6 septembre 2007
Ce grand
tableau frappe et attire le
regard dès l'entrée dans la
salle. La scène est
surprenante de ce jeune homme
jouant du violoncelle avec une
attention et une tendresse
frappantes
pour une femme âgée et malade qui ne
le quitte pas des
yeux. Le mouvement de son visage
tourné vers elle, son geste
de musicien, la couleur rouge de son
vêtement, le ciel lumineux
et le vaste horizon qui s'ouvre
derrière lui le montrent plein
de vie et de dynamisme. La femme
vêtue de noir, dont le visage
est aussi blanc que ses cheveux et
son grand oreiller, sa tête
qu'elle ne peut plus soulever,
suggèrent sa très grande
faiblesse. La relation d'amour entre
eux est saisissante.
Puvis de Chavannes explique ces
choses et
donne encore davantage à penser en
donnant son titre à
ce tableau : « Jean
Cavalier jouant le choral de
Luther devant sa mère
mourante »
Jean
Cavalier était un jeune chef
camisard - il
avait 22 ans
- dans la célèbre révolte
qui souleva les Cévennes
protestantes
en 1702-1704. Originaire
d'Anduze où il avait
été berger et apprenti boulanger, il
s'était
réfugié à Genève lorsque les
persécutions religieuses avaient
commencé. Il en
était revenu au début de la grande
insurrection. A la
fin de la guerre, le maréchal de
Villars écrivit de lui
au ministère de la guerre : « C'est un
paysan du plus bas étage,
petit et aucune mine qui impose,
mais ayant une fermeté et un
bon sens surprenants. Il a
beaucoup d'arrangement pour ses
subsistances et dispose aussi bien
ses troupes que des officiers
pourraient le faire. Du moment que
Cavalier a commencé
à traiter, jusqu'à la fin il agit
toujours de bonne
foi ».
La
tradition a perduré de cette
visite qu'il aurait
faite à
sa mère mourante, au cours de
laquelle il lui aurait
chanté, comme Puvis de Chavannes a
choisi de le
représenter, le célèbre cantique de
Luther
« C'est
un rempart que
notre Dieu ». Ce
cantique
qui a été composé en langue
allemande à
partir du Psaume 46 de la Bible
a connu un succès
extraordinaire dans tous les milieux
protestants. Il
a été traduit en français à Genève
dès le 16e siècle. Puvis
de Chavannes devait sans doute
plutôt penser à la traduction et la
mise en musique qui
venait d'en être faite en 1845
et qui est toujours
chantée aujourd'hui :
C'est
un rempart que notre
Dieu :
Si l'on nous fait injure
Son bras puissant nous tiendra
lieu
Et de fort et d'armure.
L'ennemi contre nous redouble de
courroux
Vaine colère
Que pourrait l'adversaire ?
L'Éternel détourne ses coups.
Seuls
nous bronchons
à chaque pas,
Notre force est faiblesse.
Mais un héros dans les combats
Pour nous lutte sans cesse.
Quel est ce défenseur ?
C'est toi puissant Sauveur,
Dieu des armées
Tes tribus opprimées
Connaissent leur libérateur.
Que
les démons
forgent des fers
Pour accabler l'Église,
Ta Sion brave les enfers
Sur le rocher assise.
Constant dans son effort,
En vain avec la mort
Satan conspire.
Pour briser son empire
Il suffit d'un mot du Dieu fort.
Dis-le
ce mot
victorieux
Dans toutes nos détresses.
Répands sur nous du haut des cieux
Ta force et sa sagesse.
Qu'on nous ôte nos biens
Qu'on serre nos liens
Ta main nous garde
Plus loin nos yeux regardent
Car ton royaume est pour les tiens
Puvis de
Chavannes n'était pas
protestant mais il
état proche du peintre Ary Scheffer,
très connu à l'époque et qui
faisait acte public de
protestantisme. C'est sans doute par
lui qu'il
a appris à connaître le cantique de
Luther dans la
nouvelle édition qui venait de
sortir.
Le chant
des psaumes et des cantiques
est, en effet, une
caractéristique de la Réforme
protestante qui s'est
détournée de la musique religieuse
catholique
chantée en latin par des religieux
dans le choeur de
l'église, pour être une forme
d'expression spirituelle
donnée à tous.
Puvis de Chavannes a sans doute
été frappé par cette attitude de
Jean Cavalier,
jeune guerrier quittant pour un
instant la violence des combats pour
dorloter sa vieille mère, remplaçant
son fusil
par un violoncelle et chantant les
antiques paroles destinées
à redonner courage à celle que ses
forces
abandonnent.
L'idéalisme
de Puvis de
Chavannes était fait
de
mystique et de symbolique qui nous
touchent aujourd'hui mais
qu'à l'époque son entourage ne
comprenait
guère : preuve en est un
éditorial de la
Revue des
Deux Mondes qui critiquait
ainsi l'excès de
« pensée »
de son tableau l'Espérance :
« Pour
être le dupe des grandes
pensées de monsieur Puvis de
Chavannes, il faut un
degré de naïveté bien
rare ! »