaires ont
obtenu qu'il soit arrêté et exécuté. Dieu
n'a pas voulu, ni même prévu la Croix. Loin de
s'inscrire dans ses projets, elle représente pour lui un
échec, un refus qu'on lui oppose. Le soir du vendredi saint,
Dieu est un vaincu, et non un souverain qui aurait obtenu les
réparations qu'il demandait.
Un échec refusé.
Dieu n'accepte pas cette défaite. Il n'abandonne pas
l'humanité et le monde à leur sort. Il retourne la
situation en ressuscitant Jésus pour que sa Parole reste
vivante et agissante.
Et les textes ?
Plusieurs passages du Nouveau
Testament qualifient Jésus de victime expiatoire
qui est mort pour nos péchés. Ils présentent le
sang versé comme le prix payé afin de nous racheter.
Les théologiens américains du « Process » voient
dans ces formules des images du premier siècle. Celle du prix
payé convenait dans un monde où le marché des
esclaves était une réalité quotidienne,
où l'on faisait commerce avec des vies humaines et où
la liberté s'achetait. Celle de la victime tuée sur un
autel est adaptée à une époque où,
partout et tout le temps, on sacrifiait à des divinités
pour obtenir leur indulgence et leur faveur.
Le Nouveau Testament est un recueil de prédications, et non
un manuel de doctrines. Il parle le langage et utilise les images de
ceux à qui il s'adresse, qui correspondent à leurs
manières de vivre et de penser. De même Anselme, au
onzième siècle, propose une explication du salut
appropriée aux règles et mentalités
féodales qui se mettaient alors en place. On aurait tort de le
lui reprocher. Par contre, lorsque les images deviennent des
doctrines, quand on transforme en système théologique
ce qui est comparaison, alors on tombe dans l'absurde, et sous
prétexte de fidélité aux textes on en fausse le
sens.
A cause de la Croix ou
malgré elle ?
Selon la théorie de l'expiation
substitutive, Dieu nous sauve parce que Jésus lui
offre sa vie pour nous. Pour la théologie du Process, Dieu
nous sauve malgré la Croix, en dépit du crime quelle
constitue. La croix n'entre pas dans une froide logique que Dieu
ferait respecter. Elle s'insère dans un drame, celui de
l'opposition des êtres humains à la parole divine.
La Croix, ainsi comprise, contredit la thèse (non biblique)
de la « toute-puissance » de
Dieu. Elle montre que des événements arrivent contre sa
volonté et qu'il lui arrive d'être mis en échec
par ses créatures. Il ne ressemble pas à un
marionnettiste qui tirerait tous les fils, et qui conduirait à
son gré les personnages et les événements. Il
est engagé dans une entreprise difficile, dans un combat
où tout ne se passe pas selon ses plans et ses desseins,
où il reçoit des coups et des blessures. Les humains
ont la capacité de lui dire « non », de s'opposer
à lui, en tout cas provisoirement. Il ne se caractérise
pas par une domination totale, mais par un amour agissant et
militant, par un effort douloureux, une lutte
persévérante qu'il poursuivra jusqu'au bout.
Le fondement de la foi
chrétienne
La Croix et la
Résurrection se trouvent au coeur et au centre de
la foi chrétienne, mais pour un autre motif que celui
indiqué par la théologie traditionnelle. Elles
suscitent notre confiance en Dieu, ils nous donnent la joyeuse et
tranquille certitude du salut pour deux raisons :
- Si Dieu n'a
pas rejeté et abandonné les humains après ce
qu'ils ont fait à Jésus, après le refus qu'ils
lui ont opposé et le crime qu'ils ont commis, à
Golgotha, cela signifie que rien ne pourra le détourner d'eux,
que jamais il ne les laissera tomber, ni ne renoncera à s'en
occuper.
- Que Dieu ait
dû surmonter et renverser à Pâques une situation
apparemment aussi bloquée et désespérée
que celle de Golgotha, fait naître en nous la confiance que
rien ne parviendra à le mettre en échec. Il trouvera
toujours une solution positive, aucune circonstance ne
l'empêchera d'aller jusqu'au but qu'il s'est fixé. Ce
qu'il a fait à Jérusalem autour des
années 30 servira toujours de référence
à la foi.
La Croix est liée au salut non parce quelle apporterait
à Dieu une satisfaction quelconque, en rétablissant son
honneur, ou en se conformant aux règles d'une justice
formaliste, mais parce qu'elle témoigne d'un amour qui ne se
laisse pas rebuter, et d'une puissance qui finit pas l'emporter.
Malgré toutes les oppositions, Dieu fait surgir la vie du
Royaume, qui fait de nous des êtres véritablement
humains.
Quel
salut ?
Anselme voit dans le salut une
amnistie (chèrement payée) qui répare une faute
commise. Pour la théologie du Process, être sauvé
veut dire entrer dans la vie nouvelle offerte et ouverte par Dieu. Le
salut se produit, travaille quand en nous et autour de nous
l'emportent la vérité, la justice, la paix et l'amour.
Il ne consiste pas en une procédure juridique qui aboutirait
à un acquittement devant un tribunal, mais en une
transformation du monde et de l'être humain. Il ne s'agit pas
tant de régler une dette, d'apurer un passé que de
s'ouvrir à l'avenir, de bâtir avec l'aide de Dieu, sous
son impulsion ce Royaume que proclame Jésus et auquel il nous
invite.
Albert Schweitzer, dans une
perspective voisine, écrivait à l'un de ses
critiques
« vous me reprochez
de situer le centre de gravité de la foi chrétienne
dans l'avenir au lieu de le placer dans le drame rédempteur
lors de la mort et de la résurrection du Christ. Le reproche
est juste... Seulement, c'est Jésus lui-même qui situe
le centre de gravité de la foi chrétienne dans
l'avenir... dans la venue du Royaume de Dieu en notre coeur et dans
le monde ».