La louve et
l'agneau
p. 27
À l'aube du IVe siècle
selon notre façon de compter,
et de la fondation de Rome le XIe, il
s'était passé une chose que nul n'aurait
imaginée au temps de Tibère: sans qu'on ait jamais
très bien compris comment, l'Empire romain s'était un
beau matin réveillé chrétien. La Louve de
Romulus et Rémus était définitivement
absorbée par l'Agneau de Dieu qui efface les
péchés du monde, du moins selon ce que prêchaient
ses adeptes.
La religion nouvelle, qui procédait des Juifs mais qui avait
tôt rompu avec le judaïsme, avait pourtant connu des
difficultés considérables au cours des trois premiers
siècles. Non certes qu'un dieu de plus ou de moins eût
en soi dérangé le moins du monde en un temps où
pullulaient les religions orientales. Ce qui menaçait le tout
premier christianisme, c'était plutôt
l'indifférence. Cependant, les Romains, les Grecs, les Asiates
et tous les peuples qui composaient de pièces et de morceaux
l'Empire, quand ils furent amenés à s'intéresser
de plus près à ce dieu nouveau venu, lui
trouvèrent quelque chose d'étrange et, en tout cas, de
peu conforme à l'idée qu'on se faisait des
divinités en général.
Que ce Chrestos ou Christus fût
né d'une vierge était encore ce qui gênait le
moins : on savait bien que les
dieux naissent toujours d'une façon insolite, mais pourquoi
une vierge juive ? Et, dans ce cas, pourquoi ses disciples
n'étaient-ils pas des Juifs comme les autres ? Or, on
observait que les Juifs s'en démarquaient
énergiquement. Qu'il fût le fils d'un charpentier, du
moins à ce qu'on disait, était déjà plus
ennuyeux, mais, après tout, Vulcain était bien
forgeron ! Mais, quand on découvrait que ce
dieu-là avait encouru une condamnation à mort sous
Tibère César, Pontius Pilatus étant gouverneur
de Judée - province agitée -, cela devenait
franchement suspect, et on pouvait s'interroger sur le motif
d'inculpation : droit commun ? sédition ? Qu'il
ait de plus été crucifié comme un esclave
devenait tout à fait scandaleux. Si encore il avait
été décapité ! On pensait vaguement
à Spartacus et à ses partisans.
Maintenant, quand les affidés de
Chrestos soutenaient que le condamné, une fois descendu de sa croix, était
ressuscité, qu'il apparaissait couramment à ses
disciples et déjeunait avec eux, cela n'allait plus du tout.
Son message n'était pas plus rassurant. On lui attribuait des
bizarreries : il proposait, paraît-il, à ses
disciples son sang à boire et sa chair à manger; il
prétendait « apporter non la paix mais le
glaive » ; il assurait être venu
« mettre le feu sur la terre » ; il
entendait « brouiller le fils avec son père et la
belle-fille avec sa belle-mère » ; il
annonçait la fin du monde pour dans peu de temps, et tout
à l'avenant.
Socialement, ce n'était pas clair non plus : il
promettait le malheur aux riches, et aux pauvres la meilleure place
dans son royaume. Un seul point positif : il conseillait de
rendre à César ce qui était à
César, et ses disciples prêchaient aux esclaves la
soumission, ce qui était une bonne idée, mais on ne
voyait plus comment cela s'accordait avec le reste. Bref, tout cela
était déconcertant au possible, et n'attirait pas la
bienveillance.
Pourtant, cette invraisemblable
histoire - peut-être par
son invraisemblance même - attira infiniment plus de monde
qu'on ne l'aurait d'abord imaginé. Un dieu qui se fait homme,
qui souffre les misères des hommes, qui endure la pire des
morts et qui tout soudain emporte avec lui dans sa gloire
éternelle l'humanité passée, présente et
future - un dieu qui se fait homme afin que les hommes soient
faits dieux -, ce dieu-là, décidément,
n'était pas comme les autres. L'époque abondait
pourtant en dieux sauveurs, en déesses
régénératrices, en mystères sacrés
dont l'initié sortait avec au coeur une plus belle
espérance pour cette vie et pour l'autre, mais aucun
n'était allé si loin, n'avait serré
l'humanité de si près. Ce qu'il y avait de plus pauvre,
de plus misérable, de plus démuni parmi les hommes et
les femmes se retrouvait, se reconnaissait dans ce dieu-là,
qui avait su ce que c'était que le travail, les larmes, les
coups de pied, la croix même. Et, du coup, le dernier des
humains pouvait se dire racheté en espérance,
appelé à la gloire pour l'éternité.
Aux adeptes de Chrestos il apparaissait à l'évidence que leur
dieu mort et ressuscité ne faisait pas nombre avec les autres
dieux, parce qu'il était le seul. Ses commandements, en
revanche, étaient proprement effrayants : il fallait
aimer tous les hommes comme soi-même, ce qui est bien la chose
la moins réalisable et qui ne serait jamais venue à
l'idée de personne. Il fallait aussi renoncer aux divers
agréments que procure le divin Éros, sauf à
contracter mariage, à s'en contenter et à s'y tenir
indéfiniment. Un simple regard sur une fille
appétissante et votre âme tombait comme une mouche
morte ! il fallait encore rendre le bien pour le mal,
tendre la joue gauche si on avait pris un coup sur la droite, et j'en
passe : tout le reste reprenait en l'aggravant la morale
courante, celle que tout le monde respecte et que personne n'observe,
sauf de loin en loin et pour se donner bonne conscience.
Encore la bonne conscience était-elle prohibée par
Chrestos ; nul n'était jamais sûr d'avoir fait tout
son devoir de chrétien ; s'en prévaloir
constituait déjà un péché. Tout cela
introduisait dans les rapports humains une dimension nouvelle.
