Il nous a ainsi libérés du faux dilemme dans lequel certains se laissaient prendre : ou bien on déchirait la page des récits d'Adam et Eve, de la sortie d'Égypte à travers la mer Rouge, de Jésus marchant sur les eaux, de sa naissance virginale et de sa résurrection corporelle, ou bien on renonçait à tout ce que l'on savait du fonctionnement du monde tel que la science moderne nous l'avait découvert.
Les théologiens allemands ne sont pas faciles à lire. Une introduction à Bultmann ouvre ce livre, par Andreas Dettwiler et Jean-Marc Tétaz qui exigent beaucoup de bonne volonté. Un article de Paul Ricœur conclut l'ensemble et il n'est pas d'une simplicité évangélique. Mais ainsi va le monde pour les courageux ...
En voici des extraits.
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Andreas Dettwiler et Jean-Marc Tétaz
Introduction
page 7
La démythologisation : une liquidation ?
La descente du Christ aux Enfers ? Liquidée ! Son ascension ? Liquidée ! Les miracles rapportés par les Evangiles ? Liquidés ! Le retour du Christ à la fin des temps ? Liquidé ! Voilà ce qu'affirme Bultmann dans sa célèbre conférence « Nouveau Testament et Mythologie » de 1941. On comprend sans peine les discussions houleuses auxquelles ce texte donna lieu pendant plus de vingt ans. Avec ces affirmations, Bultmann s'attaque en effet de front aux formulations du Symbole des apôtres, la confession de foi la plus utilisée par les protestants, notamment lors des baptêmes. Et Bultmann n'en reste pas là : la naissance virginale de Jésus, sa résurrection physique, le tombeau vide ou la descente du Saint-Esprit ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux. Tout cela, ce sont des représentations mythologiques, auxquelles l'homme moderne ne peut tout simplement plus croire, pour autant qu'il soit honnête intellectuellement.
page 11
La démythologisation : un programme herméneutique
Ce qui est en jeu, c’est la signification de ce que le Nouveau Testament exprime en recourant à un langage emprunté au monde du mythe.
[…]
Le terme de démythologisation ne signifie justement pas démythisation, comme on l'a trop souvent traduit en français dans les années 1950 et 1960. Le mythe intéresse en effet Bultmann en tant qu'il est un langage, une manière de parler du monde et de l'existence humaine dans le monde.
[…]
Comme critique du langage mythique, la démythologisation est donc fondamentalement une critique de l'objectivation. Loin de faire violence au mythe, elle « veut faire valoir l'intention propre du mythe ». La tâche herméneutique de la démythologisation consiste par conséquent à transposer ce dont parle le Nouveau Testament (le sens de l'existence humaine) dans un système de catégories adéquat à l'intention du mythe, c'est-à-dire dans un système de catégories qui permette de parler des structures fondamentales de l'existence humaine sans objectiver cette dernière. La démythologisation est le versant négatif de la démarche dont le versant positif est « l'interprétation existentiale ».
L’usage que Bultmann fait du couple existential/existentiel a souvent égaré les lecteurs non avertis. Il n'est donc peut-être pas inutile de préciser le sens de ces termes et des expressions à valeur terminologique dans lesquelles Bultmann les utilise : interprétation existentiale, analyse existentiale, autocompréhension existentielle. Dans l'usage qu'en fait Bultmann, « interprétation existentiale » est le terme le plus général ; il désigne la visée positive de la démarche herméneutique mise en œuvre par Bultmann (son versant négatif est la démythologisation). L’interprétation existentiale comprend deux moments qu'il convient de distinguer : l'analyse existentiale et la compréhension de soi existentielle. Il est essentiel à la compréhension de la démarche de Bultmann de bien distinguer ces deux termes. Contrairement à ce que suggère le vocabulaire, l'analyse existentiale n'est pas la visée de l'interprétation existentiale, mais seulement sa prémisse méthodique et catégoriale. L’analyse existentiale fournit les concepts fondamentaux (Bultmann parle volontiers à ce propos de « catégories ») qui permettent de déployer une compréhension de soi existentielle sans tomber dans le risque de l'objectivation, ce risque auquel succombe le langage mythologique. L’analyse existentiale consiste ainsi « dans la formation claire et méthodique de la conception de l'existence donnée avec l'existence elle-même ». C'est dans le cadre conceptuel mis en place par l'analyse existentiale que viendra s'inscrire la compréhension de soi existentielle. S'y articule l'interprétation concrète, toujours singulière, qu'un individu donne de son existence. C'est dans cette seconde dimension, concrète et singulière, que se joue ce que Bultmann appelle la « question existentielle ».
page 35
Existence fermée ou existence ouverte ?
