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Peut-on parler de legs cananéen

à propos de l'idée royale israélite ?

 

Aux origines des messianismes juifs

Actes du colloque international tenu en Sorbonne,
à Paris, les 8 et 9 juin 2010

Edited by
David Hamidovieé

BRILL
LEIDEN - BOSTON
2013

 

 

Pierre Bordreuil

 

13 septembre 2013

Toute définition du messianisme biblique doit distinguer celui-ci « des représentations religieuses comportant un élément d'espoir en un tournant plus ou moins miraculeux de l'histoire, ou en une « fin de l'histoire », bref, d'une eschatologie collective, voire de ce que d'aucuns ont appelé un «messianisme sans messie ». L'eschatologie biblique (...) va de pair avec un personnage royal dont l'avènement est le signe du salut national à la suite d'une éclipse ou d'une crise insurmontable à vues humaines ». D'autre part, on ne confondra pas, «comme d'autres, messianisme et idéologie royale, quoique celle-ci ait directement fourni les traits et les attributions du souverain à venir »1.

Avant de rechercher l'existence d'un legs éventuel d'origine cananéenne dans la conception de l'idée royale israélite, on rappellera que les seules données significatives à ce sujet, issues du monde cananéen lui-même, sont jusqu'à présent celles que nous ont livrées les textes mis au jour depuis 1929 sur le site archéologique de Ras Shamra-Ougarit en Syrie. Rappelons ensuite que le nombre de textes actuellement connus issus de ce corpus est incomplet et, on peut l'espérer, provisoire, puisque nous sommes tributaires à cet égard de la plus ou moins bonne fortune des découvertes archéologiques. Il s'agit donc d'un « corpus ouvert », dont la constitution aléatoire est complètement différente de celle du corpus biblique canonique qui est un « corpus clos ».

À titre d'exemple, la présence des rapa'üma est attestée dans les textes religieux depuis le début des années 1930 (2), mais c'est en 1973, date de la découverte de la tablette RS 34.126, soit une quarantaine d'années plus tard, que dans la description du rituel de son inhumation le roi défunt (Niqmaddou IV, anciennement Niqmaddou HP) et ses prédécesseurs, sont qualifiés de rapa'iima « de la terre » ou de rapa'iima «anciens », vraisemblablement en fonction de leur plus ou moins grande antiquité (4). Il est donc légitime d'espérer que les données actuellement en notre possession seront complétées, voire modifiées et corrigées dans l'avenir.

Pour reprendre les termes d'André Caquot, on recherchera donc si l'on peut parler à Ougarit d'une idéologie royale qui aurait fourni plus ou moins directement certains traits et attributions à la représentation du souverain telle qu'on la retrouve dans la Bible. Disons d'emblée qu'il serait difficile d'aller plus loin dans la mesure où nos textes, dans l'état actuel des connaissances, sont dépourvus de toute perspective eschatologique liée à un personnage royal ou sacerdotal ayant reçu l'onction d'huile ou d'une espérance en une quelconque fin de l'histoire, qui sont des éléments essentiels du messianisme.

Nous examinerons tout d'abord les données des légendes de Kirta et d'Aqhatou, puis celles des mythes de « Ba'lou et la Mer » et de « Ba'lou et la Mort ». Le monument bien connu appelé « la stèle du Baal au Foudre » sera aussi mis à contribution et l'on comparera l'image qui ressort de ces divers documents littéraires et iconographiques, avec celle que donne un texte juridique récemment découvert.

 

Les données des légendes

A) Le nom du roi de Khoubour, appelé Keret depuis l'editio princeps, est désormais vocalisé Kirta. En effet, cette vocalisation se retrouve sur un sceau dynastique mitannien des environs de 1550 au nom de « soutarna, fils de Kirta, roi de Maitani » (5). Nous sommes donc en Syrie intérieure, a une époque bien antérieure au XIIIe siècle av. J.-C. et la légende présente un personnage dont l'historicité peut être comparée à celle de Gilgamesh, roi d'Ourouk (6). Il faut en même temps constater que, dans l'état actuel du texte, non seulement peu d'éléments ne sont caractéristiques du pays d'Ougarit, mais que d'autres notations vont en direction du nord-est de la Jezireh. Le nom du royaume de Kirta n'est pas Ougarit mais Khoubour; cette indication pourrait en effet évoquer l'affluent de rive gauche de l'Euphrate dont le nom, connu dès l'Antiquité, est celui de la région qui est appelée jusqu'à présent le Khabour.

