Connaissance de la Bible
Qumrân, les Esséniens,
les manuscrits de la mer Morte
Richard Lebeau
docteur de l'université de Paris Sorbonne en égyptologie
Article paru dans l’hebdomadaire protestant Réforme du 5 juillet 2012
9 juillet 2012
Archéologie
Des chercheurs font le ménage à Qumrân. Ils mettent radicalement en cause l’hypothèse essénienne qui fait de Qumrân une installation où vécut une communauté auteure des fameux manuscrits de la mer Morte.
Tonnerre à Qumrân. La « thèse essénienne » est aujourd'hui mise à mal par des archéologues qui posent de nouvelles questions sur la nature du site et l'identité de ses habitants. Sous leurs plumes, les Esséniens cèdent la place à de riches propriétaires hiérosolymites [habitants de Jérusalem, ndlr], faisant de Qumrân une villa dans laquelle il faisait bon vivre en hiver, loin des températures rigoureuses de Jérusalem. Cette villa serait aussi un centre de production d'objets de luxe, à base de verre, ou un lieu de fabrication de poterie ou même encore une étape de pèlerinage juif. Adieu le scriptorium, adieu à une communauté de « moines » retirés du monde.
Assiste-t-on alors à la fin du dogme, appelé l'hypothèse essénienne, érigé par le père de Vaux ? Les tout premiers chercheurs qumrâniens, et d'abord Sukenik, un archéologue israélien, puis Dupont-Sommer et le père de Vaux, dignes représentants de l'archéologue française, avaient en effet établi un lien entre les textes, qualifiés de « communautaires », les Esséniens et le site archéologique.
Penser Qumrân autrement
« Tous ont en tête la mystérieuse communauté juive des Esséniens, devenue mythique au fil du temps, dont les descriptions et la localisation faites aux premiers siècles par Flavius Josèphe et Pline le Jeune pourraient bien correspondre aux vestiges de Qumrân », explique Cécile Cayol, qui a travaillé sur l'exposition des manuscrits de la mer Morte à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, à l'automne 2011. Pour le père de Vaux, Qumrân aurait abrité un groupe essénien dès le milieu du IIe siècle avant notre ère. Ses membres auraient copié, peut-être même rédigé, et caché, devant l'avance de l'armée romaine, ces textes découverts après 1947. Sûr de son hypothèse, le père de Vaux mène six campagnes de fouilles entre 1949 et 1958, au cours desquelles il identifie chaque bâtiment, chaque bassin et chaque vestige exhumé sous l'angle essénien. Et ainsi, chaque pièce du puzzle archéologique semble être remis à sa place.
Pendant quarante ans, rares sont ceux qui songent à penser Qumrân autrement. On les comprend, car on trouve sur le site des jarres - les mêmes que celles qui ont abrité les manuscrits - dont la forme n'existe quasiment qu'à Qumrân. Et les grottes sont proches du site archéologique. Les jarres peuvent donc attester de la contemporanéité des grottes et du site. Mieux même, les fouilles ont livré des encriers qui peuvent confirmer une activité de copiste, qui s'accorde avec la présence de tables retrouvées dans une grande salle.
Alors pourquoi ne trouverait-on pas un scriptorium à Qumrân ? Pourquoi la grande salle ne serait-elle pas un réfectoire ? Pourquoi les piscines ne seraient-elles pas d'anciens bains rituels ? Tout semble indiquer que l'intuition du père de Vaux est bonne, tous les indices s'imbriquent à merveille. Pourtant, de nos jours, ce scénario semble trop beau pour être vrai !
Oublier la vision qu'offre la mer Morte de nos jours,
une région désertique idéale pour une retraite monacale
De nouvelles équipes d'archéologues entreprennent de nouvelles fouilles dans les années 1990. Elles abandonnent ce postulat et offrent des lectures du site très différentes. Ces archéologues écrivent des scénarios multiples. En 1994, Norman Golb, un chercheur américain, voit dans les ruines un fortin militaire, muni d'un rempart et d'un cimetière, tenu par des zélotes, résistants à l'occupation romaine.
De leur côté, Pauline et Robert Donceel, archéologues belges, imaginent Qumrân sous les traits d'une installation agricole, construite sur le modèle de la « villa rustica » romaine, décrite par le célèbre architecte romain du Ier siècle avant notre ère, Vitruve. Sur l'indice d'un four à bain-marie restitué dans le quartier artisanal et la présence de fioles de verre, ils suggèrent que le lieu était voué à la culture du baumier, avec sa fabrique de parfums.
