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Réactions à

Jésus-Christ sur le divan

par Alain Houziaux

 

Daniel Rosé

psychanalyste et universitaire à Toulouse

 

 

 

Voir Alain Houziaux, Jésus-Christ sur le divan


article publié dans Golias-magazine
N° 188, IX-XII 2019, pp. 24-39

 

28 février 2020

Il faut remercier Alain Houziaux pour ce texte courageux qui stimule, bouscule voire provoque et qu'il ne faut surtout pas rejeter d'un revers de main ! Ce texte pose en effet de vraies questions souvent taboues dans les milieux religieux : origine de Jésus, célibat de Jésus, dogme trinitaire, nature du Royaume de Dieu par exemple. Elles sont abordées et traitées ici sans préjugé mais avec rigueur, argumentation et pertinence de sorte que souvent le lecteur se trouve contraint d'avouer que l'auteur a tout à fait raison : « mais oui, c'est évident et comment ne l'a-t-on pas dit plus tôt ? » Autrement dit, ce n'est pas un pamphlet comme certains textes ouvertement anti-chrétiens ou anti-cléricaux le sont aujourd'hui.

Pourtant un malaise s'insinue peu à peu dans l'esprit et le cœur du lecteur qui se dit que non seulement Alain Houziaux doit avoir raison mais surtout qu'il est clair, pour Alain Houziaux lui-même, qu'il est sûr d'avoir raison ! Son texte semble en effet ne pas laisser d'échappatoire et de place au doute et à la discussion tellement le point de vue, psychanalytique - plus précisément narcissisme et culpabilité -, est totalisant et semble avoir réponse à tout.

Finalement, un quelque chose, un je ne sais quoi disparaissent : la saveur et la fécondité des récits évangéliques et surtout du personnage Jésus s'estompent. C'est exactement ce que l'on ressent en sortant de certains écrits de Feuerbach ou de Freud sur la chose religieuse et ce, malgré leur pertinence : on se dit que quelque chose est manqué, malheureusement. On peut aussi, et de façon opposée, ou bien polémiquer en reprochant à ces auteurs d'être passé à côté de l'essentiel ou bien faire retour sur soi en cherchant à quoi on serait - malgré la pratique psychanalytique - resté sourd en n'étant pas complètement déstabilisé par la dissolution des illusions religieuses. Pourtant quelque chose de la croyance résiste et il est peut-être fort dommage que cette lecture interprétante à partir de la psychanalyse desserve finalement ce qu'elle vise sans doute, c'est à dire la purification (au sens étymologique) des croyances, et conduise peut-être certains lecteurs au rejet de cette analyse cependant tellement féconde !

A moins que l'intention secrète ne soit celle de la pure démolition ce dont on peut raisonnablement douter quand on a suivi les livres et les prédications d'Alain Houziaux qui a lui-même fait état de son chemin de converti 2 ; à moins que la sagesse de l'âge ne l'ait conduit peu à peu à une seconde conversion : tout est en effet possible mais je ne le crois pas, tellement Alain Houziaux apparaît concerné par ces questions et par le personnage Jésus.

Comme dans Christianisme et besoin de dogmatisme, l'intérêt de la lecture-interprétation d'Alain Houziaux est de mettre en évidence l'aspect fictionnel des Evangiles (et plus encore ensuite des dogmes) 3 ce qui ne veut nullement dire, selon moi, que ce sont de pures inventions et de pures spéculations, j'y reviendrai ensuite bien sûr. De notoriété publique (si j'ose dire) depuis au moins Bultmann, on sait que les Evangiles ne sont pas des reportages ou des enquêtes au sens d'Hérodote et des historiens mais des prédications et des professions de foi, donc des constructions articulées, rétrospectivement et rétroactivement, à l'événement pascal et où le phénomène d'après-coup (au sens psychanalytique) et donc d'interprétation, est central. Je laisse ici de côté, à propos de l'événement pascal, le double aspect, pourtant essentiel, de vérité matérielle et de vérité historique dont Freud use beaucoup pour comprendre les phénomènes d'après-coup car ce serait alourdir pour l'instant ma contribution à la discussion.