Le point de départ du récit est la solitude du roi Kirta (7) qui est dépourvu de descendance. Le dieu Ilou qui est appelé « le taureau son père » lui apparaît en rêve et lui enjoint, après purification et sacrifices à Ilou et à Ballou, de lever une armée et de marcher vers la ville d'Oudoum située à sept jours de marche de Khoubour. Sans coup férir, il obtiendra la main de la fille du roi d'Oudoum qui lui assurera une descendance. Plus tard, victime d'une grave maladie, Kirta sera guéri grâce à une nouvelle inter- vention du dieu Ilou.

Pendant son expédition vers Oudoum, l'armée de Kirta traverse une zone de steppe arborée à bosquets en bordure du désert, puis elle rencontre un groupe de chasseurs appelés « gazelles », qui est un animal des zones semi arides et arides (8). L'« assemblée de Ditanou » (9), dont fait partie Kirta, peut être identifiée avec « la compagnie de Didanou » dont le nom est cité dans la liste des Rapa'üma, ancêtres historiques ou légendaires de l'avant-dernier roi d'Ougarit qui sont énumérés dans son rituel funéraire (10). Si, comme certains l'ont supposé, Ditanou/Didanou est l'ancêtre commun de Kirta et de la dynastie d'Ougari (11), on verra dans le poème de Kirta, enracinée dans le passé lointain de la Syrie intérieure, la légitimation du principe dynastique et du pouvoir royal d'Ougarit dont Kirta vénère déjà les deux principaux dieux : Hou et Raddou-Ba'lou. Rappelons à ce propos que ce dernier est fréquemment appelé « le fils de Dagan », dieu qui était vénéré sur l'Euphrate, en particulier à Touttoul et à Terqa.

En résumé, la légende de Kirta rappelle la bénédiction particulière du dieu Hou sur sa maison, d'abord en lui révélant en rêve comment assurer sa descendance, puis en lui accordant la guérison d'une maladie grave. Sur plan de la formulation littéraire, on ne manquera pas de rapprocher le lien filial entre Hou et Kirta du fameux verset 7 du Psaume 2 : « Il m'a dit : tu es mon fils, c'est moi qui t'ai engendré aujourd'hui ». En un mot, le but de ce poème épique, en montrant l'élection de la maison de Kirta, était certainement de promouvoir, au-delà du principe dynastique qui s'est maintenu à Ougarit pendant un demi-millénaire, le pouvoir royal lui-même (12)

 

B) Le point de départ de la légende d'Aqhatou, comme de celle de Kirta, est la solitude de Danilou, régent de Rarnamou qui est privé de descen- dance. Grâce à l'intervention de Ba'lou auprès de Hou, un fils, Aqhatou, va naître. Quelques années plus tard, le dieu artisan Kôtharou wa ijasisou remet à Danilou un arc composite fait de bois et de corne, arme magni- fique qu'il confiera ensuite à Aqhatou. La déesse Anatou souhaite l'ache- ter ou même offrir en échange à Aqhatou l'immortalité, mais celui-ci lui oppose une fin de non-recevoir. Furieuse d'être ainsi éconduite, elle menace Aqhatou et va se plaindre devant le dieu Hou qui la laisse alors agir à sa guise et son action se solde par la mort du héros. Informé de la mort d'Aqhatou, Danilou retrouve le corps de son fils et l'enterre, tandis que Poughatou, sœur d'Aqhatou, s'apprête à le venger. La suite de l'his- toire et son dénouement sont hélas perdus ; toutefois, on suppose que l'histoire se terminait heureusement, Danilou connaissant à nouveau les joies de la paternité.

Comme Kirta, Danilou n'est pas désigné comme roi d'Ougarit, mais il exerce une sorte de régence à Rarnamou, communément localisé au Hermel dans la haute Beqaa libanaise. Comme Kirta, il entretient des relations privilégiées avec les dieux ougaritains Ba'lou, Ilou auquel vient s'ajouter Kôtharou wa Ijasisou ; ce dernier est connu par les textes mytho- logiques comme l'armurier de Haddou-Ba'lou lors de son combat contre la Mer et comme l'architecte de son palais. En dépit de l'absence d'épilogue, on comparera l'histoire de Danilou d'abord privé d'enfants, mais assuré ensuite d'une descendance, avec le récit biblique relatant le sort cruel de Job qui retrouvera ensuite descendance et opulence matérielle. Le personnage de Danilou est en effet le seul de toute la littérature proche-orientale antique qui soit mentionné dans la Bible hébraïque. À Éz 14,14, il est un juste comparable à Noé et à Job, deux personnages bibliques qui tous deux ont vu leur descendance assurée, et à Éz 28,3 sa sagesse est citée en exemple (13).

