
I. Jésus, une figure subversive confisquée par les institutions ecclésiales
On a souvent réduit Jésus à une icône de douceur inoffensive, un « bon berger » dépolitisé qui prêcherait la soumission et la résignation. Pourtant, la lecture attentive de ses paroles et de ses gestes révèle une figure profondément subversive, contestataire de l’ordre établi, remettant en cause tant les pouvoirs religieux que politiques. Jésus n’a pas été mis à mort pour prêcher l’amour au sens sentimental du terme, mais parce qu’il menaçait les alliances entre pouvoir religieux et domination impériale.
1. Subversion religieuse : il attaque l’hypocrisie institutionnelle
Jésus dénonce frontalement les autorités religieuses de son temps — pharisiens, scribes et prêtres — non pour leur piété, mais pour leur collusion entre religion et pouvoir symbolique.
• « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le Royaume des cieux ! » (Matthieu 23,13).
• « Vous chargez les gens de fardeaux impossibles à porter, et vous ne touchez pas vous-mêmes à ces fardeaux du bout du doigt » (Luc 11,46).
En osant délégitimer ces autorités sacrées, il désacralise l’institution. Il proclame que Dieu ne réside pas dans un temple de pierre, mais dans la relation vivante avec les pauvres, les exclus, les pécheurs.
2. Subversion sociale : il renverse les hiérarchies
La proclamation des Béatitudes (Matthieu 5) est un manifeste révolutionnaire :
• « Heureux, vous les pauvres… Malheur à vous, les riches » (Luc 6,20-24).
Ce n’est pas une consolation pour un au-delà illusoire, mais une annonce d’un renversement concret de l’ordre social injuste. Jésus mange avec les prostituées, accueille les possédés, libère les fous, touche les lépreux — bref, il reconstitue une communauté où les exclus deviennent les premiers interlocuteurs de Dieu.
Il affirme : « Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers » (Matthieu 20,16). Cela bouleverse toutes les logiques de grandeur et de domination.
3. Subversion économique : il critique la richesse comme oppression
« Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’Argent » (Matthieu 6,24) — cette phrase n’est pas un conseil spirituel abstrait mais un verdict politique : l’économie idolâtre crée des esclaves.
Il renverse les tables des marchands dans le Temple (Marc 11,15-18), un geste spectaculaire qui attaque la collusion entre commerce, religion et profit au détriment du peuple. Ce geste lui vaudra la décision définitive de le faire mourir.
4. Subversion politique : il refuse l’ordre impérial
Quand on l’interroge sur César, il ne légitime pas l’Empire : il rend à César ce qui est à César… mais refuse de donner à César ce qui appartient à Dieu : la conscience et la dignité humaines (Marc 12,17).
Son entrée à Jérusalem sur un âne (Matthieu 21) est une parodie des entrées triomphales impériales : une subversion symbolique du pouvoir militaire.
C’est en tant que « prétendu roi » qu’il sera exécuté selon le droit romain de la maiestas (crime de lèse-majesté).
5. Un message récupéré puis édulcoré
Rapidement, l’institution chrétienne a domestiqué ce message subversif. Jésus a été transformé en garant de l’ordre moral, en figure de soumission, en caution du pouvoir ecclésial et impérial (Constantin, empire chrétien, monarchies de droit divin). On a exalté son obéissance plutôt que sa contestation des pouvoirs. La croix est devenue instrument de résignation plutôt que symbole d’un refus radical de toute domination.
6. La théologie de la libération : une tentative de restitution
La théologie de la libération, née en Amérique latine, est l’une des rares courants à avoir repris cette dimension révolutionnaire. Gustavo Gutiérrez, Jon Sobrino, Leonardo Boff et d’autres ont rappelé que Jésus est du côté des pauvres, contre les systèmes oppressifs, et que son message n’est pas seulement spirituel mais libérateur dans l’histoire. Le « Royaume de Dieu » n’est pas un ailleurs céleste mais une alternative terrestre à l’ordre oppresseur.
Conclusion
Jésus n’est pas le fondateur d’une religion de consolation, mais l’initiateur d’un mouvement de contestation de toute forme de domination, religieuse, sociale, économique ou politique. Son message n’a pas été oublié : il a été confisqué, aseptisé, neutralisé. Pourtant, à chaque époque de crise, il revient comme une force de libération. Non pas pour maintenir l’ordre établi, mais pour ouvrir une brèche dans l’injustice du monde.
