Éléments pour une théologie de la présence
1. Le constat : la mort du Dieu des dogmes
La modernité occidentale a profondément déstabilisé la représentation traditionnelle de Dieu comme être suprême, tout-puissant, garant de l’ordre cosmique et moral. La critique de Nietzsche, proclamant la mort de Dieu, n’exprime pas l’athéisme d’un esprit nihiliste, mais le constat d’un effondrement symbolique : l’idée de Dieu, telle qu’elle avait structuré la culture et la morale européennes, ne soutient plus la conscience moderne. Nietzsche écrit : « Ce que nous avons perdu, c’est la foi dans Dieu, dans le monde suprasensible ; et cela commence à jeter son ombre sur le monde réel » (Le Gai savoir, §108).
La théologie contemporaine, consciente de cette mutation, a cessé de défendre la figure du Dieu tout-puissant héritée du théisme classique. Paul Tillich fut l’un des premiers à refuser la conception de Dieu comme un être parmi d’autres : « Dieu n’existe pas. Il est l’être-même ou le fondement de l’être » (The Courage to Be, 1952 ; trad. fr. Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 227).
Ce déplacement s’enracine dans la critique philosophique de la métaphysique et dans les traumatismes du XXᵉ siècle. Après Auschwitz, il n’était plus possible de parler de Dieu sans affronter le scandale du mal. Jürgen Moltmann et Dorothee Sölle ont développé la figure d’un Dieu souffrant, non pas tout-puissant mais solidaire des victimes. En France, Joseph Moingt a poursuivi ce travail de démythologisation en rappelant que « Dieu ne peut plus être pensé comme extérieur au monde ni comme intervenant du dehors » (Croire au Dieu qui vient, Paris, Cerf, 2002, p. 47).
2. La redéfinition : Dieu comme symbole du sens et de la confiance
À l’ère de la sécularisation, Dieu ne se présente plus comme explication du monde, mais comme expérience du sens. Il n’est plus objet de savoir, mais acte de confiance.
Pour Paul Tillich, Dieu désigne « ce qui nous concerne ultimement » (Systematic Theology, I, Chicago, University of Chicago Press, 1951, p. 12). Cette formule célèbre signifie que le mot Dieu n’a de valeur que dans la mesure où il désigne l’ultime préoccupation de l’homme, ce qui fonde son courage d’exister malgré la finitude. Dieu n’est pas une cause première, mais le symbole de la profondeur de l’être.
Jacques Pohier, dans Quand je dis Dieu (Paris, Seuil, 1977), va plus loin encore : il refuse toute objectivation de Dieu, le définissant comme le nom que nous donnons à ce que nous expérimentons comme amour absolu. Parler de Dieu, écrit-il, « c’est dire quelque chose de l’homme ; c’est dire que l’homme est capable d’une fidélité à l’amour plus forte que la mort » (p. 45). Cette théologie existentielle et relationnelle rompt avec le théisme classique : Dieu n’est plus une substance mais une relation.
Dans la même ligne, Christian Duquoc propose de penser un Dieu discret, non dominateur : « Le Dieu chrétien est un Dieu qui se retire pour laisser place à la liberté humaine » (Dieu différent, Paris, Cerf, 1977, p. 83). Ce retrait divin n’est pas absence, mais ouverture de l’espace de la responsabilité.
Enfin, Paul Ricœur insiste sur la dimension symbolique du langage religieux : « Les symboles donnent à penser » (Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960, p. 32). Dire Dieu, ce n’est pas nommer une réalité empirique, mais s’ouvrir à un excès de sens, à une orientation de l’existence.
3. L’enjeu : de la croyance au vivre-en-Dieu
La théologie du XXIᵉ siècle s’oriente donc vers une compréhension existentielle et relationnelle de Dieu. Croire en Dieu ne signifie plus adhérer à des dogmes, mais vivre selon une confiance radicale. Le Dieu de la foi est ce qui rend possible le dépassement du désespoir, ce que Tillich nomme « le courage d’être ».
Dans cette perspective, parler de Dieu revient à nommer ce qui résiste au nihilisme : la confiance contre la peur, l’amour contre la haine, l’espérance contre la résignation et l’ouverture contre le repli identitaire. Ainsi comprise, la foi devient un engagement éthique autant qu’une attitude spirituelle. Dire Dieu, c’est s’ouvrir à la source du sens et de la vie, sans prétendre la posséder.
Joseph Moingt l’exprime admirablement : « Dieu n’est pas celui qui règne, mais celui qui appelle » (L’homme qui venait de Dieu, Paris, Cerf, 1993, p. 214). Et Jacques Pohier complète : « Dieu n’est pas un être au-dessus de nous, mais ce qui advient entre nous lorsque nous aimons en vérité » (Dieu fractures, Paris, Seuil, 1985, p. 102).
Conclusion
Le Dieu du XXIᵉ siècle n’est plus un objet de croyance, mais une expérience de sens. Il ne s’impose pas du dehors ; il s’éprouve comme appel intérieur à vivre humainement, c’est-à-dire librement et aimant. En ce sens, la question « Qu’est-ce que Dieu ? » devient inséparable de celle-ci : qu’est-ce qui nous fait tenir, espérer et aimer, malgré tout ? C’est là, peut-être, que se joue la possibilité d’une foi adulte, dégagée des représentations magiques, fidèle à l’esprit de Jésus plus qu’à la lettre des dogmes.
Bibliographie indicative
- Duquoc, Christian, Dieu différent, Paris, Cerf, 1977.
- Moingt, Joseph, Croire au Dieu qui vient, Paris, Cerf, 2002.
- Pohier, Jacques, Quand je dis Dieu, Paris, Seuil, 1977 ; Dieu fractures, Paris, Seuil, 1985.
- Ricœur, Paul, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960.
- Tillich, Paul, Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014 ; Théologie systématique, t. I, Genève, Labor et Fides, 2000.
- Vattimo, Gianni, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux, Paris, Seuil, 2004.
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