En résumé, si le personnage de la légende de Kirta a bien quelques rapports avec la préhistoire de la dynastie amorite d'Ougarit, lui, sa maison, et par conséquent le peuple d'Ougarit, sont l'objet de l'élection et de la bénédiction de Ilou. Comme la légende de Kirta, celle d'Aqhatou est « un écrit de propagande en faveur de la royauté » (14). De plus, ici, la figure de Danilou est exemplaire et la sagesse qui lui est attribuée, ainsi qu'à Job, est une vertu éminemment royale (15)

 

C) Quelques indications complémentaires apparaissent dans une liste des rois défunts d'Ougarit (16), dont chaque nom est précédé du mot ilou ('il) (17). Il est difficile d'en déduire la signification précise, mais il apparaît nettement qu'après sa mort, un roi n'était pas déifié au plein sens du terme jusqu'à devenir l'un des dieux du panthéon d'Ougarit; toutefois, il entrait dans le cercle prestigieux des rapa'uma et continuait à vivre dans le monde souterrain (18). Le parallèle biblique de 1 S 28,13 où Samuel défunt, évoqué par la nécromancienne d'En Dor, est perçu comme un élohim peut servir de tenne de comparaison. De même, Is 14,18 : « tous les rois des nations, tous sont glorieusement couchés, chacun dans sa demeure... tu ne seras pas uni à eux dans la tombe, car tu as anéanti ton pays, tu as tué ton peuple ! ».

 

La stèle du Baal au Foudre

stèle du Baal au foudre, musée du Louvre

 

Mis aujour dans un temple d'Ougarit, ce monument représente un dieu jeune, barbu, de profil droit, vêtu d'un pagne court et coiffé d'une tiare à cornes. Ses pieds sont posés sur un double piédestal à corniche moulurée. Sur la face visible du piédestal, on distingue une ligne ondulée représentant les quatre sommets d'une chaîne montagneuse. Plus bas, d'autres lignes ondulées de moindre amplitude représentent les vagues de la mer qui baigne le pied des montagnes. A sa ceinture, l'étui d'une arme blanche dont la lame paraît légèrement recourbée. Il brandit dans la main droite au-dessus de sa tête une massue qui illustre le combat de Haddou-Ba'lou contre Yammou, car dans le mythe de Haddou-Ba'lou et la Mer, c'est cette arme qui contribue à vaincre le dieu de la Mer. Il tient dans la main gauche une lance pointée vers le sol, dont l'extrémité supérieure est foliacée. Figurant la foudre annonciatrice de l'orage fertiliseur, elle illustre le mythe de Haddou-Ba'lou et la Mort. Le dieu est représenté ici campé sur les sommets du mont Sapanou/Gabal al Aqra' s'apprêtant à frapper la mer qui est située à sa droite, c'est-à-dire à l'ouest du massif montagneux. Le combat de Haddou-Ba'lou contre la Mer doit donc être certainement localisé dans le décor majestueux du Gabal al Aqra' et de la baie de Ras al Bassit. On en déduit que le dieu est bien tourné vers le sud, vers le personnage de taille réduite qui figure à droite de la scène et au-delà, vers la capitale éponyme du royaume de l'Ougarit.

Quel est ce personnage représenté devant le dieu ? Vêtu d'un long costume liturgique, il n'est pas tourné vers le dieu comme un adorateur, mais se tient devant lui, comme son représentant. Il est figuré à une échelle plus petite que le dieu, mais il est lui aussi debout sur un podium, ce qui le distingue nettement du commun des mortels. Il ne peut guère s'agir ici que du roi d'Ougarit (19) et on rappellera 2 Rois 23,3 où le roi ]osias, debout sur une estrade (TM 'ammüd / LXX stulos), conclut l'alliance en présence de YHWH. La présence de l'estrade est donc un élément important de la scène, car elle permet de caractériser ce personnage comme royal, à la fois protégé et représentant de Haddou-Ba'lou. Celui-ci est à la fois le dieu des agriculteurs, représenté par la lance foliacée annonciatrice de la pluie, le dieu des marins, représenté par la massue qui a vaincu la mer et le dieu des éleveurs, représenté par la tiare à cornes. « Documentés par des rituels ou des mentions de fournitures pour des cérémonies dans des actes administratifs, les actes cultuels mettent en scène le rôle de la royauté dans le maintien de la cohésion sociale » (20).

