Jacques Pohier, Au nom du Père

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Voir aussi Jacques Pohier, « Psychanalyse, foi et philosophie »

Résumé du chapitre IV – « La primauté du Père comme attribut du Fils dans la foi chrétienne » dans Jacques Pohier, Au nom du Père, Cerf, 1972, pp. 147-170.

Dans le chapitre IV intitulé « La primauté du Père comme attribut du Fils dans la foi chrétienne » (pp. 147-170) de son ouvrage Au nom du Père, Jacques Pohier adopte une posture critique face à une dérive théologique consistant à transférer au Fils la primauté traditionnellement reconnue au Père. Jean 1, 1-14 décrit clairement le rôle du Logos en tant que Créateur du monde physique : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. […] Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle […] Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. » (Jean 1, 1-3, Jean 1, 14).

 Or l’Église catholique assimile le Logos à la personne du Christ. De même, dans le deuxième cantique, au début de l’épître aux Colossiens affirme : « en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui, et il est, lui, par devant tout ; tout est maintenu en lui » (Col 1, 16-17). Le concile de Nicée a déclaré en 325, le Christ de même substance que le Père créateur du monde avec lui : « Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de tous les êtres visibles et invisibles. Et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, Né du Père, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ; engendré et non pas créé, consubstantiel au Père ; par lui tout a été fait… ». Le Fils est donc établi principe et maître de la création à l’égal du Père. 

En d’autres termes, Pohier s’interroge sur un déplacement théologique où le Fils (le Christ) serait présenté comme le véritable détenteur de la primauté du Père. Pohier analyse avec nuance les implications de ce glissement : selon lui, faire du Fils celui qui possède la primauté du Père revient à altérer l’équilibre trinitaire en permettant au Fils de s’approprier un attribut qui, dans la tradition chrétienne, appartient en propre au Dieu-Père (c’est-à-dire la position de source et de principe au sein de la Trinité selon la théologie classique). L’auteur exprime d’emblée sa méfiance vis-à-vis de cette configuration doctrinale, qu’il perçoit comme une inversion problématique des rôles entre les personnes divines. Pohier fait référence au début de son article au Moïse et le monothéisme dans lequel Freud affirme que le péché originel et le sacrifice d’une victime sont les maîtres piliers du christianisme. 

« Il convient de relever souligne Freud, de quelle manière la nouvelle religion se comporta à l’égard de l’antique ambivalence inhérente au rapport avec le père. Son contenu principal était sans doute la réconciliation avec le père, l’expiation du crime commis à son égard, mais l’autre versant de la relation affective apparut en ceci que le Fils qui avait pris l’expiation sur lui, devint Dieu lui-même à côté du Père, et au fond à la place du Père. Issu d’une religion du Père, le christianisme devint une religion du Fils. Il n’a pas échappé à la fatalité d’avoir à écarter le Père. » (L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, Paris, 1986, p. 243). Freud, mais aussi Hegel a pensé que le christianisme était bien une religion du Fils. C’est également le sentiment des deux religions monothéistes que sont le judaïsme et l’Islam. Pour ces deux religions, le fait que chaque baptisé devienne un fils adoptif participant à la nature divine est idolâtrique. Pour ces deux religions, le seul point d’accord immédiat est que le christianisme par les privilèges qu’il accorde au Fils, méconnaît ceux du Père.

Le Fils à la place du Père : une dérive analysée sous l’angle du complexe d’Œdipe