Ii. La défiguration progressive du message de jésus
Dès les premières décennies suivant la mort de Jésus, son message commence à se transformer sous la pression des enjeux communautaires, doctrinaux et politiques. Ce qui, au départ, relevait d’un mouvement de fraternité égalitaire, contestataire et ouvert aux exclus, évolue progressivement vers une institution hiérarchisée, soucieuse de stabilité, de cohérence doctrinale et de reconnaissance sociale. Ainsi, le message incandescent d’un prophète qui annonçait un « Royaume » de renversement des puissances se voit peu à peu encadré, reformulé puis, dans certains cas, neutralisé pour servir de fondement à un ordre sacralisé.
1. De la fraternité égalitaire à la structuration hiérarchique
Jésus avait fondé une communauté itinérante, sans hiérarchie formelle, où les premiers disciples étaient appelés à se considérer comme « serviteurs » (Marc 10,43-44). Pourtant, dès l’après-Pâques, des structures de direction apparaissent : apôtres, presbytres, évêques (épiskopoi). Cette organisation répond à un besoin de cohésion, mais elle introduit déjà une distinction entre dirigeants et dirigés, entre détenteurs de l’autorité et simples croyants. Une « économie du pouvoir » s’installe progressivement, là où Jésus avait proclamé : « N’appelez personne sur la terre votre père, car vous n’avez qu’un seul Père » (Matthieu 23,9). Le glissement d’un lien direct au message vers une médiation institutionnelle prépare une possible confiscation du sens originel.
2. L’alliance constantinienne : du crucifié à l’emblème impérial
Le tournant majeur survient au IVᵉ siècle avec l’alliance entre l’Église et l’Empire romain sous Constantin. Celui qui fut exécuté comme subversif au nom du crimen maiestatis devient désormais symbole de légitimation de l’ordre impérial. La croix, instrument d’oppression, est transformée en étendard du pouvoir. Le christianisme cesse d’être une minorité prophétique pour devenir une religion d’État. Le message du Jésus pauvre et contestataire est désormais encadré, contrôlé, instrumentalisé. La foi se confond avec l’obéissance à l’Empire et l’allégeance aux institutions ecclésiales.
3. De la libération des consciences à la morale de contrôle
Le message de Jésus libérait des culpabilités imposées : « Tes péchés sont pardonnés » (Marc 2,5) était une parole de délivrance. Avec la montée d’une discipline ecclésiale stricte, on passe progressivement à une religion centrée sur le péché, la faute, la punition et la soumission. Les clercs deviennent gardiens d’un ordre moral qui régule les corps, les désirs, les comportements. Les sacrements, notamment la confession, deviennent des instruments de contrôle des consciences. L’Église se constitue en médiatrice indispensable entre l’homme et Dieu, privatisant ainsi la grâce sous sa juridiction.
4. De l’Évangile des pauvres à la religion des puissants
Alors que le message originel concernait d’abord les pauvres, les exclus, les opprimés, l’Église s’installe souvent du côté des puissants, bénéficiant de privilèges, entrant dans les logiques de domination économique et sociale. Le cri de Jésus contre l’Argent devenu idole (« Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et Mammon », Matthieu 6,24) disparaît derrière des justifications théologiques de l’ordre social : les riches sont présentés comme « bienfaiteurs », la pauvreté devient vertu privée plutôt que condition d’injustice à transformer. La subversion sociale des Béatitudes est « spiritualisée » pour devenir un appel à supporter les souffrances en attendant le « Royaume céleste ».
Synthèse de la section II
Ainsi, l’histoire du christianisme peut être lue comme un passage progressif de l’annonce d’un renversement radical de l’ordre établi à l’installation d’un pouvoir religieux gardien de l’ordre. En se structurant, l’Église a certes préservé la mémoire de Jésus, mais elle a aussi reconfiguré son message pour l’ajuster aux nécessités de la cohésion interne et de l’alliance avec les puissants. C’est dans cette tension que se joue la fidélité ou la trahison du message originel.
Iii. Théologie de légitimation et stratégies d’édulcoration
La transformation progressive du message de Jésus décrite précédemment n’a pas été un simple glissement historique ; elle a été accompagnée, soutenue, et parfois justifiée par des constructions théologiques visant à rendre acceptable, voire nécessaire, cette évolution. À mesure que le christianisme s’institutionnalise, il élabore un discours qui encadre la foi, redéfinit le sens du « Royaume », valorise l’obéissance et sacralise l’autorité ecclésiale, au prix d’un affaiblissement de la radicalité originelle.