Si, comme il est tout à fait vraisemblable, le combat de Haddou-Ba'lou contre la Mer doit être localisé dans le décor majestueux du Gabal Al Aqra' et de la baie de Ras al Bassit, l'expression littéraire de ce mythe représentait certainement deux sentiments complémentaires profondément ancrés dans la mémoire collective des Ougaritains: d'une part la crainte multiséculaire de tremblements de terre récurrents et des raz de marée qui leur sont fréquemment associés, d'autre part la conviction que le dieu a maintenu et continuera de maintenir dans l'avenir les bornes qui ont été assignées au chaos liquide. On ne parlera donc pas ici de messianisme, mais d'un espoir dans l'action salvatrice du dieu qui a vaincu la Mer dans le passé et qui la manifestera de manière récurrente dans l'avenir.

Sur la stèle du Baal au Foudre, Haddou-Ba'lou est aussi représenté comme dieu de l'orage et de la fertilité en train de brandir son attribut qu'est la lance foliacée. On a certainement ici une référence au mythe de Haddou-Ba'lou et la Mort. Dans ce récit, le dieu de l'orage et de la fertilité, vaincu par Môtou, descend dans le sein de la terre où le retient son geôlier. Après la déroute de ce dernier, il reviendra à la vie grâce aux déesses Shapshou et 'Anatou afin de rendre sa fertilité à la terre culti- vée. Il s'agit ici de « la transposition mythique d'un phénomène naturel : la disparition des pluies en été et leur retour en automne » (21). Toutefois, une interprétation strictement saisonnière de la résurgence automnale du dieu de la pluie ne suffirait pas à rendre compte de la reprise, au bout de sept années, d'un combat farouche et incertain entre Haddou- Ba'lou et la Mort (22) auquel le dieu Ilou met fin par la bouche de la déesse solaire Shapshou, la messagère des dieux. Ici il ne s'agit pas, au contraire du mythe précédent, d'un avenir plus ou moins indéterminé, mais d'une récurrence septennale, c'est-à-dire d'un avenir à court terme.

 

  Le Testament de 'Abdimilkou

Les quelques données des textes littéraires et de l'iconographie qui ont été exposées ici ont mis en évidence la position exceptionnelle du roi et son lien particulier avec Ilou et Haddou-Ba'lou, sans qu'il soit possible de parler de messianisme. Nous allons voir que le Testament de 'Abdimilkou donne, de la royauté et de la dynastie qui l'incarne, une image sensiblement différente de celle que l'on a discernée en début d'exposé.
Ce texte est déjà connu par quelques commentaires récents. Il s'agit du Testament de 'Abdimilkou mis au jour dans la maison d'Ourtenou (RS 94.2168) (23). C'est un contrat permettant à 'bdmlk de léguer ses biens au fils qu'il choisira.

 

Traduction

Recto

1) Dès ce jour (il est fixé)
2) devant 'Ammittamru
3) fils de Niqmêpaii,
4) roi d'Ougarit (que) :

_________

5) (Quant aux) maisons (et aux) champs qu'a donnés
6) le roi à 'Abdimilkou
7) et à ses fils, que ce soit aux
8) fils de la fille du roi,
9) ou aux fils de ses épouses de naissance libre,
10) ou aux fils de ses servantes,

__________

11) celui (24) qu'aura beaucoup aimé 'Abdimilkou
12) parmi ses fils, à ce fils-là
13) 'Abdimilkou (est autorisé à) donner
14) ses maisons, ses champs
15) et ses pâturages.

Tranche inférieure

16) Et 'Abdimilkou, (quant à)
17) ses fils, selon ce que bon

Verso

18) lui semblera, il fera ses dispositions pour eux.
19) Si 'Abdimilkou désire
20) « libérer » ses fils, selon ce que bon lui
21) semble il les « libérera ».

__________

22) S'il désire « libérer »
23) ses fils (qui sont) les fils de la fille du roi,
24) selon ce qui lui semblera bon
25) il les « libérera ». Et s'il
26) désire «libérer » les fils de ses épouses de naissance libre
27) ou les fils de ses servantes,
28) selon ce qui lui semblera bon 27) 28)
29) il les « libérera ».