Il y a donc de mon point de vue, trois Jésus :

– celui qui a réellement existé et vécu (selon les témoignages anciens même païens en dépit de certaines allégations à la mode) mais qui est un x, une inconnu surtout à propos de cette question de savoir s'il s'est senti et pensé comme Fils de Dieu 4 car d'évidence Jésus était avant tout un fils d'Israël, fidèle à l'esprit juif qui excluait radicalement cette perspective dont on trouve d'ailleurs trace dans les Evangiles au cours de ses altercations avec les pharisiens ;
– celui re-construit dans les Evangiles à partir des indices de réalité historique et auquel s'intéresse Alain Houziaux qui, ce n'est pas hasardeux, s'appuie beaucoup sur le Jésus de Jean ;
– celui des dogmes, donc construit par la première théologie paulinienne puis enrichi peu à peu par la spéculation théologique des Pères de l'Eglise au cours de la Tradition mais correspondant à la spiritualité du sensus fidelium évoluant avec le temps.

Le deuxième Jésus auquel s'intéresse Alain Houziaux nous intéresse aussi car on peut y voir le reflet des projections et attentes 5 des premiers disciples qu'il est utile de critiquer au sens originel de dis-cerner car on ne peut croire les mêmes choses au Ier siècle, au Ve siècle, au XIIe siècle et au XXIe siècle comme on ne peut croire les mêmes choses à 7 ans, à 19 ans, au milieu de la vie et aux portes de la mort.

Autrement dit la lecture d'Alain Houziaux est purificatrice au sens où le feu de l'ana-lyse dissout les enveloppes et les images relatives dans le temps et dans l'espace : toute la question, ouverte, est d'ailleurs de savoir s'il y a un noyau ou un dépôt (comme le dit Paul) immuables sous les images et représentations des choses de la foi et donc de Jésus.

Résumons brièvement la thèse défendue par Alain Houziaux : Jésus se serait vu comme Fils de Dieu descendu sur terre pour nous sauver et instaurer le Royaume de Dieu car, originairement bâtard et se sentant coupable du massacre des Saints Innocents à sa place, il aurait développé un narcissisme compensateur tout-puissant jusqu'à l'exploit de traverser la mort.

Mais à Alain Houziaux, on peut poser les questions suivantes : ne procédez-vous pas vous- même à une construction en ré-agençant les textes du point de vue psychanalytique à travers la double approche du narcissisme et de la culpabilité supposés de Jésus? Ne dé-contextualisez-vous pas ces textes « choisis » au détriment de la narrativité et de la continuité des récits évangéliques construits selon les procédés rhétoriques de l'époque ? Avec le parti pris de lire les Evangiles selon le prisme psychanalytique, donc sans du tout vouloir faire un récit comme le tente Joseph Moingt de son côté, n'est-on pas immanquablement conduit à un montage et à un tri des textes au détriment d'autres ce qui efface les hésitations, les approximations voire les paradoxes et contradictions liés souvent à un récit au profit d'une logique asséchant ce que j'ai appelé la saveur évangélique ? Parfois on peut même vous surprendre à couper des versets ou à prendre tel passage au pied de la lettre ce qui peut vous conduire à des raccourcis, des erreurs ou même des caricatures 6.

A l'inverse, Nietzsche, dont on connaît bien sa façon de philosopher « au marteau » et qui n'est donc pas faible dans ses critiques de la figure du Christ et des « hallucinés » de l'arrière- monde, a incontestablement une tendresse et une sorte d'admiration pour Jésus : « il n'y a eu qu'un seul chrétien et il est mort sur la croix. »

A rebours du travail d'Alain Houziaux comment ne pas évoquer ceux de Xavier-Léon Dufour et de Jacques Guillet à propos de Jésus devant sa mort où le narcissisme supposé est absent et où la mort est affrontée, comme Luc l'indique avec la sueur de sang, avec angoisse mais confiance pourtant mais dans la nuit de la foi ? Sur une autre lecture des Evangiles, on peut citer aussi Daniel Marguerat et Joseph Moingt déjà évoqué : ces auteurs s'appuient eux aussi sur la lettre des textes mais en les prenant comme un tout, c'est à dire avec toutes leurs difficultés et sans les lisser d'un point de vue unique, sauf assurément le point aveugle de l'événement pascal sur lequel je reviendrai in fine.

