Spiritualité des images
L'Age d'Argent
Louvre Aile Richelieu, 2e étage, salle 8
« L'Âge
d'argent »
de Lucas Cranach
l'Ancien
1472-1553
un sujet discuté
Élisabeth
Foucart-Walter
conservateur en chef au
Département des peintures au musée du Louvre
12 mars 2008
Au Städel Museum de Francfort vient
de se terminer une importante exposition Lucas Cranach
l'Ancien qui est
présentée actuellement à la Royal Academy de
Londres (jusqu'au 8 juin). Le prêt de « L'Âge d'argent
» du Louvre, sollicité
par les organisateurs de cette rétrospective, n'ayant pu
être accordé à aucune des deux étapes pour
des raisons d'extrême fragilité de son support, nous
avons pensé utile de lui consacrer parallèlement un « Tableau du
mois » (« Richelieu » 2e étage)
accompagné de cette courte présentation qui, sur le
plan iconographique, soulève plus de questions qu'elle n'en
résout.
.
Londres ou Paris ? A
chacun son Cranach belliqueux
En faisant l'acquisition, en 1900, de
cet étrange tableau du célèbre Lucas Cranach l'Ancien auprès d'un collectionneur anglais, un
certain Peter Cooper, la conservation du département des
Peintures ignorait bien évidemment que le même Cooper
l'avait proposé en 1894 à la National Gallery de
Londres, et cela sans succès, malgré
l'intérêt indéniable de l'oeuvre. Mais ce
n'était que partie remise pour nos confrères
anglais : un tableau de Cranach de sujet semblable et de
qualité équivalente allait entrer dans le musée
londonien trente ans plus tard, grâce au le legs de Ludwig
Mond.
L'Age d'argent,
Londres
La curieuse retrouvaille d'un
arbre sur les cimaises du Louvre
L'examen dendrochronologique (qui consiste
à mesurer les anneaux de croissance annuels d'un arbre)
effectué en 1981 et 1983 par le Dr Peter Klein, spécialiste allemand de cette discipline, sur l'ensemble des
panneaux de Cranach du Louvre, devait révéler une
drôle de surprise : l'une des deux planches du panneau de
l'Âge d'argent provient du même arbre (un hêtre abattu
en 1521), que quatre autres tableaux de Cranach examinés
par lui dans différents musées, dont le Portait
présumé de « Magdalena
Luther », charmant tableau
acheté par le Louvre en 1910, et présenté
de nos jours dans la même salle que l'Âge d'argent. - Une coïncidence inouïe !
Magdalena Luther
Un thème cher à
Cranach : sept tableaux de la même veine
Il existe quatre compositions de Cranach qui
montrent de tels hommes nus, à l'aspect sauvage et à la
peau légèrement foncée, se battant entre eux
avec des gourdins, sous le regard tantôt effrayé
tantôt indifférent d'élégantes jeunes
femmes au teint clair, elles aussi dénudées,
accompagnées de jeunes enfants, le tout sur fond de paysage
agrémenté de rochers fantastiques comme les
affectionne. La plus ancienne de ces peintures, au musé de
Weimar, est datée de 1527 ; viennent ensuite celle
de 1529, qui se trouvait dans une collection particulière
à Berlin avant la dernière Guerre (fig. 3) et le
tableau du Louvre, de 1535, l'exemplaire de Londres (fig. 4), non
daté, se situant, lui, vers 1530.
Par ailleurs, trois autres tableaux de
Cranach (et de son atelier) mettent en scène des
belligérants comparables aux précédents,
à cette différence près que l'un de ces
effrayants personnages s'en prend à une femme qu'il veut
soustraire des bras d'un satyre, ce qui n'émeut pas le moins
du monde ses gracieuses compagnes. Le plus connu de ce
deuxième groupe, daté de 1530, est conservé au
musée Pouchkine à Moscou, tandis que deux autres
versions sont réapparues récemment.

L'Age
d'argent, Weimar
L'Age d'argent,
Pouchkine
Les Effets de la
Jalousie ? Une fausse piste
Désigné comme « Combat d'hommes
nus » au moment de son
achat, en 1900, notre tableau était prudemment inscrit
à l'inventaire R.F. sous l'intitulé « Sujet
mythologique ». Pourtant,
dès l'année suivante, Marcel Nicolle le
publiait sous le titre « La
Jalousie », reprenant en
cela l'identification donnée par Christian Schuchardt (1851) à l'une des versions du thème en
sa possession (sans doute celle du musée Pouchkine) et
adoptée en fin de compte pour les autres. Comparaison
était faite alors avec une gravure de Dürer
(vers 1498-1499) censée représenter
Les Effets de la
Jalousie, laquelle devait être
plus tard réinterprétée par Panofsky (1930)
comme Hercule en paladin de la Vertu combattant la
Volupté.