Le document affecte la forme d'un contrat, forme que l'on connaît par quelques textes ougaritiques (25) et par un plus grand nombre en akkadien (26). Un seul point légal est abordé dans ce contrat: la permission octroyée à 'Abdimilkou de partager des biens reçus du roi entre ses fils selon son bon vouloir, cette permission étant exprimée de façon positive, à savoir qu'il peut faire d'un de ces fils le principal héritier (I. 11-15), et de façon négative, à savoir qu'il aura le droit d'exclure de l'héritage principal ses fils issus de trois catégories d'épouses (I. 16-29). Ce sont : bt mlk, « la fille du roi » (I. 8, 23), srdt, terme nouveau qui désigne une catégorie sociale se situant entre la princesse et les servantes, vraisemblablement les femmes de naissance libre (I. 9, 26) (27), et amht, « les servantes » (I. 10, 27).

L'absence habituelle de patronyme dans les textes juridiques entrave sérieusement le travail prosopographique, mais il paraît légitime de pen- ser que 'Abdimilkou du nouveau texte est identique au récipiendaire de diverses propriétés selon trois contrats en langue akkadienne de l'époque de 'Ammittamrou III (anciennement 'Ammittamrou II) que J. Nougayrol a versés dans un « dossier 'Abdimilkou » (28). Le fait que RS 94.2168 se retrouve dans la maison de 'Ourtenu plusieurs décennies après sa rédaction (29) indique vraisemblablement que 'Ourtenu était un descendant du fils de 'Abdimilkou que ce dernier a préféré.

Ce document témoigne de l'écart entre les textes littéraires ou les rituels dans lesquels le rôle du roi, voire celui de la reine (30), est mis en valeur et un contrat tel que celui-ci dans lequel le petit-fils du roi est soumis au même régime successoral que ses demi-frères, sans aucun passe-droit. On ne peut que constater ce décalage entre une littérature qui abonde en notations archaïsantes pluriséculaires et un droit successoral exprimé en temps réel.

Comme l'a très bien dit André Caquot, « toute phraséologie dénote une idéologie » et à cet égard, on ne peut minimiser le rôle religieux des rois d'Ougarit. Toutefois, comme cela vient d'être dit en introduction, des textes dépourvus de toute perspective eschatologique liée à un personnage royal ou sacerdotal ayant reçu l'onction d'huile ou d'une espérance en une quelconque fin de l'histoire, éléments essentiels du messianisme, ne sont pas pertinents. À cet égard, il est donc permis de dire que les textes littéraires et l'iconographie d'Ougarit ne relèvent pas d'une idéologie messianique. De plus, l'image que donne la société d'Ougarit est celle d'une oligarchie de marchands dont le roi, primus inter pares, était l'émanation ; en dépit de l'anachronisme, on pourrait peut-être même parler ici de « royauté bourgeoise ». En revanche, on constate aussi que la fonction royale est célébrée dans la littérature et que le roi, représentant de la divinité, y est magnifié, comme sur la stèle du Baal au Foudre. La formule suggestive, définissant le monarque assyrien comme « une sorte de marchand magnifié » (31) et reprise à propos du roi d'Ougarit (32), récapitule admirablement la tension entre sa position réelle à la tête de la société d'Ougarit et l'image valorisée qu'en donnent les textes littéraires. Même si l'idéologie royale d'Ougarit et son imagerie témoignent bien du fonds commun qui devait devenir beaucoup plus tard l'une des composantes du terreau de l'idéologie royale israélite, on doit admettre que la distance est grande entre « le premier de ces marchands magnifiés » et le Messie des temps eschatologiques.

____________________________________

1 Définition proposée par André Caquot : voir A. SÉRANDOUR, « L'histoire ancienne des idées messianiques selon André Caquot », dans L'œuvre d'un orientaliste, André Caquot 1923-2004, J. RIAUD et M.-L. CHAIEB (éd.), Bibliotheèque d'é́tudes juives 41. Sé́rie Histoire 36, Paris, H. Champion, 2010, p. 111-118, sp. Ill.