Jacques Pohier met en garde contre cette relecture christologique qui fait du Fils le détenteur de la primauté paternelle, en la qualifiant de reconfiguration œdipienne. S’inspirant explicitement de la psychanalyse freudienne, il invoque le complexe d’Œdipe tel que défini par Sigmund Freud pour éclairer les motivations inconscientes d’un tel déplacement théologique. Pour rappel, le complexe d’Œdipe désigne chez Freud le désir inconscient du fils d’évincer le père afin de prendre sa place – un désir marqué par la rivalité et l’appropriation des privilèges paternels. Pohier applique cette grille de lecture à la théologie : selon lui, accorder au Fils la primauté du Père revient symboliquement à placer le Fils à la place du Père, comme dans le schéma œdipien où le fils cherche à supplanter le père. Il souligne que cette transformation de la doctrine n’est pas anodine, mais révèle un désir latent du Fils de s’ériger en figure primordiale, désir qui rappelle précisément la dynamique du complexe d’Œdipe. Pohier se demande même si l’affirmation de la primauté du Père n’est pas une façon pour le Fils, et donc pour l’homme, de dire ce qu’il est, et de s’attribuer ce qu’il veut être, sachant que l’enfant prête au père la toute-puissance qu’il convoite lui-même. Autrement dit, derrière le discours théologique se profilerait un schéma psychique où le Fils, implicitement, voudrait « tuer symboliquement le Père » pour régner à sa place – une analogie audacieuse dont Pohier se sert pour alerter les théologiens sur les risques de ce genre de projection.

Pohier insiste sur le fait que dans une telle configuration, les honneurs et privilèges attribués au Pèrerisquent de n’être en réalité que le miroir du désir du Fils de s’instaurer comme sujet central. Il démontre que lorsque le Fils revendique pour lui-même la primauté paternelle, même si le Père continue d’être formellement glorifié, cette glorification peut relever d’un artifice. En effet, les qualités suprêmes reconnues au Père (telles que le fait d’être le créateur, l’autorité, la priorité ou la toute-puissance) ne seraient plus alors qu’un reflet du désir du Fils – le Fils projetant sur le Père des attributs prestigieux dans la mesure où cela sert son propre statut de sujet principal. 

Mieux, le Fils devient le principe de la nouvelle création. Pohier y voit une illusion œdipienne : le Père semblerait conserver ses prérogatives, mais ce ne serait qu’en apparence, car en sous-main c’est le Fils qui tire avantage de cette situation en occupant la place de premier plan. Cette illusion consiste à croire que l’on honore le Père, alors qu’on est en train de satisfaire le vœu inconscient du Fils d’usurper la place paternelle. L’auteur démontre ainsi, avec l’appui de la psychanalyse, que pareille théologie risque d’être le fruit d’un désir inconscient déplacé – un désir humain de maîtrise et de centralité projetée sur le rapport entre le Christ et son Père. Car en Jésus le Christ, l’humanité accède ainsi à la condition divine, ce que saint Irénée exprime de façon crue : « Il est devenu ce que nous sommes, afin de nous rendre capables de devenir ce qu’il est. » L’homme est devenu capable de se mettre au niveau du Dieu tout-puissant. Cette suréminence se thématise dans la puissance qu’elle confère à l’homme à l’égal de celle du Christ. Extrême anthropocentrisme ! Toutefois, à l’extrême dans la toute-puissance correspond aussi l’extrême de la culpabilité : si ce qui ne va pas dans la vie du monde ne peut être que le fait de l’homme et de sa faute originelle. Par sa culpabilité, l’homme s’érige en principe du mal. La puissance que manifeste sa faute n’a d’égale que la puissance dont la foi l’investit ; autant dire qu’elle n’est que la face négative d’une toute-puissance unique.

Altérité irréductible du Père et foi chrétienne affranchie de l’illusion œdipienne

Pour Jacques Pohier, la véritable foi chrétienne doit impérativement échapper à une telle structure psychique œdipienne. Il plaide pour que la foi ne soit pas prisonnière de ces projections inconscientes qui conduisent à confondre le rôle du Père et du Fils. Au contraire, Pohier affirme qu’il est essentiel de reconnaître une altérité irréductible du Père par rapport au Fils. Cela signifie que le Père doit être accueilli dans sa pleine transcendance et sa différence, sans être réduit aux termes du discours du Fils ou aux désirs que le Fils (ou les croyants focalisés sur le Christ) pourraient lui attribuer. La relation entre le Père et le Fils, dans une foi saine, devrait donc se situer hors du schéma de rivalité ou de substitution : le Fils ne cherche pas à se substituer au Père, et le croyant ne doit pas projeter sur le Christ une volonté de supplanter le Père. Pohier insiste sur une théologie qui préserve la distinction des personnes divines et la hiérarchie propre à la tradition (où le Père demeure la source non engendrée, le Fils étant engendré du Père) sans tentative inconsciente de renverser cette hiérarchie. En s’affranchissant de l’illusion œdipienne, la foi chrétienne peut retrouver un équilibre où le Père est honoré pour lui-même, dans son altérité absolue, et non pas seulement en tant que concept instrumentalisé par le Fils. Ainsi, Pohier appelle à une conversion du regard théologique : il faut désœdipianiser la foi, pourrait-on dire, afin de laisser au Père sa place d’Autre radical, que le Fils ne saurait absorber ni remplacer. Cette perspective garantit, selon lui, l’authenticité d’une foi qui adore le Père au nom du Fils, et non une foi qui adorerait en fait le Fils à la place du Père. 

