Filiation, nomination, légitimité : la dogmatique chrétienne concernant Jésus-Christ

Par

Revue Confrontation, N° 11, 1984, pp. 87-94.

Article transmis par Michel Leconte

Voir aussi : Jacques Pohier, Dieu fractures

Contexte de l’article et approche pluridisciplinaire

Jacques Pohier, théologien français formé à la psychanalyse, publie en 1984 dans la revue Cahiers Confrontation (Cahier n° 11, printemps 1984) un article intitulé « Filiation, nomination, légitimité : un cas exemplaire de la dogmatique chrétienne concernant Jésus-Christ ». Cet écrit s’inscrit dans la démarche singulière de Pohier, qui conjugue lecture théologique et regard psychanalytique. Depuis la fin des années soixante, Pohier explorait en effet les interférences entre le discours religieux chrétien et les théories freudiennes et lacaniennes – en particulier autour de la figure du Père et de la structuration du sujet croyant. Pohier écrit cet article après sa condamnation en 1979 par le Vatican pour son livre Quand je dis Dieu (1977). Son propre parcours – dominicain devenu critique des dogmes traditionnels – éclaire la posture de l’article : une remise en question des évidences doctrinales à la lumière de la psychanalyse, sans renoncer pour autant à la foi chrétienne.

Un « cas exemplaire » de filiation : de Jésus au croyant

Pour donner chair à ces réflexions, Pohier s’appuie sur « un cas exemplaire » – un exemple tiré de la tradition chrétienne qui illustre de manière paradigmatique les enjeux de filiation, de nom et de légitimité. Pohier note que la dénomination de Fils que le christianisme a fait de Jésus de Nazareth pour le légitimer comme Christ lui paraît de nature à intéresser la psychanalyse, d’autant qu’il se dédouble en un système semblable pour le chrétien, en nommant Jésus ainsi, le chrétien peut dès lors se nommer lui-même fils de Dieu et se légitimer comme tel. Toutefois, note Pohier, jamais les textes du Nouveau Testament ne font dire à Jésus qu’il est Fils de Dieu. Pour Paul, le Fils de Dieu est l’image du Dieu invisible, soulignant ainsi le caractère exceptionnel de sa mission et affirmant que c’est Dieu qui livre son propre Fils. Le christianisme se trouve ainsi auto-légitimé : les disciples du Christ sont ceux qui, de par le Christ, savent le mieux qui est Dieu Avec l’évangile de Jean, croire que Jésus est le Fils de Dieu devient la ligne de démarcation de la foi et de la relation à Dieu.  Chez Jean, Jésus est appelé Dieu sans équivoque, mais, avec les autres auteurs du Nouveau Testament, il maintient une inégalité certaine entre Jésus et Dieu. En revanche, aucune équivoque n’est laissée sur le fait que grâce à Jésus-Christ, les humains peuvent devenir « enfants de Dieu », « être nés de Dieu » Était-ce là l’essentiel, ou non ? Si les humains veulent légitimer leur auto-détermination de fils de Dieu, il leur faut éliminer toute équivoque à propos de la légitimité de leur dénomination de Christ comme Fils de Dieu, la première légitimation s’appuyant sur la seconde et l’exigeant.

Si le Nouveau Testament a été rédigé en une cinquantaine d’années, l’élaboration dogmatique ultérieure de la filiation divine de Jésus-Christ a mis trois siècles à aboutir aux conciles christologiques de Nicée (325), Éphèse (431) et Chalcédoine (451). Cette élaboration a donné lieu à une littérature considérable et à des discussions acharnées.

Les raisons qu’eurent les chrétiens de ces siècles de se demander comment Jésus-Christ était vraiment Fils de Dieu, comment il était donc vraiment Dieu tout en restant vraiment homme, ces raisons étaient nombreuses et complexes. La culture grecque et romaine étaient aussi fort complexes en la matière, et que se demander comment Jésus-Christ est le Fils de Dieu et comment il est Dieu ne pourraient avoir la même signification que pour nous aujourd’hui que si le mot « dieu » lui-même avait le même sens, alors qu’il est sans doute le mot à la fois le plus tautologique et le plus métaphorique qui soit.

Ce qui est en cause dans toutes ces discussions sur la façon dont le Christ est le Fils de Dieu et Dieu lui-même, c’est l’effectivité du salut des humains. Pour que les humains se considèrent sauvés et comme devenu enfant de Dieu, il faut que le Christ soit vraiment sauveur, il faut qu’il soit considéré comme vraiment Dieu, et donc Fils de Dieu, et vraiment homme. Le pape Léon (de 440 à 461) qui joua un grand rôle dans les définitions de Chalcédoine a dit : « Si le Christ n’est pas vraiment Dieu, nous ne sommes pas vraiment sauvés, et s’il n’est pas vraiment homme, ce n’est pas vraiment nous (les humains) qui sommes sauvés. »

Le monde religieux des premiers siècles du christianisme nous est si étranger que nous avons du mal à comprendre comment la tendance à diviniser Jésus-Christ comme Fils de Dieu que nous avons constatée, risquait de faire perdre son originalité à Jésus-Christ en le noyant dans l’innombrable panthéon des êtres plus ou moins divins qui peuplaient l’univers antique. Les chrétiens furent donc amenés à insister sur la façon unique qu’avait Jésus-Christ d’être Dieu. Il ne restait guère d’autre solution que de dire qu’il était Dieu lui-même : d’où l’élaboration dogmatique de la Trinité, quitte à se heurter à la difficulté suivante : comment peut-il être Dieu autant que Dieu le Père alors qu’il procède du Père qui, lui, est inengendré ?

