Le respect de la vie
Albert Schweitzer
Essentiel de deux sermons
prononcés à l’église Saint-Nicolas à Strasbourg
les dimanches 16 et 23 février 1919
traduits de l’allemand
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Éd. Albin Michel 1995
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Albert Schweitzer Respect de la vie
24 mai 2015
Premier sermon
page 160
[…]
Quel est le commandement primordial à la base de toute morale, qu'est-ce qu'une règle de conduite éthique fondamentale ? - telle est la question à laquelle je voudrais réfléchir avec vous en cette heure, pour consacrer ensuite plusieurs méditations aux problèmes de la morale chrétienne, qui m'ont préoccupé, lorsque j'étais loin de vous, dans la solitude de la forêt vierge, et que je songeais à ces cultes de saint Nicolas, avec l'espoir de vous en parler un jour.
La question du fondement de l'éthique s'impose à nous aujourd'hui par sa brûlante actualité. Nous sommes acculés à une évidence que les générations passées et nous-mêmes nous avons toujours rejetée, mais que nous ne pouvons plus
éluder si nous voulons être francs : l'autorité de la morale chrétienne a fait faillite dans le monde. Elle n'a pas pénétré les esprits en profondeur, elle n'a été acceptée que superficiellement, et toujours plutôt en paroles que dans les actes. A voir le comportement de l'humanité, on dirait que les paroles de Jésus n'existent pas pour elle et que d'ailleurs il n'y a pas de morale.
[…]
Quelle différence y a-t-il entre le savant qui observe au microscope les manifestations les plus infimes et les plus insoupçonnées de la vie - et un vieux paysan sachant à peine lire et écrire qui, au printemps, va dans son jardin et contemple, absorbé dans ses pensées, les bourgeons qui éclatent aux branches des arbres ? Tous deux sont en face de l'énigme de la vie, l'un peut en faire une description plus détaillée que l'autre, mais tous deux sont à égalité devant l'insaisissable. Toute science aboutit au problème de la vie et toute connaissance à l'émerveillement devant le mystère de la vie - au respect de la vie dans ses formes infinies qui se renouvellent sans interruption. Qu'est-ce que cette force qui fait naître, exister et mourir, qui rejaillit dans d'autres existences, meurt et renaît à nouveau, sans jamais s'arrêter, d'éternité en éternité ? Nous pouvons tout et nous ne pouvons rien, car toute notre sagesse est impuissante à créer la vie et toutes nos inventions sont des productions mortes.
La vie est force, volonté surgissant des causes premières et se renouvelant en elles, la vie est sentiment, émotion, douleur. Et si tu creuses le sens de la vie jusqu'à ses profondeurs ultimes, et que tu contemples, les yeux grands ouverts, le grouillement qui anime le chaos du monde, soudain tu te sens pris de vertige. Partout tu retrouves le reflet de ta propre existence. Ce scarabée, gisant mort au bord du chemin, c'était un être
qui vivait, luttait pour subsister - comme toi, qui jouissait des rayons du soleil - comme toi, qui éprouvait la peur et la souffrance comme toi, et qui, maintenant, n'est plus qu'une matière en décomposition - comme toi aussi, tôt ou tard, tu le deviendras un jour.
[…]
Je ne peux pas m'empêcher de respecter tout ce qui vit, je ne peux pas m'empêcher d'avoir de la compassion pour tout ce qui vit : Voilà le commencement et le fondement de toute éthique. Celui qui a fait un jour cette expérience et ne cesse de la refaire - et d'ailleurs celui qui en a pris conscience une fois ne peut plus l'ignorer - celui-là est un être moral. Il porte en lui le fondement de son éthique, il ne peut la perdre et elle grandit et se renforce en lui. Celui qui n'a pas acquis cette conviction n'a qu'une éthique apprise, sans fondement intérieur, qui ne lui appartient pas et qui peut se détacher de lui et tomber. Le tragique, c'est que notre génération n'avait qu'une éthique apprise qui, au moment où elle aurait dû faire ses preuves, s'est détachée et est tombée. Depuis des siècles, l'humanité n'a été nourrie que d'éthique apprise ; elle était grossière, ignorante, sans cœur et ne s'en doutait pas, parce qu'elle ne possédait pas encore l'étalon de l'éthique : le respect total de la vie.
Tu te sentiras solidaire de toute vie et tu la respecteras, voilà le plus grand commandement dans sa formulation la plus élémentaire. Autrement dit, sous une forme négative : Tu ne tueras point. Interdiction que nous prenons bien à la légère, lorsque, sans y penser, nous arrachons une fleur ou nous écrasons un malheureux insecte, et - toujours sans y penser - lorsque, dans un aveuglement atroce, car tout se tient, nous méprisons les souffrances et la vie des hommes en les sacrifiant à des intérêts terrestres minimes.
