Jésus est mort mais nous a laissé son esprit

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Chaque printemps, à Pâques, des millions de croyants proclament : « Il est ressuscité ! »

Ce cri de joie, au cœur du christianisme, affirme que la mort peut être vaincue, que Jésus a triomphé du tombeau et qu’il entraîne l’humanité dans sa victoire. C’est une des croyances les plus puissantes de notre culture. Mais aussi, peut-être, le plus grand fantasme collectif de l’histoire humaine.

Une bonne nouvelle paradoxale

Le dogme de la résurrection compris comme la victoire du Christ sur la mort, est beau, consolant, mais il est aussi un déni collectif, un refus d’assumer la fragilité et la contingence de notre condition. Je comprends la résurrection autrement : elle est la proclamation par les disciples que Dieu a justifié Jésus, que Dieu s’était attesté en lui par ses actes et ses paroles : Dieu n’était pas cet être tout-puissant et dominateur, mais un être plein d’amour et de miséricorde qui rend les hommes libres. La croix manifeste que Dieu n’est pas tout-puissant dans le monde, c’est dans la faiblesse qu’il nous sauve (Bonhoeffer, 1906-1945). Le message pascal exprime que la mort de Jésus, tout en étant réelle, n’a pas anéanti le lien vivant entre lui et ses disciples.

Le Ressuscité est celui qui continue d’appeler et de mobiliser, dans un registre nouveau, intérieur et spirituel. La résurrection est l’expérience symbolique d’une fidélité plus forte que la mort. Elle n’est pas l’annulation de la mort, mais la révélation que l’on peut vivre malgré la mort. Jésus n’a pas échappé à la mort, mais l’a affronté dans une confiance radicale. « Jésus est ressuscité » signifie que son message et son être continuent d’agir dans l’histoire, plus fort que la mort, parce qu’il a traversé la mort sans la nier. La résurrection n’est pas un fait empirique observable mais une expérience de foi vécue par les disciples. Mais en continuant de proclamer que Jésus est ressuscité corporellement « pour nous », l’Église entretient l’illusion d’une humanité au-dessus de la vie et de la mort. Elle maintient les croyants dans une enfance spirituelle, dépendants d’un Père immortel.

La vérité est plus rude, mais plus libératrice : Jésus est mort, et il n’est pas revenu à la vie.

Nous aussi, nous mourrons — et c’est précisément cela qui rend la vie urgente et précieuse.

Le vrai blasphème n’est pas de douter de la résurrection. Le vrai blasphème, c’est de dévaloriser la vie présente en la considérant comme une simple antichambre d’un au-delà imaginaire.

  • En osant dire que Jésus est mort définitivement, nous ne détruisons pas la foi, nous la rendons adulte. Jésus n’a pas vaincu la mort. En mourant définitivement, il nous montre que c’est à nous de vivre pleinement, ici et maintenant, sans nous réfugier dans un fantasme d’immortalité. La résurrection est la confirmation symbolique de la valeur de Jésus et de son message, dans la mémoire et la fidélité des disciples.

Nous reconnaissons que notre grandeur ne vient pas d’une immortalité imaginaire, mais de notre capacité à vivre pleinement, aimer radicalement et créer du sens, ici, maintenant, dans la finitude.

Et c’est pourquoi, paradoxalement, la mort de Jésus est une bonne nouvelle : elle nous rend à la liberté et à la responsabilité.

Le mythe de l’homme comme un être à part

Depuis des millénaires, l’homme se voit comme un être à part, radicalement différent des autres vivants. La Bible affirme qu’il est « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Une origine glorieuse mais très narcissique !

Nos cultures modernes continuent à le placer au centre du monde, même quand elles se disent laïques : la science, le progrès, l’histoire seraient faits pour lui.

Or la biologie moderne, depuis Darwin, dit tout autre chose. Nous partageons 98 % de notre ADN avec le chimpanzé. Nous sommes le produit d’une évolution sans dessein préalable, où le hasard des mutations et la nécessité de la sélection naturelle suffisent à produire des structures d’une complexité stupéfiante.

Le biologiste Jacques Monod (1910-1976) le résumait ainsi dans « Le Hasard et la nécessité » (Points Seuil, 2014) :

A la fin de son livre, il écrit : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. » (p. 225).

