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26 janvier 2019
Les romans de Gilles Cosson
sont souvent d’excellents récits historiques
(voir sur ce site Et Rome s'enfonça dans la
nuit) mais en écrivant « Cinq
femmes », comme il le dit lui-même, il
s’est plutôt « penché sans indulgence sur
l’individualisme et le matérialisme de notre
époque. »
La trame de ce livre saisissant
est celle d’un architecte éminent, parvenu au
sommet d’une carrière prestigieuse. Atteint d’un
AVC il se trouve brusquement paralysé et muet
mais il a toute sa tête. Son passé lui revient
par vagues. Ses rencontres professionnelles,
naturellement, mais elles sont entrecoupées des
rencontres amoureuses dont il ne s'est pas
privé.
C’est ainsi qu’il évoque ses deux
enfants qu’il a aimés mais dont il n’avait guère
le temps de s’occuper et les « cinq
femmes » qui donnent son titre au livre.
Son épouse, bien sûr, sa jeune belle-sœur
tellement aguichante, des femmes élégantes et
cultivées qu’il aime retrouver...
Pensée nostalgique, certainement,
mentionnant tout ce qu’il regrette maintenant
mais dont il garde un souvenir heureux,
relations plaisantes mais sûrement malfaisantes,
individualisme et matérialisme évidemment...
Mais il est présenté de façon si
humaine qu’il bénéficie toujours de la
compréhension et de la sympathie du lecteur qui
peut s’imaginer à sa place. Ce livre donne à
penser.
En voici quelques
passages.
Le risque comme
vérité
Et en cet instant de misère physique, il se dit
que les aristocrates montant sereinement à
l'échafaud sous la Terreur avaient mesuré la
vanité de tous les accommodements avec le
destin, préférant affronter leur fin avec
désinvolture, ce en quoi ils avaient raison. Car
l'on est toujours surpris par les caprices du
sort, il le perçoit mieux que jamais sur son lit
de douleur...
Vingtième heure
Il abaisse ses yeux, en signe de gratitude.
Autour de lui le ballet des infirmières
continue. Il entend distinctement leurs
commentaires : elles le plaignent,
accomplissant leur tâche avec dévouement, et il
leur en est reconnaissant : auxiliaires
médicales mal payées et souvent surmenées, elles
trouvent en elles la compassion nécessaire pour
s'intéresser au quasi cadavre qu'il est !
Il ne doit pourtant pas être beau à voir...
Décidément le cœur féminin possède des trésors
d'abnégation dont la plupart des hommes seraient
bien incapables.
Antigone
Il la rencontre par hasard lors d'une visite
inopinée à une exposition après l'annulation
soudaine d'un déjeuner de travail. Elle observe
avec attention un tableau de Breughel
représentant une scène de ripailles et il
s'approche, intrigué par son sérieux, lui
demandant ce qui peut justifier pareille
attitude. Elle sourit, lui rétorquant qu'il n'y
a pas plus révélateur du tragique de la
condition humaine que l'ivresse et, intrigué par
cette réponse inattendue, il l’invite à déjeuner
dans un restaurant proche. Comme elle affiche à
cette occasion des penchants végétariens, il se
rend compte qu'il entre là dans un monde dont
les habitudes lui sont inconnues et, étonné, il
renonce au steak dont il est coutumier.
[...]
Il comprend et c'est ce qui les rapproche. Alors
que sa carrière progresse rapidement, il n'en
ressent que davantage la pauvreté intellectuelle
et plus encore spirituelle du milieu où il
évolue. Ce n'est pas, il est vrai, le cas de son
environnement familial, sa femme conservant dans
tous les domaines une grande exigence, mais elle
est maintenant si occupée qu'elle n'a plus guère
le temps de lire ou de sortir. Il lui arrive
souvent de maudire en secret le féminisme qui a
abouti à cette situation singulière où mari et
femme se parlent à peine, pris l'un et l'autre
par leurs obligations professionnelles. Même
s'il se rend compte de l'incongruité de ce
cynisme masculin, il sait bien qu'il préfèrerait
que son épouse soit là à son retour du travail,
prête à lui offrir le moment d'affection et de
détente dont il ressent le besoin...
Toujours est-il qu'il a le sentiment de
respirer auprès de son amie bibliothécaire une
atmosphère purifiée des miasmes de l'ambition et
du pouvoir, éprouvant en sa compagnie une
impression de repos vainement recherchée dans
les combats épuisants qu'il affronte tous les
jours.
Mort d'un père
C’est par un coup de fil qu'il apprend ce
matin-là la mort de son père. Il n'allait pas
bien depuis un moment et une rupture d'anévrisme
vient de l'emporter dans la nuit.