Résister au danger du ghetto théologique et ecclésial
Face au danger d'une ghettoïsation de l'Eglise confessante et de la théologie, les conférences de Bultmann sur « Nouveau Testament et Mythologie » et, dans une moindre mesure, « La théologie comme science » avaient pour but de donner aux membres de l'Eglise confessante les moyens d'entamer une relecture critique et intellectuellement honnête de leur propre héritage religieux. Le but était évidemment de rendre cet héritage à nouveau accessible aux contemporains, dans l'espoir de les amener, notamment par le biais de la prédication, au seuil d'une existence authentique dans la foi. Il est pourtant clair que ce souci théologique - on est même tenté de dire pastoral - de Bultmann visant à démontrer l'intelligibilité de la foi avait en même temps pour fonction de fournir aux membres de l'Eglise confessante les armes intellectuelles nécessaires pour combattre les attaques du national-socialisme contre le christianisme, des attaques qui devenaient de plus en plus massives au début des années 1940. Une fois de plus, la dimension implicitement politique et apologétique de la conférence de Bultmann de 1941, devient perceptible.
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Rudolf Bultmann
Nouveau Testament et Mythologie
page 47
I. La démythologisation de la prédication néotestamentaire comme tâche
A. Le problème
l. L'image mythique du monde et l'événement mythique du salut [mythisches Heilsgeschehen] dans le Nouveau Testament
L’image du monde du Nouveau Testament est une image mythique. Le monde est considéré comme une réalité divisée en trois étages. Au milieu se trouve la Terre, au-dessus d'elle le Ciel, en dessous d'elle le Monde inférieur. Le Ciel est le domicile de Dieu et des êtres célestes, les anges ; le Monde inférieur est l'Enfer, le lieu des tourments. Mais la Terre elle-même n'est pas seulement le lieu où se déroulent les événements naturels et quotidiens, le lieu de la prévoyance et du travail qui comptent sur l'existence d'un ordre et de règles ; elle est aussi le théâtre où agissent des puissances surnaturelles, Dieu et ses anges, Satan et ses démons. Les puissances surnaturelles interviennent dans le cours de la nature comme dans la pensée, la volonté et l'agir de l'homme ; les miracles ne sont rien d'exceptionnel. L'homme n'est pas maître de lui-même ; des démons peuvent prendre possession de lui ; Satan peut lui inspirer des pensées mauvaises ; mais Dieu peut également guider ses pensées et sa volonté, peut lui faire voir des visions célestes, lui faire entendre sa parole qui ordonne et qui console, peut lui offrir force surnaturelle de son Esprit. L'Histoire ne suit pas son cours constant et régulier [gesetzmässig] mais reçoit son mouvement et son orientation de ces puissances surnaturelles. Cet éon se trouve sous le pouvoir de Satan, du péché et de la mort (qui sont justement considérés comme des « puissances » ; il court vers sa fin, et même sa fin prochaine qui prendra la forme d'une catastrophe cosmique ; les « douleurs » du temps de la fin sont imminentes, tout comme la venue du Juge céleste, la résurrection des morts, le jugement au salut ou à la perdition.
C'est à cette image mythique du monde que correspond la présentation de l'événement du salut formant le contenu spécifique De la prédication du Nouveau Testament. C'est dans une langue mythologique que s'exprime la prédication : maintenant est arrivé le temps de la fin ; « lorsque le temps fut accompli », Dieu envoya son Fils. Ce dernier, un être divin préexistant, apparaît sur la Terre comme un être humain ; sa mort à la croix, qu'il subit comme un pécheur, a valeur d'expiation pour les péchés des hommes. Sa résurrection est le début de la catastrophe cosmique qui annihilera la mort entrée dans le monde par l'intermédiaire d'Adam ; les puissances démoniaques de ce monde ont perdu leur pouvoir. Le Ressuscité a été élevé au Ciel à la droite de Dieu ; il a été fait « Seigneur » et « Roi ». Il reviendra sur les nuages du Ciel pour achever l'œuvre du salut ; alors auront lieu la résurrection des morts et le jugement ; alors seront annihilés le péché, la mort et toute forme de souffrance. Et cela se produira bientôt ; Paul pense vivre encore cet événement.
