J’ai toujours été profondément étonné par une transformation majeure qui s’est opéré au cœur du christianisme naissant : Jésus de Nazareth annonçait dans sa vie publique la venue du Règne de Dieu. Sa prédication et ses actes étaient radicalement tourné sur l’annonce d’un Dieu qui rompait avec les représentations courantes de son être. Dieu était un Père plein d’amour et de miséricorde attentif aux pauvres, aux exclus, et à ceux qu’on considérait comme des pécheurs et au sans-espoir. Cette vision bouleversait les structures religieuses établies : Jésus se montrait souvent réticent, voire critique, à l’égard de la religion institutionnelle et des formalismes rituels. Il plaçait la personne et la miséricorde au-dessus de la loi. « Le sabbat est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2, 27-28). Le message de Jésus était fondamentalement théocentrique. Il appelait son Dieu Abba (petit papa). Jésus se disait fils comme d’autres juifs pouvaient le faire, mais jamais il ne se déclara Dieu. Son Dieu, il le priait et le manifestait dans sa parole et ses actes.
Contrairement à ce que l’on affirmera plus tard, Jésus ne s’est jamais proclamé Dieu. Comme d’autres croyants juifs de son temps, il se considérait comme un fils de Dieu au sens spirituel, un prophète envoyé pour révéler l’amour du Père. Il priait son Dieu, le servait, et cherchait à le manifester dans ses paroles et ses actes. En lui, tout était transparence de Dieu, mais jamais substitution à Dieu.
Le basculement vers le christocentrisme
Pourtant, très rapidement, après sa mort, les premières communautés chrétiennes ont opéré un glissement progressif. Sous l’influence de Paul, puis plus tard de l’évangéliste Jean, l’accent se déplaça : on ne prêchait plus seulement le Règne de Dieu, mais la personne de Jésus-Christ lui-même.
Le prophète itinérant de Galilée, humble et proche des foules, devint peu à peu une figure céleste. Cette évolution, bien que compréhensible, pose question : n’a-t-on pas confondu le doigt qui montre la lune avec la lune elle-même ? Autrement dit, au lieu de contempler le mystère de Dieu que Jésus révélait, les croyants ont commencé à se fixer sur Jésus lui-même, au risque d’éclipser le message originel.
Le traumatisme de la croix et la quête de sens
Il faut dire que la mort en croix de Jésus fut un choc d’une violence inouïe pour ses disciples. Celui qui était passé en guérissant les malades, relevant, pardonnant, fut exécuté de la manière la plus infamante réservée aux criminels et aux esclaves.
Pour ses disciples, cela représentait un échec total. Comment un homme qui était passé en faisant le bien (Ac 10, 38), porteur d’un message d’amour et de justice avait-il pu finir ainsi ? Cette situation les obligea à relire les événements à la lumière de la foi : non, il n’était pas possible que la mort ait eu le dernier mot !
Dans cette expérience bouleversante naquit la conviction que Dieu avait pris parti pour Jésus. Sa résurrection devint pour eux, le signe éclatant que Dieu l’avait justifié et qu’il continuait son œuvre à travers lui. Peu à peu, cette proclamation – « Dieu l’a ressuscité et l’a exalté à sa droite » – se transforma en un processus d’idéalisation, qui culmina dans les écrits de Jean où Jésus apparaît comme le Verbe éternel, préexistant et divin.
L’institutionnalisation et les conciles
Au cours des siècles suivants, surtout aux IIIᵉ et IVᵉ siècles, ce mouvement prit une dimension dogmatique et institutionnelle. Avec les grands conciles de Nicée (325) et de Chalcédoine (451), l’Église formula la doctrine officielle de la divinité du Christ et de la Trinité.
