Mon cher François,
Tes allergies vis à vis des célébrations eucharistiques en paroisse sont les miennes depuis bien longtemps et pour des raisons semblables. Les rites et le langage d’une époque révolue avec ses représentations d’un Dieu en surplomb et d’un Christ éthéré n’ont plus de sens pour moi. A ta différence, je ne souffre pas de ne plus participer à ce genre de messes dominicales.
Comment dès lors faire que l’Eucharistie soit « mémoire vivante » de Jésus ? Je te transmets quelques réflexions qui te diront où j’en suis présentement.
1. D’abord, il me semble important de se rappeler que « faire mémoire de Jésus » peut se vivre de manières infiniment plus diverses qu’au moment de la célébration eucharistique. Par exemple, quand seul ou avec d’autres, on prend le temps de méditer silencieusement une parole ou un récit évangélique puis de partager l’écho en soi du texte médité. Mais aussi le souvenir vivant de Jésus peut remonter à son esprit et son cœur à tout moment, en randonnant à pied, en voyageant en train, en faisant la soupe, en accueillant autrui… Le discours du pain de vie en Jean (Jn 6, 22-71) – fruit de la méditation des chrétiens de la communauté de « Jean » – n’appelle pas à célébrer la cène ni la messe, mais à mâcher et remâcher la Parole, c’est-à-dire le témoignage de Jésus. C’est un « exercice » essentiel. Marcel Légaut insiste beaucoup sur cette appropriation personnelle de l’esprit qui animait Jésus dans la profondeur de son être.
2. Il y a cependant, dans la pratique des chrétiens depuis vingt siècles, le rite du partage du pain et du vin en mémoire du dernier repas pris par Jésus avec ses disciples, ce que l’Eglise catholique appelle la messe et les protestants, la cène. Le catholicisme a survalorisé cette pratique jusqu’à dire officiellement que la messe est le sommet de la vie chrétienne. Non, le cœur de l’expérience chrétienne est de s’ouvrir à l’esprit qui animait Jésus et de l’actualiser en actes dans tous les secteurs de son existence. Le fait d’en être arrivé dans le catholicisme à célébrer quotidiennement l’Eucharistie n’est pas sans dévaluer cette célébration qui n’est pas un but en soi mais un temps fort de ressourcement communautaire. Les protestants ont une pratique plus saine, hebdomadaire en bien des paroisses. Cène ou Eucharistie ne sont qu’un moment pour faire mémoire de Jésus.
3. On a fait de l’Eucharistie catholique une célébration présidée par un prêtre (homme sacralisé agissant in persona Christi, à la place du Christ) et imprégnée d’une théologie sacrificielle à laquelle s’ajoute la conception de la transsubstantiation. Cette conception est très éloignée de ce que fut le dernier repas de Jésus avec ses apôtres qui, présenté dans les évangiles et chez Paul de manières diverses, est déjà sujet à interprétations. La mise en synopse des quatre textes en est la meilleure démonstration. Quel était pour Jésus le sens de ce dernier repas, du partage par lui du pain et du vin avec ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » ? Si dans les représentations juives, « corps » et « sang » désignent l’être humain dans sa totalité, n’est-ce pas un message testamentaire de haute intensité : « Ce que je vous partage, c’est ma vie, l’esprit qui l’a inspirée, les choix et les engagements qui furent les miens pour témoigner du Règne de Dieu en train de se manifester » ?
Les exégètes sont partagés sur le fait que Jésus ait prononcé ou pas la parole citée ensuite, mais seulement en Luc et Paul : « Faites ceci en mémoire de moi ». Ce qui est sûr, c’est que rapidement les premiers chrétiens ont fait, des gestes et des paroles de Jésus, un rite pour faire mémoire de lui. Le fossé est immense entre la sobriété de ce qui devait être à l’origine la célébration du faire mémoire de Jésus et les messes dominicales catholiques qui sont souvent du mauvais théâtre : on s’agite, on s’époumone, on subit les formules récitées par le seul prêtre, l’acteur principal et indispensable.
4. Pour ceux qui ne supportent plus les messes romaines classiques, mais éprouvent le besoin de célébrer le rite du pain et du vin partagé en vive mémoire de Jésus, il leur revient de faire exister cette célébration avec d’autres personnes motivées. Rien ne les en empêche sinon une autocensure. Ces personnes trouveront les moyens de créer une célébration qui les fasse s’imprégner intérieurement de l’esprit qui animait Jésus. A travers le silence, la méditation des textes évangéliques, le partage de l’écho de ces textes en chacun, et puis l’accomplissement du rite du pain – du vrai ! – et du vin partagés avec des paroles traduisant dans notre langage actuel le « Ceci est mon corps. Ceci est mon sang ». En tout cela, rien de magique. Il n’y a pas à se calquer sur le déroulement de la messe officielle ; il importe aussi de se délivrer de la conception sacralisée du prêtre. A chaque communauté de fixer le temps de ses retrouvailles.
Je ne vois guère actuellement d’autres façons de célébrer la cène pour se réapproprier la mémoire de Jésus, le rite étant actuellement encadré idéologiquement et caporalisé par une hiérarchie sacralisée. Marcel Légaut mise sur les petites communautés pour revivifier le tissu ecclésial. Joseph Moingt également. Ils ont raison. Aux chrétiens de s’autoriser à faire exister ces communautés de vie et de célébration. Lorsque j’étais aumônier de lycée il y a plus de quarante-cinq ans, chaque vendredi soir, une douzaine d’élèves des classes préparatoires et moi, nous célébrions l’eucharistie. Les jeunes se rendaient disponibles et Dieu sait pourtant qu’ils étaient surchargés de travail. Les trois communautés de base de mon département, qui sont nées à cette époque de l’insatisfaction que tu ressens, fonctionnent toujours et d’une manière autonome. Elles se réunissent annuellement à Pâques. Exister pareillement est exigeant, car rien ne se passe si les participants n’apportent pas chacun leur contribution, mais tous éprouvent que les rencontres ont une fécondité spirituelle en chacun d’eux. Que le diocèse les ignore, bien qu’elles aient souvent tenté de faire connaître leur expérience, ce silence ne les empêche pas de poursuivre paisiblement leur chemin.
Voilà quelques réflexions issues de mon expérience.
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