La critique de Jacques Pohier a un impact sur la christologie qu’il exposera dans des ouvrages ultérieurs. D’abord, il fera remarquer à propos de la résurrection du Christ que ce n’est pas Jésus qui se ressuscite comme dans le credo de Nicée, mais que c’est Dieu qui le ressuscite (Ac 3, 13-15). D’autre part, cette nouvelle configuration exige que le Christ comme simple humain, ne révèle pas la plénitude de la divinité du Père, ainsi que l’affirme l’épître au Colossiens (2, 9). Jésus fut un homme comme les autres, un prophète itinérant de Galilée, un homme marqué par ses limites, son historicité et sa contingence, mais animé par l’Esprit de Dieu. C’est Dieu qui en le ressuscitant, l’a fait surgir et suscité de nouveau, manifestant qu’il donnait raison à Jésus, qu’il le manifestait comme étant effectivement ce qu’avait dit de lui Jésus. C’est bien Dieu lui-même qui est le centre de gravité et le but du resurgissement de Jésus. La Bonne Nouvelle n’était pas de l’ordre de la résurrection des morts, elle était de l’ordre de la manifestation de Dieu. « L’étonnant était que ce que Jésus avait fait connaître de Dieu était encore vivant après que Jésus avait été mis à mort, l’étonnant était que Dieu soit vivant sous la forme et de la façon qu’avait dit ce Jésus mort ». (Quand je dis Dieu, p. 209). Pohier prend ses distances avec l’enseignement des Écritures comme avec celui de l’Église catholique.

Critique de la récupération du Père par le discours christologique

L’analyse de Pohier s’inscrit finalement dans une critique plus large de la tendance qu’a le discours christologique à récupérer la figure du Père à son profit. En soulignant les dérives œdipiennespotentielles, Pohier dénonce la manière dont certaines théologies chrétiennes pourraient instrumentaliser le Père dans le but de renforcer le rôle du Christ. Son propos met en lumière le danger d’un discours christologique hégémonique où tout ce qui appartient au Père est intégré et contrôlé par le Fils dans le récit théologique. Pohier voit dans cette récupération une réduction inacceptable de l’altérité divine : lorsque le Père n’existe plus que comme un élément du discours sur le Christ, la richesse de la paternité divine est perdue et la foi risque de basculer dans une sorte d’auto-glorification du Fils et des humains à sa suite, avec toutes les vicissitudes que cela entraîneIl critique donc vigoureusement cette tendance à subordonner le Père à la logique christologique, y décelant l’influence de nos propres désirs humains de toute-puissance (notamment œdipiens) sur la construction du discours théologique.

En conclusion, Jacques Pohier, à travers ce chapitre, invite les chrétiens et les théologiens à une vigilance critique quant à la façon dont ils parlent de Dieu le Père et du Christ. Il les exhorte à éviter une configuration doctrinale où le Fils usurperait la primauté du Père, consciemment ou non, car une telle configuration relève d’une projection psychologique (le complexe d’Œdipe) inconciliable avec la foi trinitaire authentique. Au contraire, reconnaître le Père comme Autre absolu et irréductible, c’est préserver le mystère trinitaire de toute appropriation indue – condition nécessaire, selon Pohier, pour que la foi chrétienne demeure saine, lucide et fidèle à la réalité divine qu’elle célèbre.

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