[...]
2. L'impossibilité de restaurer l'image mythique du monde
Tout cela est une manière de parler mythologique. Les différents motifs peuvent sans difficulté être reconduits à la mythologie de la même époque, qu'il s'agisse de l'apocalyptique juive ou du mythe gnostique du rédempteur. Dans la mesure où il s'agit d'une manière de parler mythologique, elle n'est pas crédible pour l'homme d'aujourd'hui. Pour lui, en effet, l'image mythique du monde appartient au passé. La prédication chrétienne d'aujourd'hui se trouve alors confrontée à la question de savoir si, lorsqu'elle exige de l'homme la foi, elle exige de lui qu'il reconnaisse l'image mythique du monde du passé. Si c'est chose impossible, surgit alors la question de savoir si la prédication du Nouveau Testament possède une vérité indépendante de cette image mythique du monde ; la tâche de la théologie serait alors de démythologiser la prédication chrétienne.
La prédication chrétienne peut-elle exiger aujourd'hui que l'homme reconnaisse comme vraie l'image mythique du monde ? C'est dépourvu de sens et impossible. Dépourvu de sens ; car comme telle, l'image mythique du monde n'est rien de spécifiquement chrétien, elle est simplement l'image du monde d'un temps révolu, une image qui n’était pas encore formée par la pensée scientifique. Impossible ; car on ne peut s'approprier une image du monde par une décision, une image du monde est au contraire déjà donnée à chaque fois à l'homme par sa situation historique.
[...]
B. La tâche
1. Pas de sélection ni de soustraction
La conséquence de cette destruction critique de la mythologie néotestamentaire est-elle que la prédication du Nouveau Testament est liquidée sans reste par la critique ?
En tout cas, on ne peut pas la sauver en réduisant ce qui est mythologique par une sélection ou par le retranchement de certains aspects seulement. On ne peut pas, par exemple, renoncer à la représentation des effets nocifs de la participation au repas du Seigneur en état d'indignité, ou à celle du baptême pour les morts, tout en maintenant l'idée qu'un aliment corporel a un effet pneumatique. Car une seule forme de représentation enclot tous les énoncés du Nouveau Testament sur le baptême et le repas du Seigneur, et c'est justement cette forme de représentation que nous ne pouvons faire nôtre.
On peut certes relever que, dans le Nouveau Testament, tous les énoncés mythologiques ne sont pas soulignés de la même manière et ne se retrouvent pas avec la même régularité dans tous les écrits. Les légendes concernant la naissance virginale de Jésus ou son ascension ne se rencontrent qu'isolément ; Paul et Jean ne les connaissent pas. Même si on les considère comme des excroissances tardives, le processus du salut [Heilsgeschehen] n'en conserve pas moins son caractère mythologique. Et où tirer la frontière si l'on procède ainsi par retranchement ? On ne peut qu'accepter ou rejeter l'image mythique du monde comme un tout.
Sur ce point, le théologien et le prédicateur est redevable d'une clarté et d'une probité absolues tant à soi-même qu'à la communauté et à ceux qu'il veut gagner pour la communauté. La prédication n'a pas le droit de laisser les auditeurs dans le vague quant à ce qu’ils doivent, ou non, tenir pour vrai. Avant tout, elle n'a pas le droit de laisser l'auditeur dans le vague concernant ce que le prédicateur élimine en secret, et lui-même n'a pas le droit d'être dans le vague là-dessus.
[...]
page 96
II. Linéaments de la mise en œuvre de la démythologisation
B. L’événement du salut [Das Heilsgeschehen]
2. L'événement christique
b. La croix […]
Elle est comprise comme un événement mythique lorsque nous suivons les représentations objectivantes du Nouveau Testament : c'est le Fils de Dieu préexistant, devenu homme, et donc sans péché, qui a été crucifié. Il est la victime dont le sang expie nos péchés ; il porte le péché du monde à notre place, et en assumant la peine pour le péché, c'est-à-dire la mort, il nous libère de la mort. Cette interprétation mythologique, dans laquelle sont mélangées des représentations sacrificielles et une théorie juridique de la satisfaction, est incompréhensible pour nous.