A leur suite, un archéologue israélien, Hirscheld, fait de Qumrân la résidence secondaire d'un prince de Jérusalem. Selon lui, le luxe des objets retrouvés sur le site interdit la présence d'une communauté religieuse. C'est bien connu, les religieux ne peuvent être que pauvres...
Alan Crow et Lena Cansdale, deux chercheurs australiens, imaginent Qumrân sous les traits d'un comptoir exportant du verre vers l'Arabie. Avec eux, les bâtiments, dont le réfectoire et le scriptorium, deviennent des magasins, des quais et une auberge.
Une fabrique de poteries
Enfin, pour finir le passage en revue des nouvelles hypothèses qumrâniennes, mentionnons Yitzhac Magen et Yuval Peleg, deux auteurs israéliens, qui voient dans le nombre important de vases retrouvés à Qumrân les vestiges d'une ancienne fabrique de poteries. Certains monuments deviennent, dans ce cas de figure, des fours et des entrepôts, et les bassins rituels mutent en bassins de décantation.
Ces archéologues « new look », comme certains les qualifient, venus d’Europe, des États-Unis, d’Australie et d’Israël, imposent maintenant leur point de vue.
Tous lisent l'archéologie de Qumrân à la lumière des travaux menés à Jérusalem, à Jéricho, à Massada, et sur toute la région de la mer Morte. Ces fouilles ont livré une documentation nouvelle qui remet en question l'interprétation du père de Vaux. Ils replacent Qumrân dans son contexte géographique.
C'est ainsi qu'ils ont retrouvé « les axes et les voies de communications, les réseaux de fortifications militaires et les espaces de cultures ou d'exploitations agricoles, de transformation et d'écoulement des produits, de production de poteries et autres objets destinés au négoce, proche voire lointain », constate André Paul, l'un des spécialistes reconnus du judaïsme du Ier siècle.
Une mer pas si morte...
À la lumière de leurs travaux, on s'aperçoit que la mer Morte n'était pas si morte que ça à l'époque de Jésus ! On doit maintenant oublier la vision qu'offre la mer Morte de nos jours, celle d'une région inhospitalière, désertique et écrasée par la chaleur, le cadre idéal pour une retraite monacale. Les fouilles archéologiques ont montré que la région était occupée dès le IVe millénaire avant notre ère et que pour l'époque hellénistique, on a retrouvé les vestiges de villages et de fermes isolées, où l'on irriguait des jardins et exploitait des palmeraies. N'oublions pas que l'eau salée n'est pas un ennemi mortel pour les palmiers. D'ailleurs, les fouilles ont mis au jour, à Massada et à Qumrân, de grandes quantités de noyaux de dattes, des restes de charpentes taillées dans le bois des dattiers, et des objets de vanneries fabriqués avec des palmes.
Ces chercheurs n'oublient pas que la région était célèbre pour sa production de bitume, acheté par les momificateurs égyptiens et les constructeurs de bateaux. Ils se souviennent aussi que les plants d'indigo de la région donnaient une teinture d'une qualité renommée, dont a bénéficié le textile qui enveloppait les manuscrits. Les habitants de Qumrân vivaient donc dans un désert très habité. Il serait étonnant qu'ils soient venus à Qumrân pour fuir le monde, dans l'attente de sa fin, comme le pensait le père de Vaux.
Pour autant, faut-il désacraliser totalement Qumrân ? La diversité des hypothèses archéologiques prouve qu'aucune d'entre elles ne fédère l'ensemble des chercheurs. Toutes ont leurs points faibles. Et puis, il faut tout de même expliquer la présence des milliers de manuscrits de facture religieuse cachés dans les grottes à quelques mètres du site. Si l'hypothèse essénienne ne permet pas de rendre compte de la totalité des découvertes, nombreux sont ceux qui maintiennent l'existence d'une communauté religieuse. Les restes de repas, de bain et d’enceinte symbolique confortent cette hypothèse. Reste à définir une date, ce que cherchent aujourd’hui la majorité des archéologues.
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« Le travail du père de Vaux reste un socle »
Entretien
Archéologue, Estelle de Villeneuve a fouillé en Jordanie, en Syrie et au Liban. Elle est actuellement chercheur associé à la Maison de l’archéologie et l’ethnologie (UMR 7041) à Nanterre.
propos recueillis par Richard Lebeau
On a l'habitude d'opposer les spécialistes des textes - les manuscrits de la mer Morte - et les archéologues autour de l'occupation de Qumrân par des juifs esséniens. Qu'en pensez-vous ?