1. Spiritualisation du Royaume : du renversement historique à l’attente céleste
Jésus annonçait un Royaume de Dieu en train d’advvenir dans l’histoire, comme une rupture avec l’ordre injuste. Mais très tôt, ce Royaume est déplacé vers une dimension essentiellement céleste, future et privée. Au lieu d’être une réalité sociale à construire hic et nunc, il devient une promesse d’au-delà. Ce déplacement permet de neutraliser la charge révolutionnaire du message : il ne s’agit plus de transformer les structures d’oppression, mais de supporter les injustices en vue d’une récompense céleste. Le renversement des puissants (Luc 1,52) devient une consolation plutôt qu’un programme concret.
2. L’obéissance et la soumission comme vertus cardinales
Dans les Évangiles, l’obéissance concerne essentiellement la fidélité à l’appel intérieur, à la voix de la conscience et à un Dieu qui libère. Avec le développement doctrinal, l’obéissance se déplace vers l’adhésion à l’institution et à ses représentants. Elle devient un impératif moral central, au détriment de la liberté critique. Des textes comme Romains 13,1 (« Que toute personne soit soumise aux autorités ») sont interprétés dans un sens qui légitime l’ordre établi, alors que d’autres paroles de Jésus (« Vous n’êtes pas les maîtres, mais les serviteurs ») sont reléguées au second plan. L’Église devient garante d’une « juste soumission », parfois présentée comme participation à la volonté de Dieu.
3. Sacralisation des institutions : l’Église comme médiatrice exclusive
Pour Jésus, la relation à Dieu ne passait ni par un temple ni par un clergé réservé ; il brise les frontières religieuses en disant : « Le sabbat est fait pour l’homme » (Marc 2,27). Pourtant, avec l’institutionnalisation, l’Église se présente comme médiatrice nécessaire entre Dieu et les fidèles. Elle devient « Mater et Magistra » (mère et maîtresse) et revêt un caractère sacré qui échappe à toute critique. Le pouvoir doctrinal (magistère), disciplinaire (pénitence) et sacramentel se concentre entre les mains d’une élite cléricale. La grâce est administrée comme un bien contrôlé par l’institution. Ainsi, ce qui était donné gratuitement est désormais distribué selon une logique d’autorité.
4. La lecture dominante de Paul contre la radicalité de Jésus
L’apôtre Paul, dont les écrits ont profondément façonné la théologie chrétienne, a parfois été interprété dans un sens qui atténue la charge subversive de Jésus. Certains passages soulignant la grâce et la liberté (« Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre », Galates 3,28) sont réinterprétés dans un cadre ecclésiologique ordonné. D’autres textes, comme la recommandation d’obéissance aux autorités dans Romains 13, ont été utilisés pour cautionner des régimes autoritaires. Ainsi, une lecture sélective de Paul a servi à consolider une théologie de soumission plutôt qu’une théologie de libération. Dans l’histoire, Jésus est parfois devenu la figure mystique de l’amour, tandis que Paul est mobilisé pour structurer l’ordre religieux.
Bilan de la section III
À travers ces processus de spiritualisation, de moralisation, de sacralisation institutionnelle et de réinterprétation doctrinale, le message de Jésus est progressivement encadré, adouci, domestiqué. Le discours théologique sert alors, volontairement ou non, à légitimer un christianisme qui n’est plus un ferment de transformation, mais un pilier de stabilité sociale et de contrôle des consciences.
IV. Résistance interne : les courants prophétiques et minoritaires dans l’histoire du christianisme
L’histoire du christianisme n’est pas seulement celle d’une institution qui s’est installée dans le pouvoir ; elle est aussi traversée, de manière souterraine mais persistante, par des voix dissidentes, des figures prophétiques, des mouvements marginaux qui ont tenté de retrouver le souffle originel de Jésus. Ces résistances n’ont pas toujours triomphé, beaucoup ont été réprimées ou absorbées, mais elles témoignent que la radicalité évangélique n’a jamais été entièrement étouffée. Elles constituent une mémoire alternative, une contre-tradition de la liberté face à l’institution.
