Un christianisme libéré du mythe sanglant

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Un dogme qui défigure l’Évangile

Depuis des siècles, l’Église enseigne que Jésus est mort « pour nos péchés » afin de satisfaire la justice de son Père. Le salut des hommes serait ainsi acquis au prix du supplice du Fils. Mais que signifie une telle affirmation sinon que Dieu aurait exigé le meurtre de l’innocent pour pardonner aux coupables ? On nous demande de croire qu’un Père d’amour n’aurait pu nous réconcilier avec lui qu’au prix d’un crime plus grand que le péché originel. Cette théologie, loin d’éclairer l’Évangile, en obscurcit le message au point de le trahir.

De l’échec à la victoire : un renversement idéologique

La crucifixion de Jésus fut, pour ses disciples, un scandale insoutenable. Pour sauver la mémoire de leur maître, ils ont transfiguré cet échec en victoire : « Il est mort pour nous. » Le langage sacrificiel du judaïsme du Temple offrait le modèle : comme l’agneau pascal, Jésus aurait donné son sang pour sauver le peuple (cf. Exode 12).

Mais ce n’est qu’au XIᵉ siècle, avec Anselme de Cantorbéry, que ce discours s’est figé en dogme : l’offense du péché à l’honneur infini de Dieu ne pouvait être réparée que par le sang d’un homme-Dieu (Cur Deus homo). Ce scénario juridico-sacrificiel enfermait l’humanité dans une culpabilité infinie, dont seule l’Église se prétendait dispensatrice du pardon par ses sacrements.

Le mécanisme du bouc émissaire (René Girard)

René Girard a magistralement montré que cette théologie n’était que la transposition chrétienne d’une logique archaïque : celle du bouc émissaire. Une victime innocente est sacrifiée pour rétablir un ordre troublé. La mort de Jésus, qui aurait dû dénoncer et abolir ce mécanisme, a été récupérée pour en fonder un nouveau, légitimé cette fois par le nom de Dieu. Girard écrivait : « Le Christ est venu pour dévoiler le mensonge du sacrifice ; mais le christianisme historique a fait de lui le sacrifice par excellence. »

Le Père imaginaire (Jacques Pohier)

Jacques Pohier, dans Au nom du Père (1972), analyse ce dogme comme le produit d’une projection infantile : un Père tout-puissant, mélange d’amour et de menace, dont l’amour ne se gagne qu’au prix du sang. Ce « Père imaginaire », loin de libérer, écrase. Pohier n’hésite pas à écrire : « Un Dieu qui exige la mort de son Fils pour pardonner n’est pas le Père de Jésus-Christ, mais une idole. »

Le Dieu de l’amour et non du calcul (Paul Tillich)

Paul Tillich, de son côté, rappelait que le salut chrétien n’est pas une affaire de dette ou de rachat juridique, mais une libération de notre aliénation existentielle : « Le Christ n’a pas surmonté la colère d’un Dieu menaçant, il a surmonté la séparation qui nous enferme dans la peur. » (Tillich, Systematic Theology). Autrement dit, ce n’est pas un sacrifice sanglant qui sauve, mais l’amour radical incarné par Jésus.

Un verrou idéologique au service de l’Église et des empires

Le dogme sacrificiel a servi d’arme redoutable pour discipliner les consciences :

  • Culpabiliser les fidèles : « C’est pour toi qu’il est mort. »
  • Soumettre les croyants à l’institution : seule l’Église pouvait dispenser le pardon.
  • Sanctifier la violence : de Constantin aux croisades, la croix devint bannière d’empires qui exigeaient, eux aussi, du sang pour défendre l’ordre.

Ainsi, la Bonne Nouvelle d’un Jésus proche des pauvres et des exclus a été détournée en outil de pouvoir politico-religieux.

Sortir du chantage sacrificiel

Il est urgent de briser ce cercle morbide. Jésus n’a jamais demandé de sacrifices : il a annoncé un Royaume où la miséricorde l’emporte sur les autels. Il n’est pas mort pour satisfaire la colère d’un Père offensé, mais parce que sa parole libre dérangeait les puissants religieux et politiques.

Redonner à Jésus son vrai visage, c’est reconnaître qu’il n’a pas aboli la violence en y ajoutant une victime suprême, mais en révélant l’innocence des victimes et en proclamant la fin du système sacrificiel.

Le christianisme ne retrouvera sa force libératrice que lorsqu’il osera abandonner cette théologie sanglante pour proclamer, enfin, que le Dieu de Jésus n’est pas un créancier implacable, mais la source de vie et d’amour.

Références

  • Anselme de Cantorbéry, Cur Deus homo (6ᵉ siècle).
  • Jacques Pohier, Au nom du Père, Cerf, 1972.
  • René Girard, La Violence et le sacré, Grasset, 1972.
  • Paul Tillich, Théologie systématique, 1951-1963.

Un Dieu qui pardonne en réclamant un meurtre n’est pas le Dieu de l’Évangile, mais l’ombre d’une Église qui a préféré le pouvoir à la liberté.

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