Certes, les philosophes invitaient déjà au respect des
autres, à la considération des plus humbles, mais il
faut bien dire que tout cela restait un voeu pieux. Cette fois, il
fallait pratiquer ces commandements impossibles sous peine
d'être exclu de la vie éternelle, ce qui était
dommage.
.
Règlements de
comptes
p. 253
Pour les adorateurs des dieux, Julien,
c'était la libération. Durant un demi-siècle, les communautés païennes,
surtout en Orient, avaient été méprisées,
tenues à l'écart, puis persécutées dans
leurs personnes et dans leurs biens. On avait fermé les
temples, mis à la rue les desservants qui, faute de casuel,
s'étaient dégradés en clochards. On avait
confisqué les biens-fonds des anciens cultes, démoli
les édifices, et les matériaux n'avaient pas
été perdus pour tout le monde. Les chrétiens se
voyaient autorisés à puiser à peu de frais dans
ces trésors ; pierres de taille, colonnes, bois
précieux, vases sacrés: tout ce qu'il fallait pour
bâtir des églises ou améliorer des demeures
privées, qu'on décorait sans vergogne de ces
dépouilles illustres.
Libanios se plaint qu'on ait transformé les temples en granges
à paille, qu'on ait jeté les statues au rebut.
Ainsi, les païens humiliés,
passant dans les rues,
reconnaissaient des pans entiers de leurs temples comme autant de
vestiges de leurs vies mutilées. Une religion vécue
tient à tant de racines, engage tant d'aspects du
quotidien ! Pire ; les chrétiens avaient
spolié jusqu'aux tombes, au mépris du respect qu'on
doit aux mânes. Les sarcophages où des parents, des
ancêtres avaient dormi de leur dernier sommeil enrichissaient
maintenant la résidence de tel ou tel parvenu sans scrupule.
Que de rancoeurs, à présent, et qui n'attendaient que
ce jour pour se manifester! L'honneur des dieux criait
vengeance.
Julien, comme de juste, avait
replacé les Églises chrétiennes et les chrétiens eux-mêmes dans le
droit commun, qu'ils n'eussent d'ailleurs jamais dû
excéder, ne fût-ce que par fidélité
à l'Évangile : plus d'exemptions fiscales, donc,
ni de faveurs exorbitantes. D'autre part, les biens des cultes
païens devaient être restitués, et l'empereur
autorisait la récupération de ce qui s'en trouvait
injustement détenu: les édifices religieux
désaffectés devaient être rendus au culte, ceux
qui avaient été endommagés devaient être
remis en état aux frais des responsables, et les
matériaux ou le mobilier dérobés,
restitués ou remboursés.
Était-ce trop demander ?
Certains, dont bien sûr Grégoire (de Nazianze), perçurent cette mesure comme une
spoliation. Ils voyaient, la rage au
coeur, les colonnes revenir à leur place, les statues
nettoyées regagner leurs cellules. On se trouvait parfois
devant des situations impossibles : fallait-il, pour
récupérer un chapiteau, une colonne
enchâssés dans un bâtiment neuf, abattre le tout
et ruiner le propriétaire ? On eût pu imaginer un
système d'indemnisation, mais Julien ne voulait rien entendre.
Son intransigeance en matière de religion rencontrait celle de
ses adversaires. De part et d'autre, on campait sur ses positions.
C'était sectarisme contre sectarisme.
Du côté des
chrétiens, la résistance s'organisa. Des fanatiques estimèrent que toute
restitution était une concession à l'idolâtrie,
une compromission avec des cultes abhorrés qu'on avait crus
éradiqués à jamais. On refusait d'indemniser le
trésor public pour les biens détournés,
dès lors que ce vol était jugé en conscience
comme une oeuvre pie. Parfois, les fonctionnaires fermaient les yeux,
comme s'ils prévoyaient l'avenir et voulaient dès
maintenant se mettre à couvert. Plus d'un païen,
d'ailleurs, trouvait la mariée trop belle et se cantonnait
dans un attentisme prudent. Parfois, on s'arrangeait pour que les
choses se passent autant que possible en douceur. Chrysantios, promu
comme on sait pontife de Lydie, conduisit les opérations avec
tant de discrétion que nul ne s'aperçut de rien.
Il n'en alla pas de même
partout. Quelques fanatiques
voulaient s'opposer au retour des sacrifices. Un évêque
assez exalté, un certain Maris, se porta, bien qu'il fût
aveugle, au-devant de Julien qui se rendait en procession pour
sacrifier à la déesse Fortune. il prétendait lui
interdire le passage, ce qui manquait de bon sens, mais pas de
panache. Qu'espérait-il ? Le martyre ? La foule le
houspilla, le traita de divers noms déplaisants, mais Julien
s'interposa, refusant de voir châtier ce pauvre homme. Il se
contenta de lui faire observer froidement que son Galiléen, si
expert en la matière, ne lui avait toujours pas rendu la vue.
Générosité assassine, et qui mettait les rieurs
- mais quels rieurs ! - de son côté.
À quoi l'évêque rétorqua que
c'était un bonheur pour lui de ne point voir des choses
pareilles.
.
Épilogue
p.
348
Comme Jésus se mettait en
route, quelqu'un accourut et lui
demanda :
- « Maître, que dois-je faire pour avoir la vie
éternelle ? »
Jésus lui répondit :
- « Tu connais les commandements : ne tue pas, ne
commets pas d'adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux
témoignage, ne fais tort à personne, honore ton
père et ta mère... »
- « Maître, lui dit-il, tout cela, je l'ai
observé avec soin dès ma jeunesse ! »
Alors Jésus le regarda et se prit à l'aimer... (Marc
10,l7-22).
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