En acceptant les difficultés des textes, leurs lacunes, les conventions narratives de l'époque donc certaines invraisemblances, les nombreux paradoxes voire les contradictions internes à un évangéliste ou entre évangélistes, bref en acceptant la logique du tiers inclus propre à de nombreuses productions humaines (dont les rêves sont l'exemple paradigmatique), ne retrouve-t-on pas alors cette respiration permettant l'appropriation personnelle (et en communauté) des textes évangéliques ? En effet, des textes « mal ficelés » permettent justement de « mettre son grain de sel » et de penser dans les interstices et les lacunes. L'interprétation polyvalente retrouve ainsi sa place dynamique grâce à la méditation et à la lecture spirituelle (la lectio divina monastique) faisant que les textes parlent à chacun et hic et nunc. C'est alors le contraire de l'assèchement : la lecture devient vitalisante. Il ne me semble pas que Alain Houziaux récuse cette lecture spirituelle et son propos est bien autre ; mais je veux dire ici combien sa lecture, certes heuristique, ouvre moins à la lecture méditative que les travaux d'exégètes, même très savants.

En allant plus loin et toujours en appui sur la science exégétique, ne peut-on admettre alors -au contraire de la lecture simplificatrice et quelque peu « totalitaire » d'Alain Houziaux - plusieurs personnages Jésus à partir des constructions évangéliques : il y a un spectre de personnages Jésus allant, par exemple au cinéma, de Pasolini à Zeffirelli, et entre lesquels bien des déclinaisons sont possibles et auxquelles notre sensibilité et notre intelligence peuvent s'attacher selon les moments de la vie et les situations.

Au contraire, où sont passées dans cette lecture d' Alain Houziaux la force et la beauté des Béatitudes tant prisées d'un Gandhi ou d'un Tolstoï ? Jésus s'y révèle là, radicalement non-violent mais sa douceur elle, est invigorante ! A l'inverse du Baptiste, Jésus apparaît comme le messager joyeux de la proximité et de la tendresse de Dieu nous aimant originairement et gratuitement et, même si pardon et amour des ennemis ne sont pas faciles à mettre en œuvre, la voie indiquée elle, est simple et claire ! Comment ne pas être impressionné aussi par la liberté et la détermination de Jésus face à la Loi, face aux autorités, face aux mœurs de son temps, face à ses propres amis souvent rabroués et face aux embûches de toutes sortes mais sans pour autant se croire « tout-puissant » : liberté et détermination signent au contraire une vigueur et une virilité certaines ? Comment enfin ne pas voir combien, en dépit de la rupture qu'il opère par rapport au judaïsme de son époque, Jésus est en fait dans le droit fil des prophètes en appelant indissolublement à pratiquer la justice et à vivre selon l'Esprit qui souffle où il veut ? Françoise Dolto a écrit des pages précisément intitulées L'Evangile au risque de la psychanalyse 7 où le personnage Jésus est bien différent de celui d' Alain Houziaux.

Si en effet plusieurs lectures du personnage Jésus sont possibles, se pose alors la question de la validité du soupçon et de l'interprétation psychanalytiques : il faut soupçonner le soupçon ! tellement, tel qu'ils sont présentés par Alain Houziaux, ils semblent à la fois séduisants et impérialistes au point de paraître, pour notre intelligence contemporaine, aussi insupportables que les constructions évangéliques d'abord et dogmatiques ensuite.

