Il joue du fifre,
dans ses beaux vêtements militaires. Il
se prépare à entraîner son régiment. Son
calot est prestigieux. Le noir de sa
vareuse ressort sur le blanc de la
bandoulière qui soutient l'étui de son
fifre. Ses boutons dorés brillent. Son
pantalon trop grand est d'un rouge
magnifique.
Il est vraiment trop grand son pantalon.
Il n'y en avait sans doute pas à sa taille
au magasin d'habillement et on lui a dit
que celui-ci devrait le contenter. Il n'a
rien répondu car il n'a pas d'esprit.
Il est encore très jeune et n'est pas
très malin. Il ne sait pas bien
s'exprimer. Son visage n'est pas très
fin : il a de grandes oreilles et des
yeux écartés, un front trop grand.
Cet enfant ne comprend pas tout. Il n'est
pas beau. Il n'a pas la fière allure d'un
soldat. Il nous regarde de ses grands yeux
noirs. Il a l'air un peu triste, perdu
dans sa musique et dans ses rêves. Il joue
du fifre et on l'écoute.
- « Vous
reconnaissez
avoir commis ce tableau ? demandait
un journaliste. Avez-vous
des complices ? Faites-vous partie
de la bande de
M. Manet ? »
La
bande de M. Manet, le
groupe dit des Batignolles : Bazille,
Cézanne, Monet, Renoir. Manet était
leur aîné de dix ans et avait ouvert la voie
à une nouvelle façon de peindre.
On les appelait réalistes, naturalistes.
- « M. Manet
veut
arriver à la célébrité en étonnant le
bourgeois,
disait-on, il
a le goût corrompu par l'amour du
bizarre. »
Ce qui était
bizarre aux yeux des tenants de la
peinture académique traditionnelle
était qu'on regarde les gens tels qu'ils
sont, et... qu'on les aime !
Manet était ami d'Émile Zola ; comme
lui il avait le coeur ouvert aux gens
humbles. Emile Zola avait d'ailleurs
dit :
- « l'œuvre
que je préfère c'est certainement le
"Joueur de fifre" ».
.
Mon coeur est
touché lorsqu'on me montre un être
humble et pauvre, qui puise
au fond de lui-même un élan de vie, un
courage d'affronter l'infortune, un
dynamisme créateur qui semble ouvrir sur
une vie nouvelle. Je suis frappé de
discerner une certaine joie qui semble
monter en lui et le transcender.
Une confession
de foi de notre Église
commence ainsi :
Nous
croyons en
Jésus-Christ qui a marché, au nom de
Dieu,
sur les chemins où personne n'allait
plus,
pour y trouver les hommes et les
femmes que personne ne regardait
plus.
Il parlait aux hommes et aux femmes
auxquels personne ne parlait plus.
Il tendait la main là où l'on
fermait le poing...
En voyant le
« Joueur de fifre »
j'ai l'impression justement que ce
misérable enfant a croisé la route du
Christ et l'a compris.
On lui a donné un pantalon trop grand,
ses traits sont grossiers, mais il vit, et
il joue de son fifre pour nous !
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