1. Les premières communautés charismatiques et les révoltes contre la hiérarchie
Dès les premiers siècles, des mouvements insistaient sur la liberté de l’Esprit contre la montée d’un clergé structuré. Les montanistes, par exemple, prônaient une inspiration directe de l’Esprit Saint, sans médiation ecclésiale rigide. Leur insistance sur une communauté prophétique, guidée par la Parole vivante, s’opposait à une Église en train de s’institutionnaliser. Même si ces courants furent condamnés, ils montrent que la tension entre charisme et structure est ancienne.
2. Les mouvements évangéliques médiévaux : une aspiration à la simplicité radicale de Jésus
Au Moyen Âge, les Vaudois, les Béguines, les Frères du Libre-Esprit, puis les anabaptistes et autres réformateurs radicaux ont dénoncé le luxe du clergé, le pouvoir féodal de l’Église et son éloignement des pauvres. Ils cherchaient à retrouver la pauvreté évangélique et la fraternité originelle. Saint François et le franciscanisme primitif portait lui aussi ce rêve d’une Église sans pouvoir, au service des « plus petits ». Mais il fut en partie normalisé et intégré dans la structure ecclésiale au prix d’une atténuation de sa radicalité sociale.
3. Voix critiques modernes : Jésus contre la chrétienté
À l’époque moderne, certaines figures individuelles ont dénoncé la trahison institutionnelle de l’Évangile.
• Kierkegaard oppose la « chrétienté » (institution sociale confortable) au véritable « devenir chrétien », qui implique un risque existentiel face au Christ.
• Tolstoï voit en Jésus un maître de non-violence, trahi par une Église complice des pouvoirs militaires et nationalistes.
• Dietrich Bonhoeffer, face au nazisme, dénonce un christianisme devenu « bon marché » parce qu’il a oublié la radicalité de suivre un Christ persécuté.
• Paul Tillich critique les « idoles religieuses » et appelle à un christianisme existentiel libéré du sacré institutionnel.
• Don Helder Camara fermement engagé en faveur des plus pauvres ce qui lui a valu bien des critiques de la part de la bourgeoisie brésilienne.
• Jacques Pohier déconstruit la figure d’un « Père tout-puissant » justifiant les systèmes oppressifs et appelle à une foi adulte libérée de la peur.
Et tant d’autres…
Tous redonnent à Jésus un visage non-compatible avec l’ordre établi.
4. Psychanalyse et critique de la religion comme désaliénation : Stein, Freud et la tâche contemporaine
Du côté de la psychanalyse, Freud, dans L’Avenir d’une illusion, démasque la religion comme construction protectrice face à l’angoisse. Mais certains penseurs comme Conrad Stein relisent la figure de Jésus comme point de rupture avec la projection infantile d’un Père immortel. Jésus, dans sa finitude assumée, briserait le fantasme d’un ordre divin sécurisant pour ouvrir à une liberté tragique. Cette interprétation rejoint la critique d’une Église qui promet la sécurité au lieu de provoquer la liberté.
Bilan de la section IV
Ainsi, tout au long de l’histoire, une contre-histoire chrétienne a tenté de redonner voix à Jésus contre l’Église. Ces courants dissidents, mystiques, révolutionnaires ou théologiques n’ont pas toujours formé une doctrine unifiée, mais ils partagent une même intuition : l’Évangile relève bien plus de la contestation de l’ordre établi que de sa bénédiction. Ils rappellent que l’Église n’a pas entièrement réussi à faire taire la voix subversive de celui qu’elle prétend suivre.
V. La théologie de la libération : une tentative moderne de restitution du message subversif de Jésus
Au XXᵉ siècle, dans le contexte de l’Amérique latine marquée par les dictatures, la pauvreté massive et les inégalités structurelles, un courant théologique inédit s’est levé pour relire l’Évangile à partir de la réalité des opprimés. Ce mouvement — la théologie de la libération — ne se contente pas d’interpréter la foi à la lumière de la misère ; il affirme que Dieu prend parti pour les pauvres face aux systèmes oppressifs. Il s’agit d’une tentative explicite de restaurer la dimension historique, sociale, politique et révolutionnaire du message de Jésus, longtemps étouffée par un christianisme spiritualisé et conservateur.
