Conviction chrétienne et extrême-droite

Par

professeur à la Faculté de théologie de Heidelberg (Allemagne)

En théologie, il y a actuellement un large consensus pour affirmer qu’il faut tirer les conséquences politiques des convictions chrétiennes. En effet, l’éthique qui découle de la foi en Christ ne peut pas être restreinte aux domaines de la vie privée ou de l’activité économique. La foi chrétienne conduit à un certain nombre d’orientations fondamentales en politique. Pour l’instant, les théologiens considéraient également qu’il s’agissait de s’abstenir d’intervenir dans les politiques partisanes. Aujourd’hui, la situation a changé, dans la mesure où des partis, clairement opposés aux convictions chrétiennes les plus centrales sont en train de devenir hégémoniques d’un point de vue mondial. C’est le cas des partis de l’extrême droite.

ANALYSE

Il importe d’abord d’analyser le phénomène. Sa définition n’est pas simple, dans la mesure où l’extrême-droite peut prendre des visages très différents selon les contextes. Un certain nombre de traits sont cependant caractéristiques. 

Relevons d’abord un certain nombre de filiations aussi bien en Europe aux États-Unis. Même dans les dynasties familiales, il apparaît souvent que ce sont des descendants d’acteur nazi pendant la deuxième guerre mondiale qui se retrouvent dans les parties d’extrême droite. De même, certaines filiations vis-à-vis de l’apartheid, comme régime raciste en Afrique du Sud, se présentent aux États-Unis, où les traditions racistes demeurent très présentes. 

Cette observation nous conduit au premier trait caractéristique de l’extrême-droite : le racisme. Celui-ci est généralement défini comme une haine ou un mépris d’êtres humains en raison de leur appartenance à une ethnie, une culture, un genre particuliers. Une forme atténuée consiste à affirmer une inégalité fondamentale entre les humains, selon les critères évoqués, soulignant en même temps la supériorité de son propre groupe. 

Une analyse psychologique consiste à déceler une filiation entre le romantisme et l’extrême droite. L’insistance de ce qu’il est convenu d’appeler le populisme porte sur la communauté biologique et historique, qui s’oppose à la communauté de volonté marquée par un contrat. En découle une volonté de fusion dans le cadre d’une population unanime, car homogène du point de vue ethnique et culturel. À côté de cette logique plus maternelle, il y a une dimension plus paternelle de l’homme fort auquel le citoyen peut s’identifier. Dans les deux cas, nous observons une négation de la finitude. Une fusion conduit à nier les limites ; à travers l’homme fort le sujet prétend accéder à la toute-puissance. Dans les deux cas, on observe un phénomène d’exclusion. Une logique de la fusion ne tolère pas de différence, ce qui s’est montré dans l’histoire européenne avec la figure du juif, en France avec le protestant. Une logique de la fusion a toujours besoin de boucs émissaire, actuellement, il s’agit des populations de migrants. Pour sa part, une identité par l’excellence rejette les faibles et surtout l’identification de soi avec les démunis. 

La conséquence du populisme est le refus des médiations et des contre-pouvoirs potentiels : le système juridique, le débat parlementaire et surtout les deux figures de la construction méthodique de l’information et de la science : la presse d’investigation et l’université. Actuellement, le débat autour de l’extrême droite, notamment sur les réseaux sociaux, se présente comme un débat au sujet de l’information fiable. 

Une autre explication plutôt sociologique insiste sur la question de l’identité sociale. Or l’identité d’un certain nombre de nos contemporains est actuellement brisée. Ils vivent de nombreuses expériences d’échecs et de frustration, à commencer par le contexte scolaire. De même, un grand nombre d’individus ne peuvent pas se valoriser socialement par leur performance professionnelle ou leur consommation de symboles de statut sociale. Ces individus ont besoin d’autres marqueurs d’identité, dont en particulier l’appartenance à une nation. L’identité sociale se définit par la distinction, qui consiste simultanément à s’identifier à des marques d’excellence et à se distinguer d’autrui, dans une logique de l’exclusion. 

