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Résumé du chapitre I – « Psychanalyse, foi et philosophie » (Jacques Pohier, Au nom du Père, 1972, pp. 17-62)
Apports de la psychanalyse freudienne à la compréhension de la foi chrétienne
Sigmund Freud fournit un cadre critique pour comprendre la religion en général et la foi chrétienne en particulier. Dans ses écrits (de Totem et tabou à L’avenir d’une illusion), Freud présente la religion comme une « névrose obsessionnelle universelle » de l’humanité. Plus précisément, il explique le sentiment religieux par le complexe d’Œdipe : le besoin infantile d’un père protecteur tout-puissant et la culpabilité vis-à-vis de ce père engendreraient les croyances religieuses. Le christianisme, centré sur la figure d’un Dieu-Père aimant et tout-puissant, semble particulièrement visé par cette analyse freudienne. En effet, l’affirmation de la paternité divine est essentielle dans la foi chrétienne, ce qui la rend vulnérable aux thèses freudiennes qui y voient l’accomplissement de désirs infantiles refoulés.
Jacques Pohier, dans ce premier chapitre, prend acte de ces apports de la psychanalyse freudienne. Il reconnaît que la foi chrétienne présente une structure œdipienne : il y a bien une analogie entre la relation du croyant à Dieu le Père et la relation de l’enfant à son père selon Freud. Cette lucidité psychologique permet de mieux comprendre certaines attitudes des croyants – par exemple la dépendance affective envers Dieu, la crainte mêlée d’amour du Père divin, ou encore la culpabilité face au péché pouvant évoquer la culpabilité œdipienne. Pohier mobilise aussi l’intuition freudienne pour éclairer des notions théologiques : la notion de loi morale et d’interdit divin rappelle le rôle du père comme représentant de la loi (le surmoi), tandis que l’espérance du pardon divin répond au désir de réconciliation avec le père. En ce sens, la psychanalyse met en lumière la fonction paternelle dans la foi – c’est-à-dire le rôle structurant que joue l’image du Père (divin) dans la psyché du croyant. Pohier souligne ainsi que Freud fournit des outils herméneutiques utiles pour décrypter le langage et les symboles de la foi chrétienne. Par exemple, il renvoie aux analyses freudiennes du mythe (tel que celui du meurtre du père primal dans Totem et tabou) pour mieux comprendre la symbolique biblique autour de la faute, du sacrifice et du pardon. Ces éclairages psychanalytiques enrichissent la compréhension de la foi en dévoilant son ancrage dans l’inconscienthumain.
Cependant, Pohier ne se contente pas d’approuver Freud : il critique et nuance la thèse freudienne de la religion comme pure illusion névrotique. Certes, la foi chrétienne peut être expliquée en partie par le complexe paternel, mais pour Pohier cela ne signifie pas qu’elle soit névrose pathologique ou illusion sans valeur. Il note que Freud lui-même, en qualifiant la religion de névrose, fait une analogie plus qu’une définition rigoureuse. Pohier estime que la « solidarité » de la foi avec le complexe paternel n’implique pas que la foi soit fausse ou vaine. Au contraire, en intégrant les données de la psychanalyse, on peut donner un sens positif à la foi en Dieu le Père. Autrement dit, reconnaître l’aspect psychologique (œdipien) de la foi permet de purifier celle-ci de ses aspects infantilisants tout en conservant son noyau spirituel. Ainsi, l’apport majeur de Freud selon Pohier est paradoxalement de permettre une foi plus adulte et consciente de ses ressorts intérieurs, plutôt qu’une foi naïve. La psychanalyse offre donc un miroir critique à la foi chrétienne, l’aidant à distinguer ce qui relève du désir humain (le besoin de Père, la peur du châtiment) et ce qui pourrait relever d’une réalité transcendante authentique.
Réflexion philosophique sur la foi
Après avoir intégré la perspective freudienne, Jacques Pohier engage une réflexion philosophique pour redéfinir la foi chrétienne d’une manière qui tienne compte de la critique psychanalytique. Un des axes principaux de cette réflexion porte sur la nature de Dieu et la façon d’en parler. Pohier insiste sur le statut particulier du discours théologique : même s’il utilise des images et des symboles issus de l’expérience humaine (comme l’image du « Père »), ce discours vise une réalité qui dépasse les simples fantasmes psychiques. En tant que théologien, Pohier affirme que Dieu doit être pensé comme une réalité distincte des projections de l’inconscient. Autrement dit, Dieu ne se réduit pas à un « père imaginaire » comblant nos manques, même si notre manière d’imaginer Dieu est influencée par notre psychologie. Cette position philosophique est essentielle pour éviter un réductionnisme : Pohier refuse de réduire Dieu à un produit de la culture ou de la psychologie, sans pour autant nier l’impact de celles-ci sur notre langage théologique.