1. Lire l’Évangile « à partir des pauvres » : un renversement herméneutique
Gustavo Gutiérrez, dans Théologie de la libération (1971), affirme que la question n’est plus : « Comment sauver des âmes ? », mais : « Comment libérer les pauvres de structures qui les écrasent ? ». Il ne s’agit pas d’ajouter une dimension sociale à l’Évangile, mais de reconnaître que Jésus a vécu, annoncé et incarné un Royaume où les affamés sont rassasiés et les puissants renversés (Luc 1,52). Ce changement de point de vue place l’oppression économique et politique au cœur de la foi chrétienne et relie explicitement salut et justice.
2. Un Christ du côté des opprimés : Sobrino et la christologie de la croix historique
Jon Sobrino développe une christologie centrée sur « le Jésus de l’histoire » et non sur un Christ triomphant. Pour lui, Jésus n’est pas mort pour satisfaire à une exigence divine abstraite, mais parce qu’il dérangeait les pouvoirs politiques et religieux. La croix devient dès lors le symbole d’un conflit historique entre la logique du Royaume et celle de la domination impériale. Résurrection signifie alors que l’histoire des opprimés n’est pas condamnée au silence et que la justice de Dieu brise les verdicts des Empires.
3. Une praxis contre l’injustice : libération comme action collective
Leonardo Boff, entre autres, insiste sur le fait que la foi ne peut être authentique si elle ne se traduit pas dans une praxis de transformation sociale. La prière sans action est vaine ; l’amour du prochain exige une lutte contre les structures de mort. On ne peut suivre Jésus sans s’engager dans des mouvements de libération concrète (« Foi et politique vont ensemble », diront certains). Inspirée parfois de Marx, cette théologie ne se réduit pas à une idéologie révolutionnaire : elle affirme que le péché n’est pas seulement moral, mais aussi structurel (exploitation, domination, exclusion).
4. Réception institutionnelle : suspicion, condamnations, marginalisation
Face à cette théologie engagée, le Vatican — notamment sous Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger (futur Benoît XVI) — exprime une forte méfiance. Plusieurs théologiens sont réduits au silence, sanctionnés ou soumis à des procédures doctrinales. L’Église institutionnelle craint une politisation du message et une dérive marxiste. Paradoxalement, cette réaction montre à quel point la théologie de la libération touche un point névralgique : elle ravive un Jésus dangereux pour les pouvoirs.
Bilan de la section V
La théologie de la libération constitue l’une des tentatives les plus franches de restituer la dimension révolutionnaire de Jésus dans l’histoire contemporaine. Elle relie l’Évangile à la démocratie, à la justice sociale et aux droits humains. En affirmant que « Dieu a une préférence pour les pauvres », elle retrouve le geste initial de Jésus marchant avec les exclus. Mais elle révèle aussi combien l’institution ecclésiale demeure ambivalente : parfois inspirée par ce souffle prophétique, souvent tentée de l’étouffer.
Vi. Relire aujourd’hui Jésus comme force de libération : vers une foi adulte, critique et émancipatrice
Après avoir identifié la radicalité de Jésus (Section I), la manière dont elle a été progressivement neutralisée (Sections II et III), et les voix qui ont tenté de la réactiver (Sections IV et V), se pose aujourd’hui une question cruciale : que faire de ce message dans un monde sécularisé, traversé par les crises sociales, écologiques, politiques et symboliques ? Est-il possible de relire Jésus non comme fondateur d’un système religieux, mais comme figure de libération humaine — émancipatrice face à toutes les formes contemporaines d’aliénation ?
1. Jésus comme révélateur d’une humanité possible : la liberté contre la peur
Dans un monde marqué par l’angoisse identitaire, la haine de l’autre, le repli communautaire et l’idolâtrie sécuritaire, Jésus peut être relu comme celui qui refuse la peur comme moteur du lien social. Il ne bâtit pas une communauté sur l’exclusion mais sur la fraternité (« Vous êtes tous frères », Matthieu 23,8). Il montre qu’exister, c’est vivre sans se soumettre aux logiques de domination (politique, religieuse, patriarcale, économique). En ce sens, Jésus ouvre une anthropologie de la liberté face à l’angoisse.
2. « Royaume de Dieu » comme alternative sociale et politique
Une relecture contemporaine refuse de réduire le Royaume à une espérance céleste. Il devient une contre-proposition symbolique et éthique face aux structures injustes actuelles :
• face à l’individualisme, il propose une communauté de solidarité ;
• face au néolibéralisme, il propose le partage ;
• face à la domination patriarcale, il affirme la dignité égale de chacun ;
• face aux empires modernes (nationalistes, financiers ou technologiques), il appelle à une résistance éthique fondée sur la justice et la compassion.
