Le Dieu des premiers chrétiens
Daniel Marguerat
Labor et Fides
264 pages, 26 €
Recension Gilles Castelnau
23 avril 2011
Daniel Marguerat est professeur honoraire de l'Université de Lausanne. Il nous fait pénétrer dans le monde des premiers chrétiens, auteurs du Nouveau Testament, d'une manière fascinante. Tout lecteur du Nouveau Testament est parfaitement familier des remarques sur lesquelles il attire notre attention, mais il sait nous en montrer la signification et dépeindre ce monde ancien qui nous est, certainement, familier et dont pourtant il nous dévoile les aspects les plus importants.
En voici de larges extraits.
La parabole, langage de changement
page 25
La parabole est un langage voilé, qui parle de Dieu, mais sans le nommer. Comment ? L’histoire restitue le cadre banal et quotidien de la vie : un patron embauche dans sa vigne, un semeur sème, un riche organise un festin. Or, dans ce cadre banal, la parabole introduit de l'insolite, du bizarre : les embauchés de la onzième heure sont payés autant que les premiers ; les échecs de la semence sont immensément nombreux ; sous des prétextes divers, tous les invités au festin se récusent au dernier moment. Dans cet écart, dans ce déplacement de perspective entre le quotidien et l'insolite, on perçoit à l' œuvre la dissonance métaphorique ; sa perception est d'ailleurs facilitée au lecteur par les traits extravagants du récit. La parabole vit de cette fissure aménagée entre l'histoire quotidienne et une histoire possible.
page 34
Le récit de miracles, une protestation contre le mal
Le Dieu qui ouvre des possibles
Qu'ils soient guérison, exorcisme, délivrance, acte de générosité ou instauration de normes, les miracles ont un point commun : à chaque fois, une limite qui enferme l'individu dans une situation d'impuissance est levée par Jésus. Limite physique, psychologique ou économique. Et c'est ici le merveilleux du miracle: qu'une femme ou un homme, acculés à une limite, enfermés dans une impasse faite de maladie, de pauvreté, de disette ou de peur, puissent être délivrés de cette limite par l'intervention puissante de Dieu. La merveille, dans le miracle, ne tient pas à une dimension spectaculaire - tout compte fait, les miracles de Jésus le sont assez peu. La merveille est que Dieu vienne créer du possible, là où l'humain ne voit pas d'issue et ne peut rien. Le miracle dit en gestes ce que la parabole dit en mots.
page 39
Ce qui arriva à Ambrosia la borgne
Voici l'histoire de la guérison miraculeuse d'Ambrosia, une femme d'Athènes, borgne. Son ex-voto figure sur l'une des six stèles du IVe siècle avant J.-C., que le géographe grec Pausanias pouvait encore lire en 165 de notre ère au sanctuaire d'Asclépios à Epidaure. Trois de ces stèles ont été retrouvées en 1883, qui énumèrent les « actes » du dieu. La tradition voulait que le fidèle se retirât le soir venu dans un dortoir sacré pour vivre en songe le rite de l'incubation, qui est la visitation nocturne du dieu.
L'effet propagandiste est évidemment redoublé par le motif du doute initial, qui occupe près de la moitié du récit ; la guérison prend ainsi la figure à la fois d'une disparition du mal et d'une victoire sur l'incroyance. Un tel récit, notons-le, n'est pas concevable dans les évangiles, où le miracle ne vient pas forcer la foi, mais répondre à son attente. On relèvera aussi le surprenant mélange de rite religieux (l'incubation) et de pratique chirurgicale (l'incision de l'œil), dont le visiteur du musée d'Epidaure se convainc en voyant se côtoyer ex-voto et instruments de chirurgie des prêtres-médecins. La croyance n'éprouvait donc pas de gêne à recevoir comme un bienfait du dieu le succès chirurgical de ses servants !