2 RS 2.019 + 5.155 (= CATl.21); RS 2.024 (= CATl.22), RS 3.348 (= CAT1.20), dans The Cuneiform Alphabetic Texts from Ugarit, Ras Ibn Rani and Other Places (KrU: second, enlarged edition), M. DIETRICH, O. LORETZ, J. SANMARTIN (éd.), ALASP 8, Munster, Ugarit- Verlag, 1995 ; é́galement C. VIROLLEAUD, La lé́gende pheénicienne de Danel, Bibliothè̀que archeéologique et historique 21, Mission de Ras-Shamra l, Paris, P. Geuthner, 1936, p. 228-230.

3 Une nouvelle succession des souverains d'Ougarit a été́ proposeée à̀ partir de plusieurs textes syllabiques : RS 88.2012, RS 94.2518, RS 94.2528, RS 94.2401 et du texte alphabétique RS 24.257 (= CAT 1.113), cf. D. ARNAUD, « Prolégomènes à la rédaction d'une histoire d'Ougarit II. Les bordereaux des rois divinisés », Studi Micenei ed Egeo-Anatolici 41 (1999), p. 153-173. On trouvera un exposé́ complet dans J. FREU, Histoire politique du royaume d'Ugarit, Kubaba. Sé́rie Antiquité́ 11, Paris, L'Harmattan, 2006, p. 23S.

4 Voir P. BORDREUIL, D. PARDEE, « Les textes en cuné́iformes alphabé́tiques », dans Une bibliothè̀que au sud de la ville, P. BORDREUIL (éd.), Ras Shamra-Ougarit 7, Paris, Éd. recherche sur les Civilisations, p. 139-168 (151-163).

5 G. WILHELM, « Mittan(n)i, Mitanni, Maitani: A », RIA 8, Berlin et aL, W. de Gruyter, 1994, p. 286-296, sp. 287; D. STEIN, « Mittan(n)i, Mitanni, Maitani: B », ibid., p. 296-299, sp. 296; J. FREU, op. cit., p. 40 et 221. Son identification avec le hé́ros de la leégende ougaritique avait été proposé́e par W.F. ALBRIGHT, « Review of Cyrus H. Gordon: Before the Bible », Interpretation 18 (1964), p. 191-198, sp. 196 ; cf. Id., Yahweh and The Gods ofCanaan,' A HistoricalAnalysis ofTwo Contrasting Faiths, Jordan Lectures in Comparative Religion 7, London, Athlone Press, 1968, p. 103, n. 19.

6 Il ne s'agit donc pas d'un personnage purement imaginaire, pace J.J. COLLINS, «The King as Son of God» dans King and Messiah as Son of God Divine, Human, and Angelic Messianic Figures in Biblical and Related Literature, A. YARBRO COLLINS, J.J. COLLINS (éd.), Grand Rapids, W.B. Eerdmans, zo08, p. 9-Z4, sp. 9.

7 A. CAQUOT, M. SZNYCER, A. HERDNER, Textes ougaritiques 1,' Mythes et légendes (= TO 1), LAPO 7, Paris, Cerf, 1974, p. 503-574.

8 J. SAPIN, « Quelques systèmes socio-politiques en Syrie au 2e millénaire avant J.C et leur é́volution historique d'aprè̀s des documents religieux (légendes, rituels, sanctuaires) », UF 15 (1983), p. 157-19°, sp. 159.

9 TO l, p. 539.

10 En dernier lieu D. PARDEE, Les textes rituels, Ras Shamra-Ougarit 1Z, Paris, Éd. recherche sur les Civilisations, 2ooo, p. 816-8z5.

11 A. CAQUOT, ].-M. DE TARRAGON, ].-1. CUNCHILLOS, Textes ougaritiques II: textes religieux et rituels, correspondance (=TO II), LAPO 14, Paris, 1989, p. 106, n. 321.

12 J. PEDERSEN, «Die KRT Legende », Ber 6 (1941), p. 63-105, sp. 103S, consiè̀re KRT comme le fondateur d'une dynastie. Le cylindre de « soutarna, fils de Kirta, roi de Maitani », cité́ supra n. 5 pourrait le confirmer.

13 P. BORDREUIL, « Noé́, Dan(i)el et Job en Ézé́kiel XIV, 20 et XXVIII, 3: entre Ougarit et Babylonie », Le royaume d'Ougarit de la Crè̀te à l'Euphrate: nouveaux axes de recherches. Actes du Congrè̀s international de Sherbrooke 2005, J-M. MICHAUD (éd.), POLO II, Sherbrooke, GGC Éd., 2007, p. 567-578.