Il propose ainsi une critique du langage théologique traditionnel, notamment de l’usage littéral des métaphores paternelles. La foi utilise nécessairement le langage humain (paraboles, métaphores, analogies) pour parler du divin. Pohier souligne que dire « Dieu est Père » relève d’un langage analogique qu’il faut interpréter avec discernement, afin de ne pas enfermer Dieu dans nos représentations limitées. Philosophiquement, il s’agit pour lui de repenser la transcendance de Dieu : Dieu n’est pas un objet parmi d’autres (sinon il serait un objet culturel de plus), ni une simple idée subjective, mais l’Autre différent qui se révèle à travers et au-delà de nos symboles. Cette démarche s’inscrit dans le sillage d’une théologie herméneutique influencée par des philosophes comme Paul Ricœur. D’ailleurs, Pohier discute les idées de Ricœur (notamment son œuvre De l’interprétation, essai sur Freud) : comme Ricœur, il estime que la foi peut subsister après le passage au crible du soupçon freudien. Tous deux refusent une apologétique simpliste et reconnaissent la nécessité d’une herméneutique critique des symboles religieux. Mais Pohier va plus loin dans l’auto-critique en première personne du discours croyant. Toutefois, Pohier conteste la position de Ricœur qui préconise « le renoncement au père » en faveur d’une foi purifiée de ses illusions. L’important est d’abord de reconnaître que l’homme n’est pas Dieu et que c’est de façon contingente qu’il existe.
En effet, un aspect crucial de sa réflexion philosophique est la prise en compte de la subjectivité du croyant. Pohier parle en « théologien analysé », c’est-à-dire en croyant ayant lui-même fait l’expérience de l’analyse psychanalytique. Il adopte ainsi un ton très personnel et réflexif. Son témoignage de foi se fait « à visage découvert », sans masquer les remises en question intimes qu’il a traversées. Il privilégie une parole directe où le sujet parlant s’implique entièrement. Comme le note un commentateur, les textes de Pohier témoignent d’un credo qui n’est plus une profession de foi de pure convenance, mais l’affirmation d’un “je” – par exemple : « je ne peux plus accepter… », « je crois en… ». Cette façon de formuler la foi à la première personne montre une philosophie de la foi centrée sur la conscience individuelle et la responsabilité du sujet. Le croyant n’adhère pas à des dogmes de manière externe ou automatique, il les reformule et les assume intérieurement. Pohier insiste sur l’authenticité subjective de la foi : celle-ci doit intégrer la totalité de la personne, y compris ses questionnements rationnels et son inconscient.
Philosophiquement, cela soulève la question de la vérité en théologie. Si la foi n’est plus pensée comme l’adhésion à des énoncés objectivement certains, comment la justifier ? Pohier répond en partie que la vérité de la foi est d’un autre ordre – existentielle et relationnelle plutôt que factuelle. Il s’agit moins de prouver l’existence de Dieu que de signifier ce que Dieu représente pour l’homme. Le langage théologique, dès lors, est compris comme un langage symbolique et analogique qui exprime l’expérience du divin plutôt qu’il ne le définit. Une telle conception rejoint les réflexions philosophiques contemporaines sur le sens plutôt que la démonstration en matière de foi. Pohier montre notamment que les notions chrétiennes de salut, de péché, de grâce, doivent être repensées en lien avec l’expérience humaine concrète (finitude, désir, culpabilité), pour éviter d’être de pures abstractions ou des fantasmes aliénants. En somme, sa réflexion philosophique vise à réconcilier la foi avec la raison critique, en élaborant une théologie qui tienne compte de l’homme réel, sujet désirant et souffrant, sans renier la visée transcendante du message chrétien.