Ses relations avec lui se sont distendues
depuis plusieurs années. son métier de plus en
plus prenant, les difficultés, relationnelles
croissantes avec sa femme, les enfants qui
grandissent et qui demandent une présence qu’il
a du mal à leur donner, tout cela l'a écarté de
la génération des plus anciens, situation à vrai
dire tristement banale... Il voit bien que ses
parents aimeraient qu'il s’intéresse à eux, à ce
qu'ils sont devenus, à leurs petites et grandes
misères. Mais cela lui est difficile : il
doit regarder devant lui s'il veut garder
l'esprit clair face aux soucis de toute sorte
qui l'accablent. Au milieu de ce déferlement
quotidien, ses géniteurs sont devenus en quelque
sorte transparents : il les regarde, mais
il ne les voit pas...
Rome
Si l'architecture égyptienne est avant tout
imposante comme d'ailleurs l'assyrienne, les
monuments grecs frappent par leur sobriété. Et
si le Panthéon romain est pourvu d'une coupole
relativement modeste, celle de Sainte-Sophie est
immense. Quant aux cathédrales, elles s'élancent
vers le ciel tel un défi à la pesanteur. Bref
tous les bâtisseurs de toutes les époques se
sont voués à l’idée qu'ils se faisaient de la
beauté, par nature relative. Lorsque
l'archéologue anglais Rawlinson intéressé par
les recherches de Botta, de Layard et de Place,
découvre en Assyrie les monuments élevés par
Assurbanipal, il affirme, au début tout au
moins, que ceux-ci n'ont aucune valeur
artistique. Et le Bernin lui-même, avec tout son
talent, fait partie de cette chaîne sans fin qui
rend un hommage involontaire aux canons de
l'époque. N'est-il pas un des fils de la
Contre-Réforme, époque où l'art se fait baroque,
où la richesse du décor est utilisée pour mieux
faire ressortir la supériorité du
catholicisme ? Ainsi l'opulent baldaquin de
bronze surmontant l'autel de Saint-Pierre, s'il
impressionne par son dais soutenu par des
colonnes torses rappelant, dit-on, le temple de
Salomon, doit-il aussi beaucoup au génie
théâtral de l'artiste sachant donner au métal un
drapé quasi surnaturel. Bref, la beauté pure est
en architecture comme ailleurs une question sans
solution...
Quarantième heure
Me lever, oh, me lever ! Partir, oublier,
passer à l'ordre du jour ! À quelle heure
cette réunion, au fait, où se
retrouve-t-on ? Y a-t-il des messages
urgents ? Avez-vous pu joindre un
tel ? Ah, saluer les infirmières, courir
vers la sortie, aller là où l'on m'attend !
J'arrive, chers collègues j'arrive, je suis
simplement un peu en retard, un embouteillage,
vous savez ce que c'est...
Pardonnez-moi, vous que j'ai cruellement
offensées, je n'ai pas voulu vous porter le coup
qui vous a blessées (terme ambigu, je le
reconnais, mais c'est celui qui me vient à
l'esprit), il est parti tout seul. Ce n'est pas
moi qui agissais, c'était la force qui
m'habitait, comme elle nous habite tous, nous,
les hommes loups. N'est-ce pas cette même force
qui m'a poussé à mes plus belles réalisations.
Ai-je vraiment à me la reprocher ?
Soixantième heure
Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est que
d'être la proie du passé sans aucune possibilité
de réaction, sans la possibilité de marcher, de
boire ou de manger, tout ce qui est le lot des
gens ordinaires ! Vous ne pouvez savoir
comme c'est dur d'être en face de soi-même,
livré aux images qui montent d'un cerveau qui
met un malin plaisir à vous tourmenter, à vous
mettre en présence de tout ce que vous souhaitez
oublier ! C'est terrible, docteur,
croyez-moi, une sorte de supplice chinois.
Pourquoi les moments les plus douloureux
sont-ils ceux qui reviennent à la surface, et
avec eux les questions existentielles ?
Pourquoi ai-je agi de cette façon ?
Pourquoi ai-je fait passer mon plaisir personnel
avant celui des autres ? Pourquoi l'enfer
est-il pavé de bonnes intentions, comme Maman
aimait à me le rappeler? N'est-ce pas atroce de
se trouver en face de ce genre de question sans
pouvoir y répondre, sans pouvoir échanger avec
personne ? Les Pères de l'Église n'avaient nul
besoin d'inventer une géhenne de flammes et de
soufre... L'enfer, c'est soi-même lorsque le
mouvement de la vie ne permet plus d’oublier
La fin
Tout se brouille maintenant dans son esprit. La
fin est là toute proche, et c'est alors qu'il
croit apercevoir parmi ceux qui l'entourent le
visage de Louison qu'il n'a pas revu depuis bien
longtemps. Ce visage est tourné vers lui avec
émotion et il croit apercevoir sur ses traits
comme une tristesse sincère. Ainsi, il aura
appartenu à sa fille chérie de porter sur lui au
dernier moment un regard de sympathie... et il
se dit que décidément, ce sont les femmes qui
sauveront l'humanité par leur sens de la
compassion. Cela, il le sait depuis longtemps,
même s'il leur a trop rarement donné l'attention
qu’elles méritaient.
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