On parle beaucoup aujourd'hui de construire une humanité nouvelle. Que serait-ce d'autre que de conduire les hommes à une éthique vraie, acquise en propre, inaliénable et perfectible ? Mais cette humanité nouvelle ne se créera pas, tant que les uns et les autres n'auront pas fait, chacun pour soi, un retour sur eux-mêmes, tant que leurs yeux d'aveugles ne se seront pas ouverts à la clarté, et tant qu'ils n'auront pas commencé à déchiffrer, lettre par lettre, ce commandement unique aussi grand que simple qui s'appelle:
Respect de la Vie, commandement plus chargé de sens que la Loi et les Prophètes, car il porte en lui toute l'éthique de l'amour, pris dans son acception la plus profonde et la plus noble, et c'est en lui que l'éthique puise, sans trêve et sans répit, sa force de renouveau propre à chacun en particulier et à l'humanité tout entière.
Deuxième sermon
page 174
[...]
Ce qui est bien, c'est de sauvegarder et de développer la vie ; ce qui est mal, c'est de l'entraver ou de la détruire.
Être moral, c'est sortir de notre égoïsme, c'est refuser de rester étranger au milieu qui nous entoure, c'est comprendre les expériences vécues par les autres et compatir à leurs souffrances. Voilà ce qui nous confère seul la qualité d'hommes véritables. Et c'est en cela que nous possédons en propre une éthique inaliénable, ouverte à des possibilités illimitées.
Ces formules générales et souvent répétées de : « respect de la vie », « refus de s'isoler des autres », « volonté de maintenir la vie tout autour de nous », peuvent paraître froides et sèches. Même si ces mots n'ont rien d'éblouissant, ils sont tout de même riches de sens. Le grain de blé est lui aussi sans éclat, et cependant il contient en puissance tout ce qui sortira un jour de lui.
[…]
Rester bon, c'est garder les yeux ouverts. Tous nous ressemblons à un homme qui marche dans le froid et la neige. Malheur à lui s'il se laisse choir, cédant à la fatigue et au sommeil : il ne se réveillera plus. De même, l'homme moral succombe en nous dès que nous nous lassons de comprendre et de partager les expériences des autres et de
compatir à leurs souffrances. Malheur à nous si notre sensibilité s'émousse : alors c'en est fait de notre conscience, au sens le plus large du terme, c'est-à-dire de la prise de conscience de nos devoirs.
Le respect de la vie et de la participation à la vie des autres, voilà la grande aventure du monde. La nature ne connaît pas le respect de la vie. Elle crée la vie de mille manières avec une prodigieuse ingéniosité, et elle la détruit de mille manières avec une absurdité tout aussi prodigieuse. A tous les stades de la vie, jusqu'à l'échelon humain, une ignorance effroyable est répandue sur les êtres. Ils ne connaissent que la volonté de vivre, mais ils ne possèdent pas la faculté de comprendre la vie des autres ; ils souffrent, mais ils ne savent pas compatir. Le formidable instinct vital que recèle la nature se livre à lui-même une bataille qui reste une énigme. Les créatures ne vivent qu'aux dépens de la vie d'autres créatures. La nature les laisse perpétrer les pires cruautés. Elle insuffle à tels insectes l’instinct d'en perforer
d'autres de leur dard et d'y pondre leurs œufs, afin que ce qui sortira de l'œuf trouve à se repaître de la chenille en la martyrisant à mort. Elle pousse les fourmis à se coaliser pour assaillir un malheureux petit être et le tourmenter à mort. Et quant à l'araignée, voyez quel horrible métier lui a enseigné la nature !
La nature est belle et grandiose, contemplée de l'extérieur, mais si vous tournez les pages de son livre, vous frissonnerez d'épouvante. Et sa cruauté est si absurde ! La vie la plus précieuse est sacrifiée au profit de la plus ignoble. Un jour un enfant respire un bacille de tuberculose. Il grandit et se développe, mais il porte en lui la souffrance et la mort toute proche, parce que des êtres infimes prolifèrent dans ses organes les plus nobles. Combien de fois ai-je été saisi d'effroi en Afrique en analysant le sang d'un malade atteint de la maladie du sommeil. Pourquoi fallait-il que cet homme-là ait la figure ravagée de douleur et gémisse : « Oh ! ma tête, ma tête ! » Pourquoi fallait-il qu'il pleure des nuits entières et qu'il succombe à une mort atroce ! Tout simplement parce que sous mon microscope il y avait de minuscules corpuscules pâles et fins, longs de dix à quatorze millièmes de millimètres peu nombreux, même très peu parfois, et qu'il fallait souvent chercher pendant des heures avant d'en découvrir un seul !