Ainsi, on passa progressivement d’un théocentrisme – centré sur Dieu et son Règne – à un christocentrisme, centré sur la personne du Christ. Jésus, l’annonciateur du Royaume, devint l’objet de la foi, celui qu’on adore comme Dieu lui-même. L’annonciateur fut transformé en l’annoncé, et dans ce processus, l’homme Jésus de Nazareth, prophète des pauvres et des exclus, fut en partie oublié au profit d’une figure divine céleste, deuxième personne de la Trinité, de même substance que le Père…
Une dérive ou une évolution nécessaire ?
Ce glissement peut être vu de deux manières :
Comme une dérive, si l’on considère que le message originel de Jésus a été trahi. Le risque est alors de réduire la foi chrétienne à une adoration du Christ, tout en perdant la dimension éthique et pratique de son enseignement.
Comme une évolution nécessaire, si l’on estime que l’expérience pascale des disciples devait nécessairement conduire à une nouvelle compréhension de Jésus comme la révélation ultime de Dieu.
Et si l’Église avait suivi un autre chemin ?
On peut se demander : quelle aurait été l’histoire du christianisme si l’Église avait choisi de rester fidèle au théocentrisme de Jésus ? Si elle avait mis au premier plan l’éthique du Royaume, la miséricorde, la justice et l’attention aux pauvres, plutôt que des formulations dogmatiques complexes ?
Peut-être que la foi chrétienne aurait été moins centrée sur la métaphysique et le culte, et davantage sur la transformation concrète du monde selon l’esprit de Jésus. Le christianisme aurait alors été une voie spirituelle et éthique, invitant à marcher avec Jésus vers le Royaume, plutôt qu’une religion centrée sur l’adoration de sa personne.
Conclusion
L’histoire du christianisme est marquée par cette tension : entre l’homme Jésus, prophète du Royaume, et le Christ glorifié, Seigneur de l’Église.
Plutôt que de choisir entre les deux, peut-être est-il temps de retrouver l’équilibre, en redécouvrant le message originel de Jésus et en le vivant au quotidien, tout en reconnaissant la profondeur spirituelle que l’expérience pascale a révélée.
Car, au fond, suivre le Christ, c’est marcher dans l’Esprit de Jésus, non pas pour l’adorer seulement, mais pour continuer son œuvre de compassion et d’espérance au cœur du monde.
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Marie, fille et mère de Dieu
Le psychanalyste Conrad Stein (1924-2010) disait plaisamment de la vierge Marie qu’elle était « la maman du papa de la maman ». Quel brouillage des générations !
Cette formule de Conrad Stein est à la fois malicieuse et d’une justesse psychanalytique redoutable.
Dire de la Vierge Marie qu’elle est « la maman du papa de la maman » condense en une phrase l’extraordinaire brouillage des générations et des places que produit le dogme marial :
• Marie est mère de Jésus et fille de Dieu en tant que créature.
• Jésus est proclamé Fils de Dieu, de même substance que le Père.
• Ce Fils est lui-même identifié à Dieu, donc au Père éternel.
• Marie devient ainsi, indirectement, « mère du Père » — ou plutôt la maman du papa. Et la fille de son fils.
La formule de Stein pointe donc le court-circuit logique et symbolique : Marie est à la fois dans une position descendante (mère) et ascendante (mère de celui qui est Père). Elle occupe simultanément des places incompatibles dans la chaîne des générations.
Du point de vue psychanalytique, cela correspond à ce que Paul-Claude Racamier appellerait une confusion incestuelle : effacement des différences de génération, circularité entre filiation et parentalité, et brouillage des fonctions symboliques. Ce n’est pas simplement une subtilité théologique : cela met en jeu des désirs et des angoisses archaïques — notamment le désir d’immortalité, l’abolition de la succession des générations et la fusion avec une mère toute-puissante.
On comprend pourquoi Stein s’en amuse : cette phrase humoristique dégonfle l’aspect « sublime » de la théologie mariale pour en révéler la structure inconsciente — une boucle paradoxale où le fils engendre sa propre mère et où la filiation se replie sur
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