Après la religion, quoi ?
After Religion – What?
Don Cupitt
Conférence Sea of Faith - Nouvelle Zélande, octobre 2006
20 août 2010
Le grand sociologue français Émile Durkheim, dans son livre Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), propose la définition moderne la plus connue de la religion : « la caractéristique de l’esprit religieux est le partage du monde en deux domaines, l’un contient tout ce qui est sacré et l’autre tout ce qui est profane ».
Il souligne que les éléments sacrés sont très divers : esprits, croyances, temps, personnes, rites, bâtiments, lieux, amulettes, traditions, institutions. Ce qui est sacré est, sauf exceptions, normalement considéré comme puissant et honorable. Le monde sacré est généralement caractérisé par le fait qu’il est tout-Autre au point que pour y accéder depuis le monde profane il faut assumer une profonde transformation, se purifier et peut-être franchir un rite de passage, passer de la mort à la nouvelle naissance.
Cette définition de Durkheim a fait autorité aux yeux du grand historien roumain de la religion, Mircea Eliade, dont l’énorme production s’étendit sur 60 ans. Au début de son dernier ouvrage en trois volumes L’Histoire des croyances et des idées religieuses, Eliade annonce qu’il terminera avec l’occident moderne qui atteint au « stade ultime de la désacralisation, le camouflage complet du ‘sacré’ ou plus précisément son identification avec le ‘profane’ ». Eliade n’a pas eu le temps de terminer son livre mais il exprima clairement sa vision de la disparition rapide de la religion dans l’Occident moderne ou du moins sa transformation fondamentale. Le monde sacré a été absorbé dans le monde profane et il a tout simplement disparu.
La fin du sacré a été annoncé dès le 19e siècle par des penseurs importants.
Pour Hegel cette fin a commencé avec l’incarnation de Dieu en Christ, puisque le monde sacré s’y implique dans l’histoire humaine. Le protestantisme fait un pas de plus dans cette direction en refusant les ordres religieux et en affirmant la sainteté de la vie ordinaire et du mariage profane. Le monde sacré et le monde profane s’unifient.
Karl Marx suit Hegel en disant que la réalité est toute historique, mais il pense que cette évolution vers l’unification des deux mondes n’est pas seulement provoquée, comme cher Hegel par le développement des idées mais par l’action matérialistes des forces en jeu. Pour Marx, il n’y a rien de sacré, l’histoire du monde n’est le lieu que de puissances matérielles et en aucun cas idéalistes ou métaphysiques.
Nietzsche, à la fin du 19e siècle, résume cette évolution en proclamant « la mort de Dieu ». Il est bien plus sceptique encore que Hegel ou Marx en ce qui concerne les conséquences de cette nouvelle conception historique, humaniste, profane et désormais influencée par Darwin, qui s’est développée en Occident.
Il s’attaque à toute les croyances théologiques que nous avions conservées en une Vérité céleste, un Être grand et bon demeurant là-haut et qui nous attendrait en son Paradis. Rien ne dit qu’il existerait là-haut, une Grande Réponse toute prête, ni qu’il a jamais existé ou existera jamais un monde où le bien soit triomphant.
Nietzsche met en doute toute croyance purement théologique en l’existence réelle d’un ordre universel, Vrai, Bon, Intelligent. Il est un nihiliste qui ne nous laisse rien, si ce n’est le jeu sans fin de diverses forces et – si nous sommes disciplinés et nous y impliquons pleinement – le bref bonheur de vivre et d’œuvrer de manière créatrice.
Pour ces trois grands penseurs du 19e siècle – Hegel, Marx et Nietzsche – il est donc clair que la religion, telle qu’on l’a connue depuis des siècles, était basée sur une distinction radicale entre le monde du sacré et celui du profane, le ciel et la terre, l’invisible et le visible, le spirituel et le matériel, le surnaturel et le naturel et que cette vision de la réalité touche désormais à sa fin. Ils voient néanmoins de manière très différente le sens de cette évolution.
- Pour Hegel, la disparition du monde du sacré est liée à l’abandon de l’espérance en la venue sur terre du Royaume de Dieu.
- Pour Marx, la disparition du monde du sacré (au profit du seul monde matériel) signifie la fin de la religion. Il faut tout de même remarquer que dans sa pensée, le fantôme de l’ancienne fin du monde survit dans la conviction de la venue finale de la société communiste.
- Nietzsche demeure également hanté par les idées religieuses qu’il rejette, dans la mesure où il a, lui aussi, un évangile de la rédemption de l’humanité par le surgissement sur terre d’un type d’homme, nouveau et supérieur.
Ces trois grands penseurs conçoivent la fin de l’histoire sur terre ainsi que la fin du vieux dualisme du monde sacré et du monde profane. Ils veulent tous trois nous faire abandonner le rêve de vivre un jour au Ciel et de nous contenter d’une destinée purement terrestre.
Mais je parlerai d’une autre manière de voir qui est à la fois plus radicale et plus ordinaire.