14 TO l, p. 496.

15 Voir A. CAQUOT, «Traits royaux dans le personnage de Job », Mélanges offerts à Wilhelm Vischer, Montpellier, Causse-Graille-Castelnau, 1960, p. 32-45.

16 CAT 1.113; voir D. PARDEE, Les textes para-mythologiques de la 24e campagne (1961), Ras Shamra-Ougarit 4, Paris, Éd. recherche sur les Civilisations, 1988, p. 165-178.

17 T.J LEWIS, CuIts ofthe Dead in Ancient Israel and Ugarit, HSM 39, Atlanta, Scholars Press, 1989, p. 47-52; en dernier lieu J DAY, « The Canaanite Inheritance of the Israelite Monarchy » dans King and Messiah in Israel and the ancient Near East: proceedings of the Oxford Old Testament seminar, J DAY (éd.), JSOTSup 270, Sheffield, JSOT Press, 1998, p. 74-90, sp. 82.

18 JJ COLLINS, « The King as Son of God », op. cit., p. 9, n. 38.

19 Voir M. YON, « Baal et le roi », dans De l'Indus aux Balkans, Recueil Jean Deshayes, J.-L. HUOT, M. YON, Y. CALVET (éd.), Paris, 1985, p. 177-190, sp.180-18S.

20 P. BORDREUIL, H. ROUILLARD-BoNRAlSIN, A. SÉRANDOUR, Le royaume d'Ougarit. Aux origines de l'alphabet, Paris, Somogy, Lyon, Musée des Beaux-arts, 2004, p. 144.

21 TO l, p. 234.

22 CAT 1.6 V 7-VI 35 (Ta l, p. 266-269).

23 P. BORDREUIL, D. PARDEE, Manuel d'ougaritique II : choix de textes, glossaire, Paris, P. Geuthner, 2004, n° 38, P.105 s ; P. BORDREUIL, D. PARDEE, R. HAWLEY, Une bibliothèque au sud de la ville ***. Textes 1994-2002 en cunéiforme alphabétique de la Maison d'Ourtenou. Ras Shamra OugaritXVIII, Lyon, Maison de l'Orient et de la Méditerranée, 20l2, p. 135-141.

24 Le trait horizontal de séparation marque ici l'arrêt entre la protase et l'apodose.

25 Voir B. KIENAST, « Rechtsurkunden in ugaritischer Sprache », UFll (1979), p. 431-452.

26 Publiés pour la plupart par J. NOUGAYROL (éd.), Textes accadiens et hourrites des archives est, ouest et centrales, Palais royal d'Ugarit 3 (=PRU Ill), Mission de Ras Shamra 6, Paris, C. Klincksieck, 1955.

27 D'après le contexte, il doit désigner des femmes qui sont épouses légitimes de 'Abdimilku sans être de même rang que la princesse occupant sans doute le rang de « première épouse ». En arabe, sardun signifie « pur, sans mélange » ; si cette acception est ancienne, et ne constitue donc pas une simple évolution sémantique du sens de « froid » qui caractérise cette racine en arabe, elle peut servir à éclaircir le terme ougaritique (nous remercions Robert Hawley de nous avoir fait sentir la vraisemblance de cette interprétation). S'agirait-il de femmes de naissance libre ?

28 RS 15.143 + 15.164, RS 15.155, RS 16.204: PRUIII, p. 117-20. À ces trois textes, on ajoutera RS 17.039 (J. NOUGAYROL (éd.), Textes en cunéiformes babyloniens des archives du grand palais et du palais sud d'Ugarit, Palais royal d'Ugarit 6, Mission de Ras Shamra 12, Paris, C. Klincksieck, 1970, p 28).

29 Le texte RS 34.126, qui mentionne les deux derniers rois d'Ougarit, Niqmaddou N (anciennement Niqmaddou III : voir supra n. 3) et Ammourapi, donne 1200 comme terminus ad quem.

30 Par exemple RS 1.2 (= CAT 1.40) ; voir TO II, p. 140-143.

31 P. GARELLI, Les Assyriens en Cappadoce, Bibliothèque archéologique et historique de l'Institut français d'Istanbul 19, Paris, A. Maisonneuve, 1963, p. 199.

32 J. NOUGAYROL, «Guerre et paix à Ugarit », Iraq 25 (1963), p. 110-125, sp. 111, n. 11.

 

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