[…]
En faisant crucifier le Christ, Dieu a dressé la croix pour nous : croire à la croix du Christ ne signifie pas regarder un processus [VorgangJ mythique qui s'est déroulé en dehors de nous et de notre monde, regarder un événement [EreignisJ objectivement visible que Dieu nous imputerait à notre avantage ; croire à la croix signifie au contraire se charger de la croix du Christ comme de sa propre croix, signifie se faire crucifier avec le Christ. Comme processus du salut [Heilsgeschehen], la croix du Christ n'est pas un événement [Ereignis] isolé qui aurait touché le Christ comme personne mythique ; dans son importance significative, cet événement a une dimension « cosmique ». Et sa signification décisive de transformation historique est exprimée par le fait qu'il a valeur d'événement eschatologique ; c'est-à-dire que ce n'est pas un événement du passé sur lequel on jette un regard en arrière ; c'est au contraire l'événement eschatologique dans le temps et par-delà le temps, puisque, compris dans son importance significative, c'est-à-dire pour la foi, il est toujours un présent.
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Paul Ricœur
Démythologisation et herméneutique
page 145
II. Le problème du mythe et de la démythologisation
[...] A un premier niveau - le plus extérieur et le plus superficiel, donc le plus voyant -, on peut dire que c'est l'homme moderne qui démythologise ; si la démythologisation n'était que cela, elle ne serait qu'une sorte de modernisation, d'accommodation d'un sens ancien avec ce que l'on pourrait appeler le « croyable disponible » de notre époque. Ce qui correspond à ce niveau, c'est le mythe compris comme une explication cosmologique, le mythe dans sa fonction étiologique, c'est-à-dire dans la mesure où il est une explication préscientifique. Et en effet, toute une partie de la critique de Bultmann concernant le langage et les concepts du Nouveau Testament correspond à ce premier niveau; la conception d'un monde étagé entre Ciel, Terre, Enfer, monde peuplé de puissances surnaturelles qui descendent de là-haut ici- bas, ce véhicule mythologique est purement et simplement éliminé comme préscientifique ; et il l'est, non pas par l'exégète lui-même, mais par la conscience moderne, c'est-à-dire par la science et la technique, aussi bien que par la représentation que l'homme se fait de sa responsabilité psychologique, éthique et politique. Au fond, tout ce qui relève de cette vision du monde dans la représentation des événements fondamentaux du salut est désormais caduc, et Bultmann a raison de dire, à ce niveau, que la démythologisation doit être menée sans réserve ni soustraction, car on peut dire qu'elle est sans reste.
[...]
Démythologiser n'a alors plus du tout le même sens. Ce n'est pas réduire le non-scientifique au scientifique, réduire donc le préscientifique et purement et simplement l'éliminer, mais c'est déjà interpréter. C'est interpréter en un sens positif : retrouver derrière ces représentations objectives du mythe cette compréhension de soi qui tout à la fois s'y montre et s'y cache. Dans toute interprétation, il y a un déchiffrage : il s'agit de dégager ce qui tout à la fois se cache et se montre dans un contenu de représentations. Nous démythologisons, mais non pas en tant qu'hommes modernes, en tant qu'hommes éduqués à la science, à la technique et à la responsabilité morale et politique ; nous suivons l'intention du mythe. C'est la docilité à l'intention du mythe, et non pas la domination de l'esprit moderne.
[...]
Ce qui n'est pas pensé - au sens le plus fort du mot - chez Bultmann, c'est le noyau proprement non mythologique des énoncés bibliques ; et par contraste donc, un certain doute subsiste concernant les énoncés mythologiques eux-mêmes. Bultmann estime que la signification des énoncés mythologiques n'est plus elle-même mythologique ; il admet qu'on peut parler en termes non mythologiques de la finitude du monde, de la finitude de l'homme en face de la puissance transcendante de Dieu ; c'est même selon lui la signification ultime des mythes eschatologiques. Mais il est alors obligé d'introduire des expressions comme « acte de Dieu », « Dieu comme acte », « parole de Dieu », et en quel sens pouvons- nous dire que des expressions de ce genre ne sont pas mythologiques ?