C'est ainsi que dans l'obscur conflit qui fait du vouloir vivre un champ de bataille, la vie se dresse contre la vie, semant chez les autres la douleur et la mort, innocente et coupable à la fois. La nature fait profession d'un égoïsme affreux, à peine interrompu brièvement, le temps de pousser des êtres à l'amour et à l'assistance à l'égard de leur progéniture, tant qu'elle a besoin de leur protection. Mais le fait que l'animal soit capable d'éprouver pour ses petits un amour allant jusqu'au dévouement et au sacrifice - témoignant donc ainsi qu'il est accessible à la compassion - rend encore plus navrant qu'il y soit réfractaire vis-à-vis d'êtres qui ne se rattachent pas à lui par des liens du même ordre.
Le monde, livré à l'égoïsme ignorant, est semblable à une vallée plongée dans l'ombre ; la lumière n'éclaire que les hauteurs. Tous les êtres sont condamnés à vivre dans l'obscurité, un seul réussit à s'élever et à contempler la lumière : le plus noble, l'homme. A lui s'ouvre la connaissance du respect de la vie, la connaissance de la participation à la vie des autres et de la compassion, il peut sortir de l'ignorance où languissent les autres créatures.
Et c'est cette connaissance qui change tout dans le développement de l'Être. C'est avec elle qu'apparaissent dans le monde le Vrai et le Bien, avec elle que la lumière brille au-dessus des ténèbres et qu'on pénètre au plus profond du concept de la vie, de cette vie qui est en même temps participation à la vie des autres ; c'est alors que le ressac des vagues qui assaillent ce monde peut être ressenti par un être vivant, c'est alors que dans un cœur humain la vie comme telle prend conscience d'elle-même, c'est alors que cesse le sentiment de vivre chacun pour soi et que le flux de la vie du monde vient envahir notre âme.
Nous vivons dans le monde, et le monde vit en nous. C'est précisément autour de ce concept que s'accumulent les énigmes. Pourquoi y a-t-il une pareille divergence entre les lois de la nature et les lois de la morale ? Pourquoi notre raison ne peut-elle simplement recevoir et développer les manifestations de la vie qui s’offrent à elle dans la nature et pourquoi ce concept fait-il buter la raison contre la contradiction monstrueuse de tout ce que l'on voit autour de soi ? Pourquoi faut-il que la raison découvre au fond d'elle-même des lois totalement différentes de celles qui régissent le monde ? Pourquoi faut-il que dès l'instant où elle est parvenue à ce concept du Bien, elle soit en rupture avec le monde ? Pourquoi faut-il que nous fassions l'expérience de ce conflit, sans espoir de le résoudre jamais ? Pourquoi, au lieu de l'harmonie, la division ? Et allons plus loin encore. Dieu est la force qui tient tout dans sa puissance. Alors pourquoi le Dieu qui se manifeste dans la nature est-il la négation de ce qui pour nous est moral comme par exemple le fait d'être à la fois une force intelligente créatrice de vie et une force absurde destructrice de vie ? Comment arriver à faire l'unité entre le Dieu, force de la nature, et le Dieu, volonté éthique et Dieu amour, tel que nous devons nous le représenter lorsque nous sommes parvenus aux concepts supérieurs de la vie, au respect de la vie, à la compréhension de la vie des autres, à la compassion ?
[...]
1 Tu fais une promenade en forêt ; le soleil fait briller des taches de lumière à travers les frondaisons ; les oiseaux chantent ; des milliers d'insectes susurrent joyeusement dans l'atmosphère. Et cependant ton chemin, sans que tu y puisses rien, est un sentier de mort. Ici c'est une fourmi qui se débat sous ton pied, là un petit scarabée que tu as écrasé, ou un ver qui se tortille parce que tu as marché dessus. Dans cet hymne magnifique à la vie se mêlent des chants de douleur et de mort que tu as suscités, innocent et coupable à la fois. Et c'est ainsi que, chaque fois que tu veux faire le bien, tu sens ta terrible impuissance à apporter l'aide que tu voulais. Alors la voix du tentateur s'élève pour te dire : « A quoi bon te tourmenter ! Cela ne sert tout de même à rien. Laisse tomber tout cela et sois indifférent, sans cœur et sans pensée, comme tout le monde. »
2 Et voici encore une autre tentation. Compatir, avec les autres, c'est souffrir. Celui qui, un jour, a été saisi par la douleur du monde ne peut plus retrouver le bonheur, au sens où l'homme le conçoit. Même aux heures qui lui apportent satisfaction et joie, il ne peut plus en jouir sans réserve ; car la douleur des autres qu'il a partagée est là : ce qu'il a vu reste présent à ses yeux. Il pense au malheureux qu'il a rencontré, au malade qu'il a visité, à l'homme dont il a deviné le triste sort - et une ombre s'étend sur l'éclat de sa joie. Et cela le reprend toujours et partout. Au milieu d'une société où règne la gaieté, subitement, son esprit est ailleurs.