Nous sommes donc des vivants parmi les vivants, rien de plus. Mais cette vérité est insupportable pour notre narcissisme individuel ou collectif. Comme un enfant qui refuse de croire que ses parents sont mortels, l’humanité invente des récits pour se placer au centre du cosmos et se protéger de l’angoisse. Freud a écrit fort justement que « L’humanité a dû subir, au cours des âges, trois grandes blessures de son narcissisme. Le premier fut lorsque Copernic lui montra que la Terre n’est pas le centre de l’univers, mais qu’elle se meut autour du Soleil. Le second, quand Darwin et ses successeurs ont établi l’origine animale de l’homme. Le troisième et le plus douloureux, celui qu’elle doit à la recherche psychanalytique, qui a montré à l’homme que le Moi n’est pas maître dans sa propre maison. » (Une difficulté en psychanalyse, 1917).

La mort, racine de toutes nos illusions

L’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir bien que son inconscient nie la mort. Tout ce que nous savons de l’esprit montre qu’il dépend d’un support matériel — le cerveau. Lorsque celui-ci est gravement atteint, comme dans la maladie d’Alzheimer, la personnalité et les souvenirs s’effacent peu à peu. À la mort, l’activité cérébrale cesse. L’hypothèse la plus sobre est donc celle d’une extinction de la conscience, non d’une continuité invisible.

Cette conscience est vertigineuse. Pour y survivre, nous créons des mythes et des croyances qui nous disent : « La mort n’aura pas le dernier mot. » En psychanalyse, cette confrontation avec la mort renvoie à ce que Lacan (1901-1981) appelle la castration symbolique(Séminaire, livre IV). Freud avait pressenti que nos croyances sont des illusions collectives destinées à protéger l’humanité de l’angoisse. Lacan, reprenant Freud, va plus loin : il montre que cette angoisse vient d’un manque constitutif, la « castration symbolique ».

  • Ce concept ne désigne pas une angoisse de mutilation réelle comme Freud le pensait, Lacan la qualifie d’imaginaire en ce sens qu’il s’agit d’un fantasme de l’enfant, mais l’expérience fondamentale symbolique selon laquelle l’être humain doit reconnaître qu’il n’est pas tout-puissant, qu’il est contingent, limité, séparé, et mortel. Elle concerne le signifiant du manque introduit par la loi du père. La castration symbolique consiste à renoncer à être le phallus, c’est-à-dire à accepter qu’il y a un manque irréductible dans le désir de l’Autre (la mère). Ce n’est pas une perte réelle, mais l’acceptation d’un désir qui ne peut jamais être comblé. « Le phallus est le signifiant du manque dans l’Autre. » Cette découverte est vécue comme une perte, mais elle ouvre l’accès à l’autonomie du sujet.

C’est une étape décisive du développement psychique : accepter que nous ne sommes pas le centre du monde, que nous dépendons d’un ordre symbolique plus vaste que nous — la loi, le langage, la culture — et que nous n’échapperons pas à la finitude. La mort est la figure ultime de cette castration symbolique.

  • Freud parlait d’illusion collective : Dieu comme Père tout-puissant et protecteur, donnant un sens au chaos. Le psychanalyste Conrad Stein a prolongé cette idée dans son article « Le désir d’immortalité » (Études freudiennes, N° 11-12, 1975) :
  • « L’homme, pour supporter la finitude qui l’habite, invente une immortalité qui le soustrait à la condition commune des vivants. Si une mort doit survenir, elle ne peut être que de son fait. L’infans pense que c’est lui qui est à l’origine de toute mort qui peut survenir. En se plaçant de manière fantasmatique à l’origine de la mort, le sujet cherche à nier sa propre finitude : s’il provoque la mort des autres, c’est qu’il se situe lui-même en dehors de son atteinte. Puisque mort il y aura certainement, il faut que cette mort survienne du fait de celui qui la souhaite. Il est maître de la mort. Le Dieu qui rend l’homme mortel et le chasse du Paradis, c’est lui. […] La culpabilité qui fait tant de bruit dans l’analyse ressortit en dernière instance de la négation de la mort, plus précisément de la croyance qu’on est à l’origine de la mort, au-dessus de la mort, responsable de toute mort qui peut survenir, non pas tant coupable des fautes dont on peut s’accuser, que foncièrement entaché d’un pouvoir maléfique qui est celui-là même que nous confère l’usage de la parole qui est la condition de toute pensée. Il me semble que c’est sur une telle exigence qu’est fondé le mythe du péché originel, mythe qui attribue à une chute le caractère mortel de l’homme… ».

Croire à la mort corporelle, c’est donc dire haut et fort :

« Je refuse d’être un vivant comme les autres, voué à disparaître. Je veux être immortel. Je veux être Dieu »

La résurrection, sommet du fantasme

Le christianisme porte ce désir à son comble. En proclamant que Jésus est corporellement ressuscité, il affirme qu’un homme a échappé à la loi commune de la mort, et qu’il ouvre la voie à une humanité immortelle. Ainsi, le dogme de la résurrection affirme implicitement : « La castration n’existe pas ». La mort n’a pas le dernier mot. Nous ne sommes pas soumis à la loi commune des vivants. 