Pour situer les choses, un souvenir personnel de Béla Grunberger qui inspire largement Alain Houziaux : en 1976, au cours d'un colloque, je lui demande ce qu'il pense de la révélation du Nom de Dieu en Exode 3,14 et il me répond sans hésiter que c'est là la parfaite expression du narcissisme absolu ; je lui objecte, malgré ma jeunesse, que ce « Je suis celui qui suis » ou « Je suis qui Je suis » peut aussi se traduire par « Je serai qui Je serai » avec cette dimension d'ouverture vers l'avenir inconnu mais fort de la Promesse (« tu verras bien qui Je serai », aie confiance face à Pharaon) au point de devenir un Nom imprononçable ; et je n'avais pas cité les passages de Jean 8, 24 et 58, 18,5 où Jésus dit « Je suis » qui sont bien pires du point de vue narcissique ! Mais ce grand psychanalyste admiré n'en démordit pas sans pouvoir entendre cette dimension extra-ordinaire en effet, au point d'être inaudible même pour le juif d'origine qu'il était et pour l'excellent praticien qu'il était aussi, donc bien habitué aux surprises et aux remaniements inespérés d'une cure : l'a-venir peut toujours se ré-ouvrir s'il est vécu dans la relation à un « quelqu'un » qui aimante la vie mais qui est fondamentalement indisponible : Etty Hillesum a vécu ça, elle n'est pas la seule...

C'était quelques années après la parution de L'univers contestationnaire écrit avec Janine Chasseguet-Smirgel8 où Jésus était épinglé comme modèle gauchiste contestant l'ordre oedipien paternel, voire comme psychotique ; certes le livre était là aussi très bien argumenté et appuyé sur de solides références mais le ton polémique était indéniable en laissant totalement de côté les textes où Jésus se vit comme fils (plus que comme Dieu), profondément dépendant et habité par, selon la belle formule de Paul Ricœur, une voix comme venue d'ailleurs.

Si l'on ne veut pas simplement sourire et rejeter ces allégations, il faudrait déconstruire et batailler car cette lecture du personnage Jésus a une certaine pertinence, au moins pour comprendre la pathologie de ceux qui y sont attachés. Il y a aussi ceux qui sont « passés » par le divan et ceux qui sont devenus psychanalystes mais qui continuent à croire, pas seulement à Jésus d'ailleurs ! Pour reprendre Paul Tillich en le transposant, ils continuent à croire « en dépit de et malgré » ces lectures réductrices parce que justement elles s'attaquent à des modalités du croire, pas au croire lui- même qui est évolutif comme la vie. Le pasteur Pfister a été un de ceux-là déjà face à Freud au moment de L'avenir d'une illusion et de L'illusion d'un avenir 9 et il faut noter que les deux hommes s'estimaient mutuellement, bien que Freud n'ait pas, je pense, compris le point de vue de Pfister. Le danger serait que, dans ce domaine comme hélas dans d'autres, la psychanalyse se ridiculise par ses positions totalitaires qui sont le contraire même de l'esprit psychanalytique.

Quelques éléments quand même au sujet du narcissisme défendu par Béla Grunberger et invoqué par Alain Houziaux mais qui a été 10 et est discutable sur un point très précis mais capital, en dépit de l'utilisation clinique et théorique par ailleurs fort riche développée par Béla Grunberger. En effet Béla Grunberger suit Freud qui postule (le mot n'est pas faible) - comme souvent à propos de bien des concepts qui ont été ensuite transformés en dogmes par la vulgate psychanalytique - qu'il y aurait un narcissisme primaire (originel) du bébé goûté dans le sein maternel et qui se prolongerait après la naissance mais avec toutes les difficultés d'en sortir. C'est là tout le problème du narcissisme comme état qui enferme le sujet naissant dans un solipsisme dirimant, une « bulle » comme le dit souvent Alain Houziaux ; car, si cela était vrai, comment le bébé pourrait-il ne serait- ce que se risquer et se tourner vers l'autre, sa mère déjà ?

Non seulement l'observation des nouveaux-nés indique ce tropisme naturel et spontané vers l'extérieur mais surtout l'analyse des adultes par Freud (et des enfants par Mélanie Klein) montre que le narcissisme est surtout une construction fantasmatique, donc une défense, momentanément féconde, contre l'hyper-ouverture et l'ultra-sensibilité natives : l'objet est toujours-déjà là. Francis Pasche, quasi contemporain de Béla Grunberger, a ainsi proposé la dualité dynamique narcissisme-antinarcissisme, c'est à dire le jeu, originaire, à la fois centripète et centrifuge des investissements en homologie avec la physiologie.