PERSPECTIVE THÉOLOGIQUE

Dans ce contexte, une perspective théologique interprète les Saintes Écritures. Il ne s’agit pas d’accumuler des citations bibliques extraites de leur contexte, mais d’interpréter les textes dans l’orientation d’ensemble de leurs auteurs, tels qu’ils se confrontent à un contexte culturel et social déterminé. Les textes indiquent eux-mêmes une hiérarchie entre les différents passages, selon leur proximité avec leur message central, celui de l’Évangile du Royaume de Dieu : Dieu en Jésus-Christ libère les humains du péché, de la mort et de la souffrance. C’est à partir de là que le théologien interprète les textes dans le contexte contemporain. Le péché, en particulier, s’y présente sous les formes particulières, que nous avons décrites, du refus de la finitude. Il suscite l’exclusion. Il s’oppose à l’amour du prochain. Nous avons vu également que c’est l’identité qu’il faut travailler dans une perspective théologique.

Dans l’Ancien Testament, il faut se tourner en particulier vers le Deutéronome. Il est frappant d’y constater que pour l’ensemble des préceptes sociaux, au bénéfice des pauvres, des migrants, des esclaves, l’argumentation évoque toujours la sortie d’Égypte. Israël a expérimenté à la fois sa propre condition de démuni et la miséricorde de Dieu, qui entend le cri du malheureux. De la sorte, le riche israélite installé sur sa terre est renvoyé à sa propre pauvreté. En découle un lien indissociable entre la foi en Dieu et la solidarité avec les populations démunies. Il en va même du motif du désert, qui renvoie également l’israélite à sa propre pauvreté. Autrement dit : l’histoire d’Israël avec son Dieu conduit à l’intégration de la pauvreté dans sa propre identité. Il ne s’agit pas de nier sa finitude devant Dieu et donc d’exclure le faible. La faiblesse et celui qui en est plus particulièrement porteur, le pauvre ou le migrant, font partie de l’identité collective d’Israël.

Dans le Nouveau Testament, c’est le Christ crucifié qui prend pleinement sur soi la finitude des humains. Il surmonte le péché, la mort et la souffrance en les subissant. Jésus résiste à la tentation du diable qui consiste à occulter la finitude. Au contraire, il assume l’humanité telle qu’elle est. À sa suite, la croix, qui représente le péché, la mort et l’absurde, est intégré dans l’identité chrétienne. Cette intégration a lieu en particulier, symboliquement, au baptême. À ce moment, la mort est inscrite dans mon identité en Christ. La finitude fait partie de moi. 

Ce passage par la mort signifie en même temps rupture avec les appartenances charnelles. Jésus invite à s’y arracher pour le suivre. Sa véritable mère, ses véritables frères sont ceux qui l’écoutent (Mt 12,46-50). La perspective consistant à aimer d’abord ses proches, et seulement longtemps après ceux qui sont loin, en est brisée dès le point de départ. Le sujet se tient dans son individualité devant Dieu. Paul conteste les marques de distinction des juifs et des Grecs. La marque de distinction des juifs, c’est la loi permettant d’exclure les païens. La marque de distinction des Grecs, c’est la sagesse, permettant d’exclure les barbares. Le message central de la justification à cause de la grâce et par la foi, conteste le fait de se faire valoir par la loi. Le message central de salut par la croix oppose sa folie à l’orgueil au sujet de sa propre sagesse. L’identité par les différentes formes culturellement déterminées de l’excellence se trouve ainsi contestée (1 Cor. 1,21-25). Il ne reste que l’identité marquée par la faiblesse : « Que ma grâce te suffise, car ma puissance est forte dans les faibles » (2 Cor. 12,9). Une telle perspective de l’intégration de la faiblesse dans ma propre identité s’oppose frontalement à la logique de l’homme fort. C’est ainsi que l’Évangile offre une identité nouvelle, qui intègre la finitude plutôt que de l’occulter. Une telle identité casse le ressort profond de toute dynamique d’exclusion. Dans la mesure où la finitude fait partie de moi, je partage fondamentalement la même condition humaine que les plus faibles. En découle une profonde solidarité, dont l’empathie fait partie. Affirmer que l’empathie représente un problème dans la civilisation occidentale et donc la refuser signifie se placer clairement à l’extérieur de la foi chrétienne.

CONSÉQUENCES

Tirons les conséquences de notre propos. Le Dieu de Jésus-Christ ne peut servir de clé de voûte à un système identitaire, fondé sur l’excellence et l’exclusion. Une telle identité est d’ailleurs illusoire. D’un point de vue pastoral, il faut permettre aux humains de vivre avec la propre finitude. De la sorte, le remède à l’extrême droite est plutôt pastoral que moral. La lutte la plus efficace contre l’extrême droite consiste à offrir une identité baptismale. 