C'est alors que le tentateur s’approche de nouveau de lui : « Voyons, ce n'est plus une vie. Il faut savoir détourner les yeux de ce qui se passe autour de soi. Allons, pas tant de sensiblerie ! Devenir impassible est une nécessité, forge-toi une cuirasse d'indifférence, fais comme les autres et ne réfléchis pas, si tu veux mener une vie raisonnable. »
3 Pour finir, nous en arrivons à avoir honte de notre expérience de la vaste compréhension humaine et de l’immense compassion envers tout ce qui souffre. Nous le cachons au fond de nous-mêmes, comme une tare de folie dont on cherche à se défaire pour s'entraîner à devenir un homme raisonnable.
Telles sont les trois tentations qui assèchent sournoisement les sources du Bien. Veillez et défendez-vous contre elles.
1 Affronte la première en t'armant de la conviction que la compassion et l'entraide sont pour toi une nécessité intérieure.
Comparé à la grandeur de la tâche, le peu que tu peux faire n'est qu'une goutte d'eau, et non un torrent ; mais c'est ce qui donne à ta vie son seul sens valable et son prix. Où que tu sois et autant que cela dépend de toi, ta présence doit
apporter une délivrance, la délivrance de la misère que le vouloir vivre divisé contre lui-même a produite dans le monde, délivrance que seul un homme éclairé par la connaissance peut apporter. Le peu que tu puisses faire est déjà beaucoup, si tu réussis à délivrer un être - homme ou créature quelconque - de sa souffrance, de son mal ou de sa peur. Sauvegarder la vie est le seul bonheur qui compte.
2 A la deuxième tentation, selon laquelle ta compréhension des expériences des autres est pour toi une cause de souffrances, tu répondras que la compassion comporte également la faculté de se réjouir avec les autres. Si ta compassion s'émousse, tu perds du même coup la possibilité de vibrer au bonheur des autres. Quelque réduit que soit le bonheur dont nous sommes les témoins, participer au bonheur des autres et faire nous-mêmes tout le bien que nous pouvons constituent le seul bonheur qui nous rend la vie supportable.
3 Et en fin de compte, tu n'as aucun droit à déclarer : je veux être ceci plutôt que cela, sous prétexte que tu penses être plus heureux d'une façon que
de l'autre, mais, tout simplement, sois ce que tu dois être, un homme véritable, un homme parvenu à la connaissance, un homme qui vit avec le monde, qui participe au-dedans de lui à l'expérience du monde. Que par là tu sois ou plus ou moins heureux, selon les normes habituelles, n'a aucune importance. L'heure de la décision prise dans le secret de son cœur ne réclame pas le droit au bonheur, - mais l'obéissance à l'appel qui est la seule source de satisfaction.
C'est pourquoi je vous dis : Veillez et ne laissez pas s'émousser votre sensibilité ! Il y va de votre âme. Si par ces paroles, dans lesquelles je vous livre le plus intime de moi-même, je pouvais vous contraindre, vous tous qui m'écoutez, à abattre l'imposture du monde qui veut vous endormir et si je pouvais vous forcer à ne plus pouvoir vivre sans réfléchir, à ne plus trembler à l’idée du respect de la vie et de la grande compassion universelle, en vous y plongeant de toute votre âme, alors je m'estimerais comblé de satisfaction et je bénirais l'aboutissement de mon activité, même si la prédication devait m'être interdite demain, ou même si jusqu'à présent elle avait été un échec et que désormais il en soit de même.
Moi-même, qui d'habitude éprouve une véritable peur à exercer une influence sur les hommes à cause des responsabilités qu'on y encourt, je voudrais avoir le pouvoir de vous ensorceler pour vous amener à la compassion, afin que chacun de vous ressente la grande douleur dont on ne se détache plus et que vous parveniez à la sagesse à travers la compassion, car alors il me serait permis de penser que vous êtes sur le chemin du bien sans risque de vous égarer. « Nul ne vit pour lui-même. » Que cette parole nous poursuive sans jamais nous accorder de repos jusqu'au jour où on nous couchera dans la tombe.
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