Le Royaume n’est pas un lieu, mais un mode d’être au monde qui refuse l’asservissement.
3. Une spiritualité de la déculpabilisation et de la désaliénation
Dans l’Évangile, Jésus libère de la culpabilité paralysante (« Va, ta foi t’a sauvé ») et non de la responsabilité. Sa parole n’écrase pas, elle relève. Aujourd’hui, nombre d’êtres humains vivent écrasés par la honte sociale, les injonctions de performance, l’intériorisation de l’échec. Une lecture contemporaine du message de Jésus peut être une spiritualité de la dignité retrouvée : se découvrir sujet et non objet des systèmes de domination, devenir acteur de sa propre histoire. Cela rejoint les approches psychanalytiques qui voient en Jésus une figure de traversée du fantasme d’un Père tout-puissant vers une fraternité risquée, mais libre.
4. Suivre Jésus, non l’imiter servilement : la fidélité créatrice
Entre imitation servile et rejet, il existe une voie : être fidèle à l’esprit plutôt qu’à la lettre. Jésus lui-même s’est opposé au légalisme, refusant de rigidifier la loi au détriment de la vie (Marc 2,27). Suivre Jésus aujourd’hui ne signifie pas copier ses actes hors contexte, mais prolonger sa dynamique de rupture prophétique dans les combats contemporains : justice sociale, droits humains, égalité des genres, écologie intégrale, accueil des migrants, lutte contre toutes les humiliations systémiques.
Bilan de la section VI
Ainsi relu, Jésus devient une figure critique qui dénonce toutes les formes modernes d’idolâtrie : l’argent, le pouvoir, l’identité fermée, la religion comme assurance. Il appelle à résister à la fatalité, à renverser les fausses transcendances, à faire émerger un espace d’humanité plus juste. Cette foi-là ne soumet pas l’homme : elle l’ouvre à la liberté, à la responsabilité et à l’espérance active.
Conclusion générale
Jésus, une parole libératrice face aux systèmes de domination
Le parcours que nous avons suivi met en lumière une tension fondamentale : celle qui existe entre le message subversif de Jésus et l’histoire de l’Église qui l’a souvent neutralisé. Jésus se tient du côté de la liberté et des pauvres, dénonce l’alliance du pouvoir et du sacré, renverse les hiérarchies établies, inquiète les autorités religieuses et politiques — et c’est pour cela qu’il est exécuté au nom de l’ordre impérial. Son discours n’est pas celui d’une morale de soumission, mais celui d’une libération spirituelle, sociale, psychique et politique.
Or, au fil du temps, ce message a été progressivement domestiqué : le Royaume a été spiritualisé, l’obéissance sacralisée, l’institution déclarée médiatrice exclusive du salut, la foi transformée en système de contrôle des consciences. La croix du dissident est devenue l’emblème d’un empire. Le Christ contestataire a été recouvert par le Christ gestionnaire de l’ordre. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’Église a, en grande partie, trahi Jésus — non par malveillance toujours consciente, mais en transformant une parole vivante en dogme sécurisant, une éthique de libération en structure de pouvoir.
Cependant, cette trahison n’est pas l’unique histoire du christianisme. Des voix dissidentes, charismatiques, mystiques, prophétiques, théologiques et psychanalytiques ont sans cesse tenté de retrouver la radicalité de l’Évangile. La théologie de la libération, en particulier, a réaffirmé que Jésus n’est pas un consolateur des faibles mais un allié des opprimés, non le garant de l’ordre mais l’annonceur d’un monde autre.
Aujourd’hui, relire Jésus dans un monde confronté aux injustices économiques, aux populismes identitaires, aux violences patriarcales, à la crise écologique et à la souffrance psychique, revient à entendre à nouveau son appel : non pas à croire par peur, mais à résister par amour ; non pas à se soumettre, mais à relever les humiliés ; non pas à préserver l’ordre établi, mais à inventer une fraternité ouverte.
Ce n’est peut-être pas l’Église institutionnelle qui sauvera l’Évangile, mais l’Évangile — dans son souffle originel — qui peut libérer l’Église de ses trahisons répétées et l’humanité de ses aliénations.
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