La question du rapport entre les évangiles et le Jésus de l’histoire est centrale pour quiconque cherche à penser la foi chrétienne dans sa vérité. Ce que nous appelons aujourd’hui « Jésus-Christ » est d’abord une figure composite, fruit d’une relecture croyante, forgée dans les décennies qui ont suivi sa mort. Mais sous cette figure se dessine un homme bien réel, Jésus de Nazareth, dont il est possible de dégager les traits les plus probables à la lumière des méthodes critiques de l’histoire.
Un homme qui a réellement existé
Il n’est plus sérieux, aujourd’hui, de douter comme Michel Onfray de l’existence de Jésus. Les historiens, croyants ou non, s’accordent pour reconnaître qu’un prédicateur juif nommé Jésus a vécu en Galilée au début du Ier siècle, qu’il a été baptisé par Jean le Baptiste, a rassemblé autour de lui des disciples, a prêché l’imminence du Royaume de Dieu, et a été crucifié à Jérusalem par les autorités romaines, sans doute vers l’an 30, pour trouble à l’ordre public. Flavius Josèphe, historien juif du Ier siècle, et l’historien romain Tacite le mentionnent brièvement. Ce Jésus a donc bien laissé des traces, non pas matérielles, mais humaines : des récits, des souvenirs, des tensions. Ce n’est pas une fable.
L’évangile avant les évangiles
Mais les évangiles, tels que nous les connaissons, ne sont pas des biographies historiques au sens moderne. Ce sont des textes de foi, écrits par des croyants pour des croyants, plusieurs décennies après la mort de Jésus. Le premier, celui de Marc, date probablement des années 70. Les autres, Matthieu, Luc et Jean, sont postérieurs. Tous relisent la vie de Jésus à la lumière d’un événement fondateur : la conviction que ce crucifié est vivant, qu’il a été relevé d’entre les morts.
Cela signifie que l’image de Jésus que nous trouvons dans les évangiles est interprétée, sélectionnée, amplifiée. Les discours, les miracles, les controverses sont souvent des constructions littéraires ou théologiques. Ce n’est pas que tout y soit faux, mais que tout y est signifiant — pour des communautés qui croient déjà que Jésus est « Seigneur » et « Christ ». À ce sujet, Paul Tillich parle d’analogia imaginis, c’est-à-dire une analogie entre l’image que donne les évangiles et la personne réelle de Jésus.
Ce que l’histoire permet de dire
L’historien n’est pas là pour trancher sur la foi, mais pour interroger ce qui, dans les évangiles, remonte plausiblement à l’homme Jésus. En croisant les critères d’analyse historique (attestation multiple, dissemblance, cohérence contextuelle), voici ce que la recherche critique juge hautement probable :
- Jésus fut un prédicateur itinérant, enraciné dans le judaïsme de son temps, prônant une transformation radicale de la vie à travers l’annonce du Règne de Dieu.
- Il fut perçu comme guérisseur et exorciste, dans un contexte où maladie et possession étaient souvent vues comme spirituellement liées.
- Il fut baptisé par Jean le Baptiste, ce qui aurait pu gêner les premiers chrétiens, mais cela fut pourtant conservé.
- Il eut des relations conflictuelles avec les autorités religieuses de Jérusalem et finit exécuté par crucifixion, peine réservée aux subversifs politiques, ce qui indique que son message a été jugé menaçant par le pouvoir romain.
- Il n’a probablement rien écrit, mais ses paroles ont été transmises oralement, puis remaniées dans les communautés croyantes.
Les zones de silence ou de construction
D’autres éléments sont, eux, très discutés ou probablement postérieurs :
- Les récits de l’enfance de Jésus, pleins d’étoiles, d’anges et de mages, sont très probablement des récits théologiques, à forte valeur symbolique et théologique.
- Les dialogues de procès, les relectures des psaumes, les mises en scène millimétrées de la Passion obéissent à des logiques littéraires et apologétiques, non à une stricte mémoire des faits.
- La résurrection, au cœur de la foi chrétienne, ne peut être traitée comme un fait historique. Ce que l’histoire peut constater, c’est que quelque chose s’est passé : un événement subjectif et communautaire qui a bouleversé les disciples, au point de les faire proclamer que ce condamné était vivant, et digne de foi jusqu’à la mort. Ce qui est historique, c’est la proclamation du kerygme par les apôtres.
Une tension entre foi et histoire
La distinction entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi n’est pas une menace, mais une chance. Elle permet de penser une foi plus adulte, plus libre, plus responsable, qui ne confond pas mythes et réalités, ni narration et vérité. La théologie moderne, de Bultmann à Ébeling, de Küng à Tillich, a précisément travaillé cette tension comme un espace de vérité : ce n’est pas l’histoire qui fonde la foi, mais la foi qui relit l’histoire à la lumière de l’expérience croyante.
Conclusion
Les évangiles ne sont pas des reportages. Ce sont des proclamations de foi enracinées dans une expérience historique : celle d’un homme libre, habité par une parole intérieure, porteur d’un message de justice et de libération, qui a été crucifié et pourtant reconnu comme vivant. Distinguer ce que l’histoire peut établir et ce que la foi interprète, ce n’est pas renier la foi : c’est lui donner un visage humain, crédible et habitable pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui.
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