Jacques Pohier (1926-2007), théologien critique, a montré que ce dogme repose sur une structure sacrificielle :

  • Le Fils est mis à mort afin d’expier son désir de prendre la place du Dieu Père afin d’acquérir ses privilèges.
  • Mais cette mort devient triomphe, le prophète devient Dieu.
  • L’angoisse se change en certitude d’éternité.
  • Nous devenons fils de Dieu à sa suite et nous héritons de son immortalité. Saint Irénée affirmait : « Dieu s’est fait homme afin que l’homme devienne Dieu. »

Freud note dans L’homme Moïse et le monothéisme (1939), « On remarquera de quelle façon la nouvelle religion s’est débattue avec la vieille ambivalence du rapport au père. Son principal contenu était certes la réconciliation avec Dieu le père, l’expiation du crime commis à son encontre, mais l’autre côté du rapport affectif se manifestait dans le fait que le fils, qui avait pris sur lui l’expiation, devenait lui-même Dieu aux côtés du père, et à proprement parler, à la place du père. Issu d’une religion du père, le christianisme est devenu une religion du fils. Il n’a pas échappé à la fatale nécessité d’éliminer le père » (Point Seuil, p. 273-274). Aujourd’hui, Dieu ne peut être pensé que comme non nécessaire. Il est de l’ordre de l’amour, de la gratuité et non de là causalité fondatrice nous préservant de la mort, de la séparation et du néant.

Le christianisme primitif peut se lire comme une tentative collective d’éviter la castration symbolique : Jésus meurt, mais sa mort est niée, transformée en victoire absolue. Ce retournement est célébré liturgiquement dans l’eucharistie qui est une réitération de son sacrifice expiatoire selon la doctrine de l’Église catholique romaine : « Mort, où est ta victoire ! » – une phrase-symptôme qui manifeste le déni.

Jésus est la figure idéale de ce que nous voudrions être : un mortel devenu immortel, un vivant qui échappe à la finitude. Sa résurrection est moins la preuve d’un au-delà que la projection collective de notre refus de mourir. Les disciples dans le deuil de leur maître ont pu halluciner sa vision et en déduire qu’il était vivant : un phénomène fréquent lors d’un deuil. C’est leur foi en Jésus qui leur a donné la possibilité de donner sens à leur vision.

La tâche adulte : accepter la contingence

Reconnaître que nous sommes des vivants parmi les vivants, issus du hasard, sans destin écrit, exige un courage immense. Freud y voyait la marque de la maturité psychique : accepter la réalité, même quand elle ne nous flatte pas.

Cela ne conduit pas au désespoir. Au contraire, cela libère une responsabilité nouvelle :

  • Nous n’avons plus à attendre d’un Dieu qu’il sauve le monde à notre place.
  • Nous sommes responsables de créer du sens, de la justice et de l’amour ici et maintenant, sans promesse d’éternité.

Le théologien Paul Tillich (1886-1965) proposait une foi démythologisée : Dieu n’est pas l’architecte d’un plan cosmique, mais la profondeur de l’être, la force intérieure qui nous permet d’affronter le non-sens et la mort sans nous y perdre. Dieu est intérieur à soi. Clé de lecture psychanalytique

La castration symbolique devient ici le fil rouge :

  • Le christianisme, par sa croyance en la résurrection corporelle, cherche à l’éviter en proclamant un homme immortel.
  • L’acceptation de la mort de Jésus comme définitive correspond, au contraire, à un passage à l’âge adulte, tant spirituel que psychique.
  • Cette reconnaissance de la finitude ne détruit pas le sens, elle l’approfondit.

Conclusion

En somme, assumer la mort de Jésus, c’est entrer dans la vérité de notre condition humaine et sortir du fantasme d’immortalité. L’homme n’accédera jamais totalement à la castration symbolique. Renoncer brutalement à ses mythes réconfortants le condamnerait à l’angoisse et au nihilisme. Le chemin réaliste consiste à interpréter ces mythes, à les faire passer du registre de l’illusion à celui du symbole, pour que la résurrection, par exemple, ne soit plus une négation magique de la mort, mais l’expression d’une espérance humaine : vivre et aimer malgré la finitude. C’est pourquoi, maintenant c’est à nous de choisir le Royaume comme nous le suggérait Jacques Monod dans la conclusion de son livre. Jésus est mort, et c’est une bonne nouvelle : il nous laisse son esprit, c’est-à-dire la force de vivre, d’aimer et de créer du sens, ici et maintenant, sans illusion d’immortalité.

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