L'Âge d'or et l'Âge
d'argent : Hésiode ou un autre ?
Au moment même où notre tableau
entrait au Louvre, Eduard
Flechsig (1900) proposait une autre
interprétation. Cranach avait peint le thème de
l'Âge d'or - voir les impressionnants tableaux d'Oslo et
de Munich -, ce premier âge idéal où les
humains et les animaux vivaient en parfaite entente ; dès
lors, les scènes de combat qualifiées d'Effets de la Jalousie pouvaient illustrer l'Âge d'argent, qui vient juste après l'Âge d'or (et
avant l'Âge de
bronze, suivi lui-même de
l'Âge des
héros puis de
l'Âge de fer, selon le texte fondateur d'Hésiode,
Les Travaux et les
Jours, repris par plusieurs
poètes latins dont Ovide) : pris
de folle démesure, les hommes commencèrent à se
battre entre eux, mais avec des bâtons tirés des arbres
et pas encore avec des armes en métal comme ils le feront
à l'Âge de
bronze. Selon Flechsig, Cranach se
serait inspiré d'une interprétation latine
d'Hésiode due à un poète lettré de
Wittenberg, ce qui peut expliquer quelques divergences entre
les représentations de Cranach et le récit
d'Hésiode, notamment l'absence d'allusion chez le peintre aux
travaux des champs qui s'imposèrent par
nécessité sous l'Âge d'argent. Seulement, un tel texte reste à retrouver
Les hommes sauvages, un
thème à part entière ?
Une autre suggestion devait être
avancée par Dieter
Koepplin en 1974 : l'image
héritée de la tradition médiévale de« l'homme
sauvage », barbu et
inquiétant, devenant parfois faune ou satyre, qui hante les
forêts (on en trouve aussi dans l'oeuvre graphique de
Dürer), est particulièrement chère au monde
germanique, notamment dans les arts appliqués. Cranach aurait
réutilisé ce motif, créant ainsi, à
partir d'éléments empruntés au répertoire
décoratif, une série de tableaux autonomes (pas
forcément en rapport avec l'Âge d'or),
d'une iconographie bien personnelle, sans qu'il faille y rechercher
une quelconque source grecque ou latine, que ce soit Hésiode, Ovide,
Lucrèce ou Virgile.
Des premiers temps de
l'histoire allemande au présent : une leçon pour
les princes ?
Dernière hypothèse, celle
d'Edgar Bierende (2002), fort nouvelle : ces tableaux feraient
allusion par le détour du lointain passé
historico-mythologique de la Thuringe et de la Saxe
- d'où la nudité intemporelle des
personnages - à une situation contemporaine de Cranach.
Ses représentations de l'Âge d'or seraient à
interpréter comme une vision de la Thuringe en paix,
antérieure à l'arrivée des Saxons, alors que les
hommes nus se battant stigmatiseraient les combats menés par
les envahisseurs saxons. Par delà ce passé
héroïque tel qu'il pouvait être connu des
humanistes de Wittenberg à travers les chroniques anciennes et
la Germania de Tacite, cette
opposition entre paix paradisiaque et guerre néfaste pouvait
constituer une mise en garde pour les princes saxons eux-mêmes
engagés dans un conflit fratricide (la ligne Albertine contre la
ligne Ernestine) ; en 1508, l'Empereur Maximilien Ier en personne
avait été amené à jouer un rôle de
modérateur.
Un univers typique de Cranach
où nature et allégorie se rejoignent
Quelle qu'en soit leur signification, ces
compositions sont une véritable réussite dans l'oeuvre
de Cranach. Le tableau du Louvre est particulièrement
bienvenu : le remarquable paysage, composé d'arbres
sombres et inquiétants sur la droite, s'ouvre à gauche
sur la vue d'une ville - on distingue même les deux
flèches d'une église gothique - surmonté
d'un extravagant promontoire sur lequel sont perchées des
sortes de forteresses. La femme couchée à gauche, qui
tourne délibérément le dos à la
scène, ressemble à une figure de la Charité,
tandis que les autres, derrière elle, font songer aux trois
Grâces. Le groupe des cinq hommes se combattent de
manière fort harmonieuse ; celui qui gît à
terre, au premier plan, est imberbe, comme d'ailleurs ses homologues
sur les tableaux de Londres et de Weimar. Comment expliquer ce
détail qui ne saurait être gratuit ? Le sol est
jonché de gros cailloux arrondis sur l'un desquels (en bas,
à droite) Cranach a inscrit la date de son tableau
(1535) ; juste au-dessus, on distingue un drôle d'insecte
qui n'est autre que le serpent ailé tenant dans sa gueule un
anneau, l'emblème de l'artiste.
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