Jésus s’est trompé : une prophétie manquée

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Jésus s’est trompé : comment l’Église a bâti une religion sur une prophétie manquée

Introduction

L’un des faits les plus troublants de l’histoire du christianisme est le constat que l’annonce centrale de Jésus — la venue imminente du Royaume de Dieu — ne s’est pas réalisée. Ce qui aurait pu signer la fin d’un mouvement religieux naissant est paradoxalement devenu la condition de sa survie et de son expansion. À travers un processus complexe de réinterprétations, de déplacements symboliques et d’élaborations dogmatiques, l’échec initial s’est mué en fondement d’une foi multiséculaire.

1. L’attente eschatologique de Jésus et des premiers chrétiens

Les paroles de Jésus sont sans ambiguïté. Dans l’Évangile de Marc, souvent considéré comme le plus ancien :

« Cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive » (Mc 13, 30).

L’imminence est partout dans les synoptiques (Mt 10, 23 ; Lc 21, 32). Jésus annonce un bouleversement cosmique et l’instauration définitive du règne de Dieu. Les premières communautés reprennent cette attente brûlante. Paul écrit aux Thessaloniciens :

« Nous les vivants, restés pour l’avènement du Seigneur… » (1 Th 4, 15).

Or, la génération passe. Paul meurt, Pierre aussi. Le Temple de Jérusalem est détruit en 70, mais le Royaume promis ne se manifeste pas. La promesse s’évanouit dans le silence de l’histoire.

2. De l’échec au système : la logique de la dissonance cognitive

La question se pose : pourquoi la foi n’a-t-elle pas disparu ?

Leon Festinger, dans “When Prophecy Fails” (1956, trad. fr. “L’échec d’une prophétie »), a montré comment des croyants, confrontés à l’échec d’une prédiction, renforcent paradoxalement leur conviction. L’explication repose sur la dissonance cognitive : l’esprit ne supporte pas l’écart entre la croyance centrale et les faits qui la contredisent, et élabore des stratégies de rationalisation.

Le christianisme a suivi exactement ce mécanisme :

  • Recul de l’échéance : l’épître de Pierre relativise le temps : « Pour le Seigneur, un jour est comme mille ans » (2 P 3,8).
  • Spiritualisation du Royaume : Luc cite Jésus affirmant : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc 17,21).
  • Institutionnalisation : le Royaume se transpose dans l’Église, dépositaire des clés du salut (Mt 16,19).

Ainsi, l’échec n’est pas effacé : il est refondu, digéré, transformé en dogme et en institution.

3. Le rôle du désir d’immortalité

Au-delà des rationalisations cognitives, un moteur plus profond est à l’œuvre : le refus de la mort.

Sigmund Freud, dans « L’avenir d’une illusion » (1927), souligne que les religions survivent parce qu’elles protègent l’homme contre l’angoisse de la finitude.

Conrad Stein, dans son article « Le désir d’immortalité » (Études freudiennes, 1975 ; repris dans Concilium, 1975), note que le déplacement du Royaume dans l’au-delà correspond à une stratégie psychique fondamentale : l’humanité ne supporte pas que la mort ait le dernier mot. Ce n’est pas la véracité d’un fait qui a sauvé la foi chrétienne, mais la force brute du désir d’immortalité.

4. Réinterprétations théologiques de l’échec

La théologie moderne a largement reconnu cet échec et tenté de le penser. Parmi les théologiens nous mentionnons :

  • Paul Tillich : dans sa Théologie systématique, il propose de comprendre le Royaume non comme un futur reporté, mais comme une expérience existentielle. Le salut consiste à surmonter l’aliénation dès maintenant.
  • Albert Schweitzer : Jésus a pensé et parlé dans le cadre de l’apocalyptique ; aussi a-t-il envisagé un très imminent établissement d’une ère nouvelle de justice, radicalement différente de l’âge présent. Toutefois, Jésus s’est trompé dans son attente, et son Royaume devra être actuellement interprété en termes d’éthique et de spiritualité, plutôt que de surnaturel ; en tant que fait déjà réalisé, plutôt que comme événement à venir.
  • Charles H. Dodd : dans ce son commentaire de l’évangile de Jean, il défend l’idée d’une eschatologie réalisée, ce qui veut dire que le Royaume s’est actualisé et peut être connu comme une expérience vécue dans la vie de Jésus et dans sa résurrection. Le Royaume n’oriente pas vers un temps, une ère future, lorsque le monde sera recréé, mais nous oriente vers la communion interne avec Dieu.
  • Rudolf Bultmann : dans son Interprétation du Nouveau Testament, il démythologise le cadre apocalyptique de la pensée de Jésus. Dans sa théologie, le Royaume est intériorisé. Il devient la présence de l’éternité dans le temps.
  • Jacques Pohier : dans « Au nom du Père » (1972), il affirme que la résurrection n’est pas un événement vérifiable mais une confession de foi : « Dieu s’est attesté en Jésus le Christ ». Croire signifie vivre librement dans l’esprit de Jésus, sans garanties dogmatiques.
  • Christian Duquoc : dans « Messianisme de Jésus et discrétion de Dieu » (1984), il assume l’échec pur et simple, qu’il lit comme signe d’un Dieu qui se fait discret, refusant la démonstration de puissance.

Ces approches montrent que la survie du christianisme tient moins à la réalisation d’une prophétie qu’à sa relecture constante, qui transforme l’absence en présence symbolique.

Conclusion : une prophétie manquée, une religion durable

Le christianisme n’a pas triomphé parce que Jésus avait raison, mais parce que ses disciples ont refusé d’admettre qu’il s’était trompé.

Le Royaume annoncé n’est pas venu. Mais l’échec s’est mué en matrice théologique, en institution religieuse et en promesse d’immortalité. Cette transmutation illustre moins la véracité des faits que la puissance du désir humain de survivre et de donner sens à sa condition mortelle.

En définitive, la « grande prophétie manquée » de Jésus n’est peut-être pas la preuve d’une vérité divine, mais celle d’un mécanisme psychique universel : devant la mort, l’homme préfère inventer l’éternité plutôt que d’affronter le néant.

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