Plus généralement disons quelques mots au sujet de la psychanalyse qui, comme le langage selon Esope, est la meilleure et la pire des choses (la peste, disait Freud à Jung en arrivant aux Etats-Unis !) qui nous ait été donné. Faut-il rappeler que la psychanalyse est essentiellement une pratique clinique bien avant d'être une théorie (une science ?), même si Freud lui-même s'est beaucoup aventuré sur ce terrain fort glissant ?

C'est une pratique de l'individuel et du singulier (plus que du simple particulier comme les corps de la gravitation universelle) au sens où, malgré évidemment des recoupements possibles permettant des diagnostics, l'originalité et la créativité de chacun sont révélées au sein même des souffrances les plus grandes et des états les plus désorganisés ; mais c'est aussi une pratique au sens de la praxis qui, à la différence de la technè (et des pratiques médicales courantes), est à elle-même son propre but : « guérison », changement ou métanoïa ou même teshouva, ne sont pas des buts poursuivis par une technique extérieure (comme dans la fabrication d'un objet qui reste hétérogène aux outils par exemple) mais trouvés en chemin et de surcroît dans le processus lui-même. En ce sens, il y a une parenté avec l'expérience spirituelle qui apparaît comme son aïeule ancestrale ; à ce titre, il est intéressant de remarquer que, souvent, l'issue d'une psychanalyse est d'une part ce que l'on peut appeler le détricotage des identifications avec lesquelles l'individu s'est construit mais qui sont parfois devenues des obstacles à la vie, et surtout d'autre part l'affaiblissement progressif du surmoi au profit d'un surmoi de plus en plus silencieux et impersonnel, sauf en cas de danger. Mais surtout, l'impossibilité de faire converger et donc s'harmoniser ce que l'on appelle les trois points de vue 11 interdit absolument la clôture sur une « vérité » définitive et à plus forte raison sur l'élaboration d' un système.

Certes quand souvent, très souvent même, Freud et ses successeurs actuels butent sur des impasses cliniques et théoriques, s'impose le recours à ce que Freud (en paraphrasant le Faust de Goethe) a appelé « la sorcière-métapsychologie qui est notre mythologie » : c'est la théorie, essayant de comprendre ce qui résiste et nous met à mal, mais qui est toujours « un échafaudage à ne pas confondre avec le bâtiment » donc hypothétique, relatif, provisoire et à remettre en chantier pour éclairer le réel de la clinique : la théorie, toujours grise, n'est jamais le réel lui-même, toujours imprévisible et « vivant ».

Ainsi de tous les grands concepts psychanalytiques comme le moi, le ça, le surmoi, les pulsions etc. C'est là l'aspect forcément idéologique de la psychanalyse qui a fait florès avec la psychanalyse appliquée à l'art, aux religions, à la littérature, aux mœurs etc. comme s'il y avait une « vérité » psychanalytique de ces pratiques humaines ! Certes, ces travaux sont intéressants mais ils ne relancent pas la vie comme la pratique clinique peut le faire dans l'échange vivant entre deux personnes.

Or qu'est-ce que l'idéologie sinon un système d'idées qui reflète plus ou moins (directement ou de façon inversée) la réalité mais qui a une cohérence interne assez forte pour nous convaincre qu'elle est la réalité alors que celle-ci est indéchiffrable ou insupportable. C'est justement ce côté insupportable de la réalité qui, avec les fantasmes propres à l'hystérie, est une des origines de la psychanalyse. Freud découvre que les patientes souffrant de troubles hystériques (souvent très invalidants) sont en proie à des sortes de réminiscences, de lambeaux de récits et d'histoires infantiles truffées de trous créant des paradoxes mais ayant une certaine cohérence et surtout une efficience, malheureuse, au présent.