C'est plutôt au sein de la communauté archéologique que l'hypothèse du père de Vaux fait débat. Pour faire simple, je dirais que les spécialistes se répartissent en trois groupes : les pro, les anti et les postesséniens. Les premiers tentent d'intégrer les résultats récents de l'archéologie à la thèse du père de Vaux, mais sans toucher au principe d'un cadre unique formé par les grottes à manuscrits, la ruine et son cimetière et éclairé par les sources antiques. Dans cette perspective, l'accent est beaucoup mis sur la conformité des infrastructures avec les règles de pureté rituelle. Mais la pérennité de « l'hypothèse essénienne » dans le public tient sans doute aussi à la force du symbole que représente Qumrân à l'échelle nationale. Retrouver en 1947 des reliques d'un judaïsme cité dans l'Antiquité comme exemplaire, au moment même où renaît un nouvel État juif, près de deux mille ans plus tard, c'est une image à laquelle il est difficile de renoncer !
On comprend que, face à ces proesséniens, les anti qui nient la dimension essénienne du site de Qumrân passent volontiers pour des iconoclastes. En fait, ils entendent simplement étudier la ruine pour elle-même, à la lueur des fouilles régionales et non plus dans la dépendance de manuscrits. Cela ramène Qumrân à l'échelle d'un site de Judée parmi d'autres, juif certes mais profane. Mais dissocier le site et les grottes ne peut être qu'un exercice théorique: qu'on le veuille ou non, les deux sont quand même bien côte à côte...
Enfin, il y a ceux que j'appelle les postesséniens, qui sont les successeurs du père de Vaux à l'École biblique et archéologique française de Jérusalem. Pour Jean-Baptiste Humbert, le site est à la fois profane et religieux, mais successivement. Il fut d'abord une petite résidence hellénistique, puis, après un temps d'abandon, il a été réinvesti par un groupe de juifs de stricte observance, vers 40 av. J.-c., sous le règne d'Hérode Ier. Ce sont leurs installations que les Romains détruiront vers 68 ap. J.-C. Pour Humbert, on peut faire confiance aux sources qui localisent la secte des Esséniens dans ce secteur de la mer Morte et considérer que les occupants de Qumrân en étaient. En revanche, sur le plan pratique, il lui paraît évident que les installations n'étaient pas adaptées à l'existence d'une communauté vivant selon les textes. Les « post » se démarquent donc du père de Vaux, en restituant un groupe d'Esséniens plus ouverts sur la vie régionale, moins nombreux aussi.
Aujourd'hui Qumrân est-il toujours un chantier de fouilles?
Depuis les années 1980, il y a eu des prospections autour du site, des sondages dans le cimetière et sur le plateau. Mais pour tout dire, il ne reste pas grand-chose... Le site est petit et a été intensément fouillé dans les années 1950. Et puis, le site étant en territoire occupé, les fouilles y sont normalement interdites par la Convention de La Haye ! Dans les faits, la contrainte est très théorique, mais il reste que l'activité archéologique est placée sous la juridiction de l'armée et non de l'Autorité des Antiquités. Toujours est-il que les débats archéologiques s'appuient essentiellement sur les données que le père de Vaux a publiées de son vivant et sur ses notes et photos de fouilles. Les archéologues confrontent ces données aux informations nouvelles obtenues grâce aux progrès de l'archéologie depuis les années 1980. C'est ainsi la place de Qumrân dans le contexte économique et géographique de l'Antiquité qui a été sérieusement réévaluée. Cela n'a plus grand-chose à voir avec l'impression de zone désertique qui a durablement marqué les esprits à la suite des premiers voyageurs occidentaux du milieu du XIXe siècle.
Si l'hypothèse essénienne est obsolète, faut-il oublier le père de Vaux ?
Non, certainement pas. Les travaux du père de Vaux restent le socle incontournable de la recherche archéologique à Qumrân. Il a fait du beau travail à une époque où la technicité d'aujourd'hui était inconcevable. On peut considérer que sa thèse est dépassée, mais elle n'en était pas moins légitime. En archéologie, la méthode veut que l'on parte de l'hypothèse la plus simple pour rendre compte de toutes les données disponibles, jusqu'à preuve du contraire. L'hypothèse essénienne était donc bien la première à tenter. Elle a tenu pendant 40 ans, non seulement parce qu'elle plaisait au public, mais aussi parce qu'elle suffisait aux spécialistes. Jusqu'à ce que de nouvelles données obligent à la réviser ! C'est comme cela que vit la science...
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