Thomas Römer fait une lecture d’historien du texte biblique. Il en étudie de près la logique, le déroulement, les diverses contradictions et formulations bizarres et se demande chaque fois qui a pu écrire cela, pourquoi, à quelle époque et quel message cet auteur entendait véhiculer.
Il montre clairement et avec évidence que l’on ne peut trouver aucune vérité historique dans le récit du livre biblique de l’Exode mais que, par contre, chacun des éléments que le texte donne à lire est chargé d’une très importante signification idéologique, théologique, spirituelle. Le lecteur en comprend alors avec surprise et intérêt la profonde raison d’être.
Ce livre n’est pas particulièrement difficile à lire. Le professeur Römer est un pédagogue sympathique et clair. Il faut pour en profiter en prendre le temps, avoir sa bible ouverte pour y souligner les passages mentionnés, ne pas se laisser agacer par l’exigence de rigueur et l’esprit curieux manifesté par l’auteur.
Moyennant quoi les passages bibliques bien connus prennent un éclairage nouveau et la banalité apparente d’un récit que l’on croyait destiné aux enfants de l’École du dimanche révèlent une réflexion intelligente et profonde de ces auteurs anciens.
Voici d’ailleurs 4 passages de ce livre.
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page 15
Introduction
[...]
Dans cette enquête nous allons essayer de comprendre, en nous attachant au texte biblique, comment celui-ci a vu le jour. L'histoire de la sortie d'Égypte, comme presque tous les textes de la Bible hébraïque, n'a pas été mise par écrit d'un seul trait ; elle est le résultat de nombreuses relectures et de compilations de documents qui étaient à l'origine indépendants les uns des
autres.
[…]
Les textes bibliques n'ont pas été compilés dans un souci de cohérence mais plutôt comme le dialogue de différentes options théologiques et de différentes visions d'un même personnage. On découvrira donc, au cours de notre enquête, un « Moïse assyrien », un « Moïse deutéronomiste » ou encore un « Moïse sacerdotal ». Ces différentes figures de Moïse ainsi que les différentes versions du récit de la sortie d'Égypte ont été fusionnées pour constituer une narration complexe et parfois déroutante.
L'analyse du texte, qui sera proposée dans cet ouvrage, a des parallèles avec la résolution d'une énigme policière. Il s'agit de chercher des indices, de reconstituer les différentes pièces d'un puzzle et d'émettre une hypothèse plausible sur le déroulement des événements. Nous avons voulu mettre en évidence toutes les données que nous fournit le texte biblique, mais aussi d'autres documents ainsi que des observations archéologiques, pour les mettre à la disposition des lecteurs afin qu'ils puissent eux aussi participer à cette enquête et, qui sait, parvenir à d'autres résultats.
page 33
La sortie d’Égypte : la construction d’une histoire mythique
La question de l’historicité de l’Exode
Il est aussi intéressant, dans ce contexte, de mentionner un texte hourrite avec traduction en hittite, qu'on appelle souvent « le chant de l'affranchissement ». Ce texte, datant environ de 1400 avant notre ère, explique la chute de la ville d'Ebla. Le dieu Teshub exige des habitants d'Ebla la mise en liberté des habitants d'Igingallish (une ville en Syrie du Nord, peut-être Igakalish), faute de quoi, il détruira la ville - ce qu'il fait apparemment à la fin (qui manque). C'est donc une étiologie de la chute de la ville d'Ebla, qui est expliquée par un scénario comparable à celui du livre de l'Exode. Cela ne veut nullement dire que les auteurs de l'Exode aient connu ce texte, mais seulement qu'il existe des constellations où un dieu de l'orage intervient par la guerre et la destruction contre un peuple/une ville qui ont réduit en esclavage un groupe dont il s'occupe.
On peut aussi imaginer que la tradition la plus ancienne de l'Exode ne comportait pas encore le personnage de Moïse. Cette hypothèse se fonde sur l'observation que, dans de nombreux psaumes et textes poétiques, Yhwh lui-même est l'auteur de l'exode sans que Moïse soit mentionné, comme par exemple en Dt 26,5-9. En dehors du Pentateuque, Moise en tant qu'agent de l'exode n'est pas si fréquemment nommé que l'on pourrait le croire.
Bien que la quête de l'historicité de l'Exode puisse être passionnante, il ne faut pas oublier que ce n'est pas la fuite d'un petit groupe de nomades ou de marginaux qui est constitutive du judaïsme, mais la construction du récit tel qu'il se trouve dans le livre de l'Exode.
D'ailleurs, le récit biblique montre lui-même qu'il ne veut pas être compris comme un « récit historique », mais davantage comme un récit théologique : les différents pharaons ne portent pas de nom ; la situation en Égypte demeure peu précise. Le récit de l'exode n'est donc pas historique, il est le résultat d'une mnémohistoire selon l'égyptologue Jan Assmann.