Le traitement consiste, en ces débuts historiques, à faire raconter, en dévidant par le menu, ces récits apparemment hétéroclites pour la rationalité banale ce qui aboutit au double effet du surgissement des affects refoulés qui remettent de l'ordre et du sens mais surtout de l'indéniable constat qu'il s'est passé quelque chose de traumatique : dans toute névrose il y a un noyau (Kern, en allemand), un pépin, un grain de sable témoins de la réalité qui a été trans-formée/dé-formée/embellie/ exagérée/etc. Freud oppose ainsi la vérité matérielle à la vérité historique et donc subjective 12, et il conceptualise de façon essentielle l'après-coup : c'est la re-construction d'un événement à partir d'un autre événement qui confère un sens nouveau à l'événement précédent ; il y a donc effet rétro-actif et rétro-spectif, causalité circulaire, redistribution du sens, avec appauvrissement ou enrichissement mais preuve de l'importance efficiente de l'interprétation « originelle » qu'il s'agit de ré-interpréter plus tard grâce aux événements de la vie ou par la cure psychanalytique.

Si nous nous racontons des histoires et si nous sommes très généralement - nous espèce humaine - dans le régime des fictions 13, cela ne veut pas du tout dire que ce sont de pures fictions puisqu'elles naissent toujours à partir de bribes de réalité qui est leur ancrage 14. Ainsi chez Kant du double sublime que sont le ciel étoilé et la Loi morale qui ne sont pas de pures inventions mais originées dans l'observation extérieure de la nature et dans l'observation intérieure de la capacité universelle au bien. Kant a été le premier à distinguer les jugements déterminants (en gros les propositions scientifiques, la connaissance) des jugements réfléchissants (ce qui vaut pour moi) et heuristiques (source de pensée et de sens) fondés sur le comme si dont la loi morale est un exemple 15.

Mais ce qui est sûr, et c'est peut-être lié à l'ancrage dans le réel, ces fictions ont force de réalité voire un aspect d'extériorité dont la figure rhétorique de la prosopopée 16 rend assez bien compte : nous avons créé des êtres, certes pas ex nihilo - cette restriction on vient de le voir est capitale -, qui ont acquis une autonomie telle qu'ils nous parlent, voire nous mettent sous le joug d'injonctions selon le large spectre allant du Bien de Platon ou de la Loi morale de Kant ou du Dieu du Buisson Ardent jusqu'aux terribles « ordres » (dans l'automatisme mental) de tuer ou de se tuer en passant par les formes diverses du surmoi ou du daïmon socratique. Cette situation fictionnelle n'est en rien une pauvreté liée à notre malheureuse condition humaine incapable de rationalité seulement partiellement entrevue avec les sciences : au contraire, elle est le lieu de surgissement du sens plurivoque et lieu d'échanges conflictuels intra et inter psychiques mobilisant notre affectivité parce que le sens est mobilisateur et vitalisant, le plus souvent ; parfois il est aussi mortifère, nazisme, stalinisme et djihadisme en sont hélas des exemples 17.

Que tout soit interprétation, selon le soupçon nietzschéen, ne veut nullement dire que tout est relatif et que l'on serait conduit à un scepticisme généralisé à la Montaigne 18 parce que relativisme et scepticisme, surtout érigés en dogmes, sont encore des interprétations ! Non, cette « bonne nouvelle » de l'interprétation est joyeuse (comme le dernier Nietzsche) car elle ouvre les possibles au lieu de les fermer : aucune interprétation (du réel) ne saurait être close et définitive, on n'a jamais fini de dire des choses, d'inventer du sens et d'ajouter 19 du sens sur du sens déjà-là, parce que tout simplement le réel et la vie ne cessent de « fournir » comme Pascal le dit de la nature !