Tensions et synergies entre psychanalyse, foi et philosophie
Jacques Pohier met en évidence à la fois les tensions et les synergies entre l’approche psychanalytique, la foi religieuse et la réflexion philosophique. Du côté des tensions, il reconnaît que la psychanalyse freudienne et la théologie chrétienne partent de positions a priori opposées. La psychanalyse, en révélant les mécanismes inconscients, a tendance à démystifier la foi, à la ramener à des besoins psychologiques (besoin d’un père, crainte du châtiment, etc.). La foi, de son côté, pourrait voir dans la psychanalyse une menace qui réduit le divin à l’humain, une sorte d’attaque contre la crédibilité du message religieux. Pohier retrace ainsi le conflit initial : Freud accuse la religion d’être illusoire, et la religion peut accuser Freud de manquer le sens spirituel. Il mentionne également la tension entre l’explication scientifique/sociologique de la religion et son appropriation intérieure par le croyant. En effet, face à la « critique des doctrines religieuses inhérente à l’interprétation scientifique du monde », deux attitudes extrêmes sont souvent prises : soit réfugier la foi dans la pure intériorité subjective (en la soustrayant à l’analyse critique du monde), soit au contraire la traiter comme un objet culturel explicable entièrement par des processus humains. Aucune de ces deux voies ne satisfait Pohier, car la première risque le fidéisme aveugle et la seconde le réductionnisme.
Pohier propose donc une voie de dialogue exigeant entre psychanalyse, foi et philosophie, mettant en lumière leurs synergies potentielles. Il montre d’abord que ces disciplines peuvent s’enrichir mutuellement si chacune reste à sa place sans empiéter abusivement sur le domaine de l’autre. Il met en garde contre les conciliations trop faciles où l’on forcerait un parallélisme direct entre discours psychanalytique et discours théologique. Un simple discours d’homologie (qui chercherait des équivalences terme à terme entre Dieu et le père, le péché et le complexe, etc.) serait trompeur. Pohier dénonce en effet les effets de miroir que produit un tel concordisme : on obtient « une sorte de face-à-face entre deux images » où chaque discours ne fait que refléter et amplifier les déformations de l’autre, comme deux miroirs se renvoyant indéfiniment la même image déformée. Autrement dit, si théologie et psychanalyse cherchent à se calquer l’une sur l’autre, elles risquent de perdre leur spécificité et de fausser leur propos. Le défi est donc d’éviter deux écueils : la réduction pure et simple de la foi à la psychologie (qui annulerait la prétention propre de la foi), et l’étanchéité absolue entre les domaines (qui empêcherait tout dialogue).
La synergie devient possible lorsque chacun reconnaît ce qu’il peut apporter à l’autre. Pohier insiste que la foi chrétienne a tout à gagner à intégrer les vérités que la psychanalyse met au jour sur la condition humaine. Une foi purifiée par la psychanalyse est capable d’identifier et de dépasser les formes infantiles de religiosité (magie, volontarisme de toute-puissance, moralisme rigide issu du surmoi). Cela aboutit à une foi plus libre et plus mature, libérée de la névrose. Il rejoint en cela l’intuition de certains théologiens contemporains (tels Paul Ricœur ou Antoine Vergote) qui voyaient dans Freud non pas un ennemi de la foi, mais un pédagogue de la foi adulte. Inversement, la psychanalyse, en dialoguant avec la foi et la philosophie, peut affiner sa compréhension de l’expérience religieuse au lieu de la caricaturer. Pohier montre par exemple que la foi vécue authentiquement n’est pas un refus du réel ni un pur fantasme de toute-puissance, mais peut au contraire aider le sujet à affronter la réalité de sa finitude et de sa culpabilité d’une manière constructive. Il souligne le rôle potentiellement libérateur de la paternité divine correctement comprise : loin d’enfermer l’homme dans une dépendance névrotique, la relation à Dieu Père (vue comme relation à une source d’amour inconditionnel) peut permettre une véritable libération intérieure, une confiance fondamentale qui aide l’individu à grandir. D’où le titre provocateur de l’ouvrage Au nom du Père – allusion à la fois à la formule trinitaire chrétienne et au concept lacanien de « Nom-du-Père » – suggérant qu’en réinterprétant le Nom du Père, on peut trouver une voie de réconciliation entre l’héritage religieux et la lecture psychanalytique.