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Depuis des siècles, l’histoire de la pensée occidentale a été celle du lent développement de l’esprit critique qui nous a donné la science historique, les sciences de la nature et une constante passion pour le doute. Celui-ci a vraiment réussi au 20e siècle à dissoudre toute foi religieuse et a laissé l’Occident confronté au nihilisme.
Et après que nous ayons perdu nos vieux mythes et nos grands récits des débuts et de la fin du monde, que nous est-il resté ? Une réponse à cette question est : « Au moins, il nous reste le langage ordinaire et la vie ordinaire ». Au moins nous avons encore le moment présent et nous pouvons nous attacher à la tradition protestante qui dit : Nous avons sans doute perdu notre foi dans les messages et les ambitions grandioses, mais nous pouvons encore trouver le bonheur en nous attachant paisiblement à une saine vie quotidienne ici et maintenant. Le seul lieu où nous pouvons encore trouver le sens de notre vie est le moment présent.
On peut se rappeler la remarque de Nietzsche que la longue tradition occidentale d’esprit critique et de questionnement intérieur qui a produit notre actuel système de valeurs et de connaissance est elle-même d’origine religieuse.
Dès le Moyen Age on peut repérer l’existence d’une pensée critique indépendante. Et d’ailleurs des secteurs libres demeurent dans toutes les grandes civilisations, qui ne sont pas directement contrôlés par la religion, de sorte qu’on peut dire que jamais les religions n’ont pu être complètement totalitaires.
Néanmoins dès lors que l’ancien système médiéval s’effondre, bien des gens sont horrifiés et font tous leurs efforts pour réformer et moderniser leur religion afin de la sauver au moins en partie. Des exemples frappants en sont la Réforme protestante, la naissance des nouveaux mouvements syncrétistes issus de l’islam et de l’hindouisme que sont le sikhisme et le bahaïsme et des versions occidentalisées du bouddhisme.
Mais aucune modernisation religieuse n’a connu de succès durable. Au contraire, une réaction conservatrice antimoderne s’est faite sentir dans chacune des grandes traditions religieuses : judaïsme orthodoxe, catholicisme romain, islam traditionnel etc. Et malheureusement ces mouvements conservateurs ont puisé leur force dans un militantisme politique agressif et nationaliste.
Bref, les religions que nous avons connues sont en train de disparaître rapidement de notre horizon en un douloureux processus. Et la question du titre de cet article se pose donc : « Après la religion, quoi ? »
Parmi les réponses que j’ai citées, c’est la dernière que je préfère. Elle doit quelque chose au protestantisme et aussi à Wordsworth, Tolstoï et Wittgenstein. Elle dit que lorsque l’esprit critique a complètement démythologisé notre pensée, nous devrions abandonner toutes les grandioses cosmologies développées dans les grandes religions et revenir ici, dans notre monde réel et maintenant au moment présent dans un langage ordinaire, pour une vie quotidienne. Une religion devenue spiritualité personnelle, l’amour de Dieu devenu amour de la vie.
Dans les conditions normales, la plupart des gens trouvent facile d’aimer la vie mais notre bonheur naturel se trouve constamment menacé par l’anxiété et l’angoisse, la conscience de l’écoulement inexorable de la vie, sa fragilité et finalement l’anéantissement de la mort. Vivre bien et heureux implique que l’on ait su se réconcilier avec la vie telle qu’elle est et notamment la sienne propre.
Dans cette conception, la vie religieuse consiste à faire face à la condition humaine telle qu’elle est réellement, à apprendre à aimer la vie et à la vivre bien
C’est là une tâche à laquelle chacun se trouve confronté maintenant que les grandes religions, les philosophies et les idéologies politiques ont fait faillite.
L’évangile que je prêche maintenant est que la vie sous le soleil offre, quelles que soient les épreuves que nous affrontons, une joie qui ne fait pas défaut et qui ne nous quitte pas jusqu’au bout de notre vie.
La religion est l’amour de la vie. Sa vérité me semble toute simple et facile à comprendre. Chacun, d’ailleurs, la connaît bien : c’est une vérité qui n’a pas été révélée par un Dieu, qui n’a pas besoin d’experts pour l’interpréter ou l’expliquer et aucun peuple ni aucune institution n’en a le monopole. Elle est si évidente que la seule difficulté me semble de trouver comment en faire prendre tout simplement conscience à nos contemporains.
Traduction Gilles
Castelnau
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Note de Gilles Castelnau
Si l'on comprend Dieu selon la tradition théiste comme un tout-puissant extérieur au monde d'où il peut intervenir souverainement dans la vie du monde, on considérera alors Don Cupitt comme banalement athée.
Mais si on comprend Dieu selon la tradition panenthéiste comme le créateur intérieur à nos êtres de la vie qui anime tout cequi respire et qui nous dépasse tous largement : « Dieu en nous, Dieu qui n'est pas sans nous mais Dieu qui est plus que nous », on considérera alors Don Cupitt comme un des théologiens qui permet à bien des gens de retrouver la foi.
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"théologie radicale"
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