Mais cette promotion à la divinité même de Dieu faisait passer au second plan son humanité, et les premiers siècles du christianisme virent plus d’hérésies minimisant son humanité que d’hérésies minimisant sa divinité.

Il fallut dédoubler le système filiation-nomination-légitimité portant sur la divinité du Christ, par un système filiation-nomination-légitimité portant sur son humanité.

Quand les conciles prennent l’initiative de qualifier Marie de Theotokos (mère de Dieu), ils ne le font pas au profit de Marie mais au profit de Jésus-Christ (et des chrétiens), car il est capital de le légitimer comme vraiment homme, et donc fils de Marie. Les difficultés conceptuelles considérables à affirmer qu’une seule personne avait de façon séparée mais sans confusion la nature divine et la nature humaine, parce que à la fois Fils de Dieu et fils de Marie firent l’objet de débats acharnés pendant le 4eet 5siècles.

Mais l’acharnement de ces débats s’explique beaucoup moins par le goût de la spéculation, les querelles de personnes et les conflits de pouvoir que par le caractère vital de la question en jeu : pour des humains qui se croient voués à la mort par le péché, c’est une question de vie ou de mort de savoir s’ils sont vraiment sauvés et s’ils sont vraiment redevenus des enfants de Dieu ayant retrouvé l’amour de leur Père. Pour qu’ils puissent légitimement se nommer fils, il faut absolument que soit assurée la légitimité de leur sauveur. Cette légitimité exige ce double système de filiation-nomination-légitimité, celui qui assure que Jésus-Christ est Fils de Dieu et fils de Marie.

Aucun concile ne parviendra à formuler de façon conceptuellement satisfaisante l’articulation de ce double système (ce qu’on peut concevoir). Mais ils s’y résoudront car ils sont plus préoccupés de définir ce qu’il ne faut pas dire sous peine de mettre en péril ce qu’exige l’effectivité du salut opéré par Jésus-Christ, car c’est cela qui importe. Depuis quinze siècles, les chrétiens ne pensent pas différemment : ils laissent aux théologiens se débrouiller avec ces inextricables problèmes philosophiques et théologiques posés par les définitions dogmatiques concernant Jésus-Christ, car ils ne les concernent guère tant que n’est pas menacée leur conviction de participer à la distribution du salut et qu’ils peuvent légitimer leur dénomination de fils de Dieu.

Jacques Pohier dit avoir passé plusieurs années (de 1966 à 1972) à travailler théologiquement sur la paternité de Dieu et la filiation, en rapprochant un corpus de théories psychanalytique au corpus théologique dogmatique catholique. Il a abandonné ce type de travail ou plutôt ce type de rapport à la psychanalyse et à la théologie pour entreprendre la rédaction d’un livre sur Dieu qui lui prit plus de deux ans pendant lesquels il eut l’occasion de lire et relire ce qu’il était en train d’écrire. Or, écrit-il, « c’est seulement plusieurs mois après la parution de ce livre (Quand je dis Dieu, 1977), que je découvris avec stupeur qu’il n’y était absolument jamais question de la paternité de Dieu ni de la filiation divine : pas plus celle de Jésus-Christ que celle censée être la mienne en tant que chrétien. Ma stupeur se redoubla du fait que cette absence ne m’apparaissait nullement comme une omission ou comme un vide qu’il faudrait combler dans un autre livre. Dieu et Jésus-Christ continuent d’avoir une importance capitale pour moi. L’intérêt – assez vital – que je leur porte et la conception que je m’en fais ont semblé sur plusieurs points hérétiques à la hiérarchie vaticane : mais de vieux amis croyants et théologiens pensent eux aussi que ma foi n’est plus chrétienne. Je n’en sais rien, et mourrai sans doute avant de le savoir même si j’y travaille (« durcharbeitung » incluse) sans désemparer. »

Mais je crois que si je suis effectivement assez éloigné de certaines conceptions chrétiennes de Dieu et de Jésus-Christ, je suis au moins aussi éloigné de la conception chrétienne qu’un humain doit avoir de lui-même et de sa condition. Je ne crois plus que ce qui me définit essentiellement par rapport à moi-même et par rapport à Dieu, c’est d’abord et avant tout d’être un pécheur qui a besoin d’être sauvé et réconcilié avec son Père. Du coup, je ne crois plus que telle soit la fonction essentielle de Jésus-Christ par rapport à Dieu et par rapport à moi, et je ne crois plus que l’attribut essentiel de Dieu serait d’être « un-Père-dont-je-serais-séparé-et-avec-qui-je-devrais-être-réconciliié ». Jésus-Christ et Dieu ont pour moi d’autres titres. Sont-ils plus valables ? Sont-ils plus chrétiens ? Je ne le sais pas avec certitude. »

Jacques Pohier fait enfin remarquer que certains psychanalystes ont tort de trop sous-estimer plusieurs ouvrages de Freud sur la religion. Certes L’avenir d’une illusion, par exemple, n’est pas un de ses plus grands livres. Certes, Moïse et le monothéisme – déjà plus apprécié – n’est pas parfait. Mais le peu qu’il sait de la psychanalyse et l’un peu moins que je sais de la théologie et de la religion vécue, font que j’estime qu’il ne faut pas prendre à la légère ce que dit Freud du système chrétien en matière de culpabilité et de la façon dont il a transformé une religion du Père en religion du Fils.

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