Concrètement, Pohier identifie des domaines où cette synergie psycho-théologique produit une pensée féconde. L’un de ces domaines est la morale sexuelle. À la lumière de la psychanalyse, il critique le caractère extrême de la morale sexuelle traditionnelle prônée par l’Église catholique. Il montre que l’attitude chrétienne vis-à-vis du plaisir et de la sexualité a des causes profondes liées à la façon dont le christianisme a conçu le salut et le péché – souvent en méfiance du corps et par angoisse de la transgression, ce qui trahit des ancrages psychologiques (angoisses œdipiennes, besoin de pureté). En articulant la réflexion théologique sur la sexualité avec la compréhension psychanalytique des pulsions, Pohier suggère une évolution de la morale catholique : il appelle à dénouer les interdits excessifs et à valoriser une éthique sexuelle plus humaine, signe d’une foi décomplexée vis-à-vis du corps. Cet exemple illustre comment la prise en compte des processus psychiques (désir, culpabilité inconsciente) et des processus sociaux (évolution du sensus fidei ou « sens des fidèles » dans l’Église) peut renouveler en profondeur la pensée théologique. De même, Pohier aborde la doctrine du salut non comme une magie qui abolirait nos limitations humaines, mais comme une promesse de sens et de liberté au sein même de notre condition de créature finie. En cela, il évite les fantasmes aliénants d’une foi qui nierait la réalité (par exemple, l’illusion d’une toute-puissance offerte au croyant). Au contraire, foi et psychanalyse ensemble invitent l’homme à se tenir debout dans la réalité, délivré de l’idole d’un Dieu-père tyrannique, pour découvrir le Dieu vivant qui veut l’épanouissement de l’homme.
En conclusion, le chapitre « Psychanalyse, foi et philosophie » de Jacques Pohier propose une approche intégrative et critique. Pohier y reconnaît la part de l’inconscient et du désir humain dans la foi (grâce à Freud), tout en réaffirmant que Dieu ne se réduit pas à nos projections intérieures. Sa réflexion philosophique approfondit le sens de croire à l’ère du soupçon, en insistant sur la responsabilité du sujet et sur la nécessité d’un langage théologique renouvelé. Malgré les tensions initiales entre psychanalyse et foi, Pohier démontre qu’une synergie est possible : la psychanalyse peut aider la foi chrétienne à mûrir, et la foi, relue philosophiquement, peut encore prétendre à une vérité signifiante pour l’homme moderne. Ce travail de conciliation lucide aboutit à une vision de la foi chrétienne comme autre chose qu’une névrose – une foi consciente de ses fondements œdipiens sans en être prisonnière, capable d’assumer le Nom du Père sans infantilisme ni révolte, mais dans une relation filiale libre et confiante. Les analyses de Pohier sur la fonction paternelle, la subjectivité croyante et le langage de la théologie constituent ainsi une contribution importante pour penser Dieu d’une manière à la fois critique et fidèle. En affirmant au nom du Père, ce dialogue entre Freud et la foi, Pohier ouvre une voie originale où psychanalyse, foi et philosophie s’éclairent mutuellement au service d’une compréhension plus profonde du fait croyant.
Sources citées : Jacques Pohier, Au nom du Père (Paris, Cerf, 1972) ; Sigmund Freud, Totem et tabou (1913), L’avenir d’une illusion (1927), Moïse et le monothéisme (1939) et autres écrits ; Paul Ricœur, De l’interprétation (1965) ; comptes rendus et études par A. Gounelle (voir ci-dessous)
Recension par André Gounelle
Jacques-Marie Pohier, Au nom du Père. Recherches théologiques et psychanalytiques. (« Cogitatio Fidei », 66.) Paris, Cerf, 1972. In 8, 232 p.
André Gounelle
Comment la psychanalyse et la théologie peuvent se rencontrer, c’est ce que montrent les essais que regroupe ce livre. Trois d’entre eux (dont l’un est une réflexion critique à partir de l’ouvrage capital de Ricœur, De l’interprétation) sont consacrés à la notion de paternité. Cette notion a ici une importance décisive. Freud explique la religion à partir du complexe d’Oedipe, et ses thèses atteignent de plein fouet le christianisme auquel l’affirmation de la paternité divine est essentielle. Le Père Pohier pense que la foi chrétienne a effectivement une structure œdipienne ; elle est cependant autre chose qu’une névrose, et sa « solidarité » avec le complexe paternel n’implique pas qu’elle soit illusoire ou fausse. On peut donner un sens positif à la foi dans le Dieu Père en tenant compte aussi bien des données de la psychanalyse que de celles de la théologie.
Ces trois essais sont complétés par deux textes moins importants, mais intéressants : l’un qui met en relation l’analyse que fait Freud de ses rêves sur Rome et certains thèmes de la Genèse ; l’autre qui suggère une modification de la morale sexuelle traditionnelle dans le catholicisme.
C’est une contribution de valeur sur un sujet difficile que nous donne le Père Pohier. Ces études claires, bien informées, solides, compléteront utile¬ ment la lecture des textes plus difficiles mais essentiels de Ricœur sur le même sujet (en particulier ceux de la dernière partie du Conflit des Interprétations. Ricœur y cite d’ailleurs le Père Pohier).
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