Ainsi de l'événement pascal dont j'ai dit plus haut que c'était le point aveugle de la foi et des discours chrétiens ; et il faut l'entendre au double sens de d'une part ce qui est en effet quelque chose d'irreprésentable et échappant à l'entendement, et d'autre part surtout au sens ophtalmologique du lieu (d'insertion du nerf optique dans la rétine) qui ne voit pas puisque justement c'est par là que passent les fibres nerveuses permettant (au reste de la rétine) de voir. Guignebert et Lavisse exégète et historien rationalistes invétérés disent à peu près chacun la même chose : je ne sais pas ce qui s'est passé le matin de Pâques mais ce que je sais c'est cela a changé le cours de l'histoire. Un quelque chose de réel (Kern) - au minimum la transformation intérieure et collective des disciples - a eu lieu et ensuite à partir de cela, quelque chose d'autre s'est mis en route à partir de « La rumeur de Jésus » 20 jusqu à la patiente et conflictuelle élaboration des dogmes (plus ou moins farfelus, selon l'expression de Alain Houziaux) en passant bien sûr par le moment des récits évangéliques dont on sait assez bien aujourd'hui comment ils s'originent dans l'hypothétique - mais sans doute bien réelle - Source Q : vérité matérielle et vérité historique pour les textes mais en amont pour l'événement pascal qui est lui-même double.

 

___________________________________

1 Docteur en psychopathologie, psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris, ancien chargé de cours à l'Université Jean Jaurès et à l'Institut catholique de Toulouse.
2 Christianisme et besoin de dogmatisme, Berg International, 2015, pp. 191-198.
3 Jésus-Christ sur le divan, Golias-Magazine, N° 188, p. 26, 37.
4 Ibid, p. 35.
5 Ibid, p. 35.
6 Certaines de ces erreurs ont été pointées par Pascal Janin, ibid, p. 40 mais on peut aussi, entre autres exemples, indiquer que, contrairement à ce qu'affirme Alain Houziaux, Jésus « n'établit pas » p. 34 le Royaume de Dieu sur terre : il annonce qu'il est proche...mais mon propos n'est pas de faire une liste.
7 T 1 et T 2, Françoise Dolto et Gérard Séverin, JP Delarge, 1976, 1978 ; La foi au risque de la psychanalyse, JP Delarge, 1981.
8 Sous le pseudonyme de André Stéphane, PBP, 1969.
9 Respectivement en 1927 et 1928, Freud et Pfister se répondent.
10 Déjà chez Freud, Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1971, pp. 261-265.
11 Topique, dynamique, économique = espaces psychiques, conflits, répartition des énergies.
12 Ce n'est pas là offense à la « scientificité » de l'histoire depuis l'Ecole des Annales et particulièrement depuis Georges Duby qui revendique le point de vue subjectif en histoire tout en s'appuyant très fortement sur les traces et la poussière des archives qui restent des témoins d'un x inatteignable : on ne peut revivre le passé, on peut seulement le faire revivre.
13 Valéry, « Que serions-nous sans le secours de ce qui n'existe pas ? » Petite lettre sur les mythes, Variétés 2.
14 Même en physique, si l'on a pu dire que le Big Bang était une façon de parler (Georges Lemaître) et une sorte de récit presque allégorique sur lequel Pie XII a pu se méprendre ou si l'on peut dire que électron et dualité-onde corpuscule sont rigoureusement inobservables comme des ob-jets et correspondent plus à des concepts, il n'empêche pas moins que quelque chose du réel est bien là. Reste pourtant que si la métaphysique est un vaste roman fantastique (pour Voltaire et, en termes plus policés, pour Kant parlant de Schwärmerei, enthousiasme excessif, lubie donnant lieu à des combats sans fin), la physique contemporaine n'est pas en reste avec ses « cordes » et ses univers
« plissés » ou à 12 dimensions défiant toute imagination.
15 « Agis comme si la morale de ton action pouvait être universalisable » mais le comme si vaut aussi pour la
contemplation de la nature et le regard esthétique. Vaihinger, Philosophie des als ob, a influencé Adler.
16 Quand on personnifie une abstraction et qu'on la fait parler : la loi dit que...les cieux racontent la gloire de Dieu etc.
17 Mouchette de Bernanos aussi tout simplement et il y a beaucoup de Mouchette aujourd'hui dont le fil à plomb est la haine de soi.
18 Qu'on ne saurait cependant réduire à cela.
19 Hidoush, renouvellement dans le Talmud.
20 Moingt, L'homme qui venait de Dieu, Prologue, Cerf, 1995

 

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