Dans le champ politique, cette identité brisée permet de faire droit à la pluralité des différentes identités. Les identités ethniques et culturelle vont de pair avec des identités professionnelles, de genre, ou de confessions religieuses. Parce que chacune de ces identités est brisée, elle peut cohabiter avec les autres, dans l’horizon de l’identité la plus fondamentale, celle qui m’est donnée en Christ. 

Dans le regard porté sur les populations migrantes, l’amour du prochain est incontournable. Aucun individu ne peut être réduit à son identité ethnique et culturelle. Il s’agit d’abord d’une personne qui fait l’objet de la solidarité entre tous les humains. Paul refuse d’identifier un individu à ses qualités particulières ou à son appartenance à une race, une classe ou un genre : « Car vous tous qui êtes baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni l’homme ni la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Ga 3, 28). Relié au baptême en Christ, ce verset a un statut supérieur à tous ceux qui pourraient être interprétés dans une autre direction. En découle que le regard porté sur autrui voit d’abord son humanité, et ainsi sa fraternité avec moi-même.

Ce regard peut faire l’objet d’une formation. Les Églises doivent l’organiser, de telle manière que tout chrétien se soit confronté à la détresse humaine et au visage de celui qui en souffre au cours de sa biographie. Bien sûr, dans cette fréquentation de la souffrance les croyants doivent être accompagnés d’un point vue psychologique et spirituelle. Mais c’est de cette manière que la négation de la finitude, la mienne et celle d’autrui, peut être surmontée. On constate en effet que de nombreuses personnes qui n’ont jamais rencontré d’immigrés votent extrême droite. Ce fait ne conduit pas à contester la politique migratoire, mais plutôt à la politique éducative. La confrontation à la détresse humaine fait partie de la spiritualité. Les croyants découvrent ainsi que ce qui importe n’est pas le d’immigrants, mais les itinéraires singuliers. Qu’est-ce qui pousse un individu à partir de chez lui, en quittant tous ceux qu’il aime pour risquer sa vie dans un voyage vers une contrée où la vie pourrait être meilleure ? 

De même, dans la formation des chrétiens, il faut en permanence rappeler la pertinence des droits humains. À cette fin, ces droits sont à situer dans le contexte historique de leur naissance, la 2e guerre mondiale et la souffrance générée par les discriminations et le racisme. Le seul moyen pour éviter de telle catastrophes, c’est le droit, les droits humains et le droit international, pour conjurer la violence et l’injustice. Il n’y en a pas d’autre. C’est dans cette perspective que la notion de contrat social est à restaurer. Le vivre ensemble n’est pas fondé sur une biologie ou une histoire, mais sur cette volonté de vivre ensemble.

À l’inverse, il faut que la difficulté pratique à vivre entre représentants de cultures différentes puisse être exprimée sans tabou. Il est vrai que la colère, la tristesse et le ressentiment à cet égard, se retrouvent également dans des textes violents et xénophobe de la Bible. Ces éléments de fanatisme ne sont pas réservés à d’autres cultures. Ils font partie de notre ADN culturel. Cette violence, à la lumière de la Croix, n’est pas surmontée en étant née, mais en pouvant être exprimée dans le langage. Dans cette perspective, dans les voisinages difficiles, on peut aussi se faire mutuellement des reproches pour pouvoir s’aimer. Dans la vie commune entre les différentes cultures, les moments de confrontation sont inévitables. Il faut que cette confrontation se fasse dans le champ du langage et donc du débat, par exemple au sujet de la manière de vivre ensemble.

Une réponse à “Conviction chrétienne et extrême-droite”

  1. Célestin

    « Ce regard peut faire l’objet d’une formation. Les Églises doivent l’organiser, de telle manière que tout chrétien se soit confronté à la détresse humaine et au visage de celui qui en souffre au cours de sa biographie… « , écrivez-vous avec justesse.
    Et si cette formation s’adressait en premier à cette gamme de prêtres qui embrassent aveuglément l’extrême-droite? En France notamment, où on n’ose entrer sereinement dans une église parce qu’on a peur que le curé ou pasteur des lieux ne soit de ceux qui relayent des messages de haine dans leurs sermons. Ceux-là qui sont à la solde des milliardaires français bien connus, qui financent en même temps l’Église locale et les partis politiques de l’extrême-droite.

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