Ce n'est pas le contexte historique qui importait aux rédacteurs du livre de l'Exode, mais les messages qu'ils voulaient transmettre. Cela n'exclut pas des allusions historiques, comme nous allons le voir, mais il s'agit surtout d'allusions aux époques de la mise par écrit de l'épopée de l'Exode.
page 80
La naissance de Moïse, une légende importée
Moïse et Akhenaton
Le roi Akhénaton (Aménophis IV, 1344-1328) est souvent considéré comme l'inventeur du monothéisme. Et, puisque les textes bibliques font de Moïse le fondateur de la religion du Dieu unique, un rapprochement entre les deux figures paraît tentant. On a donc imaginé Moïse comme un disciple de ce Pharaon ou encore comme étant Akhénaton lui-même. De telles tentatives appartiennent cependant au domaine de la « science-fiction », elles ne sont étayées ni par les documents égyptiens, ni par les textes bibliques.
Les origines et les mobiles de la révolution monothéiste d'Aménophis IV ne sont que partiellement connus. Des raisons politiques ont certainement joué un rôle important : le clergé d'Amon était devenu trop avide de pouvoir, ce qui aurait donné au nouveau Pharaon l'idée de faire disparaître le culte d'Amon. Pourtant, les changements religieux qu'il introduisit dépassaient largement le conflit avec un clergé particulier. À la sixième année de son règne, il abandonne la capitale de Thèbes et s'installe à Akhétaton (Tell el-Amarna) qui devient une ville sainte vouée à la seule vénération d'Aton, le disque solaire. Le roi change son nom de règne en Akhénaton et met en route une grande entreprise iconoclaste qui vise avant tout à effacer toute trace d'Amon mais aussi des autres dieux. L'hymne à Aton montre une sorte de monothéisme cosmique qui préfigure le déisme de certains représentants des Lumières : Aton-la-lumière est le dieu unique qui crée de lui-même des milliers de formes (les rayons de soleil), tout en restant dans son unité. La nouvelle religion reste fortement marquée par l'idéologie royale ; Akhénaton est le fils d'Aton, le seul qui connaisse le
dieu. D'autres textes et représentations donnent même l'impression que le couple royal formait avec Aton une trinité divine, à l'image de celle qui existait dans les panthéons traditionnels. De plus, le supposé iconoclasme d'Akhénaton semble être plutôt limité.
Le monothéisme biblique s'exprime bien différemment. Dans la Bible hébraïque, l'universalité de Dieu ne peut se dire sans la particularité de sa relation avec Israël. Il n'existe donc aucune relation de cause à effet ni entre Akhénaton et Moïse, ni entre les deux monothéismes dont ils sont les protagonistes. Le « monothéisme », d'Akhénaton n'a pas survécu à la durée de vie de ce dernier, contrairement au monothéisme biblique. Il n'existe donc aucun lien direct entre le pharaon iconoclaste et Moïse, le rapprochement des deux personnages étant avant tout le résultat à. l'égyptomanie des temps modernes.
page 120
Moïse et le Dieu inconnu
(Ex 3.1-22)
La révélation du nom divin
Le texte d'Ex 3,14, en revanche, comme nous l'avons dit, fonde sa spéculation sur la racine h-y-h, sans doute pour insister sur le fait que ce Dieu, qui se révèle à Moïse, reste insaisissable.
Le Midrash Rabba a transcrit la signification d'Ex 3,14 : « Je suis celui que j'étais ; je suis maintenant et je serai à l'avenir », idée reprise dans l'Apocalypse de Jean : « Je suis l'alpha et l'oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était et qui vient » (1,8).
Quant au v. 15, il a clairement été ajouté après coup : 15. Dieu dit encore à Moïse : ainsi tu parleras aux fils d'Israël :
Yhwh, le dieu de vos pères, le dieu d'Abraham, le dieu d'Isaac et le dieu de Jacob, m'a envoyé vers vous. Ceci est mon nom pour toujours, et ceci est mon mémorial de génération à génération.
On le constate à la précision de : « encore ». Ce verset a été inséré par un glossateur comme un commentaire liturgique. Il résume tous les noms divins : Élohim, Yhwh, le dieu des pères, le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et sa deuxième partie se présente comme une exclamation liturgique qui a un parallèle dans le Ps 135 au v. 13.
Ex 3,15 : Ceci est mon nom pour toujours, et ceci est mon mémorial de génération en génération.
Ps 135,13 : Yhwh est ton nom pour toujours, Yhwh ton mémorial de génération en génération.
Il est possible que la suite originelle du v. 14 se soit trouvée au v. 16 (sans le v. 15) ; cela produit un discours cohérent (l'identification du dieu des pères avec le dieu des patriarches a été ajoutée après coup). Du coup, le jeu de mots du v. 14 se résout dans le nom de Yhwh qui est prononcé au v. 16.
14. Dieu dit à Moïse : « Je serai qui je serai. Et il dit : Ainsi tu parleras aux fils d'Israël : "|e serai" m'a envoyé vers vous. 16. Va, et tu rassembleras les anciens d'Israël et tu leur diras : "Yhwh, le dieu de vos pères s’est révélé à moi, en disant : Pour m’occuper je me suis occupé de vous et de ce qui vous est fait en Égypte". »