Lectures chrétiennes de l’Ancien Testament
page 92
Lecture midrashique
Je m'explique. Les chrétiens réquisitionnent des passages scripturaires, animés par la conviction que toute la tradition biblique reçoit son sens, ultimement, de la croix et de la résurrection. Ce faisant, les textes de l'Ecriture vont endosser une signification souvent fort éloignée de celle qu'ils avaient reçue de leur écrit natif. Marc 1,3 cite Esaïe 40,3 : « Une voix crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur » ; le prophète envisageait, à partir de l'exil, le chemin du retour en terre d'Israël ; les chrétiens y lisent une prophétie, de la venue du Christ. Matthieu 2,15 cite Osée 11,1 « D'Egypte, j'ai appelé mon fils », mais il ne s'agit plus du peuple d'Israël sortant d'Egypte ; l'histoire salutaire qui commence n'est pas celle du peuple choisi, mais celle de Jésus. Ce procédé de lecture, qui consiste à sortir un texte de son contexte pour le référer à un autre événement (en l'occurrence, le ministère de Jésus), est typique de l'exégèse juive ; on l'appelle le midrash. La lecture midrashique sollicite l'Ecriture pour l'actualiser, persuadée que le texte ancien, inscrit dans un contexte historique précis, parle aussi dans une situation changée, parce qu'il porte la Parole éternellement vivante de Dieu.
Il s'ensuit que le midrash ne se soucie point de ce que nous appelons le sens originel, allant, s'il le faut, jusqu'à modifier le texte pour en garantir l'actualité. Le principe est formulé par la Mishna : « Tourne-la et retourne-la [l'Ecriture], car tout est en elle, contemple-la et que tes cheveux blanchissent, et ne bouge pas d'elle, car il n'est rien de mieux pour toi qu'elle. » (Pirqé Aboth 5,22).
Les premiers chrétiens n'ont pas fait autrement que tourner et retourner l'Ecriture, pour dénicher le sens inattendu, inouï, qu'elle reçoit de la vie et de la mort du Messie. Mais au sein de la logique midrashique, qui à la fois continue le texte et lui fait violence, les chrétiens mènent un jeu de continuité et de rupture avec la tradition juive, auquel ils se sentent autorisés par la liberté même de leur maître.
Saint Paul contre les femmes ?
page 144
Les communautés de disciples égaux
Les Églises fondées par l’apôtre ont été des communautés de disciples égaux. L’examen des salutations consignées par Paul en finale de ses lettres fait constater que les communautés pauliniennes ont englobé tous les groupes sociaux du monde romain, et plus fort encore, que les femmes y ont occupé une place importante. En Romains 16,3-16, Paul cite nommément 26 personnes, dont 17 hommes et 9 femmes. Parmi elles figure Junia (v. 7), dont le prénom a été masculinisé au gré de la transmission des textes, parce que les copistes médiévaux ne concevaient pas que saint Paul décerne le titre d'apôtre à une femme ! La plupart des personnes saluées sont qualifiées par le travail qu'elles assurent dans la communauté, et aucune ségrégation n'apparaît entre hommes et femmes. Le rôle des couples Prisca et Aquilas, Andronicus et Junia est décrit avec une identique admiration (16,3-4.7) ; femmes et hommes sont dits « collaborateurs » de Paul (16,3.9) ; femmes et hommes ont « peiné » pour le Christ (16,6.12), un terme que Paul s'applique à lui-même (1 Th 1,3); femmes et hommes sont appelés « bien-aimés » (16,5.8.9.12).
L’évangile de Matthieu : Jésus, Messie d’Israël
page 170
Une chrétienté fragilisée
Premièrement, l'image du judaïsme chez Matthieu est dominée par l'omniprésence, le plus souvent hostile, des Pharisiens ; dans sa relecture de Marc, Matthieu a fréquemment ajouté leur présence inamicale (comparer par exemple Mc 7,17 et Mt 15,12). Ce portrait des juifs correspond donc moins à celui des interlocuteurs de Jésus qu'à l'image du judaïsme après 70 que Matthieu a sous les yeux ; il est teinté d'anachronisme. Deuxièmement, expulsée de la Synagogue, la chrétienté matthéenne se cherche un avenir. L'évangéliste lui indique où le trouver : dans l'évangélisation des nations païennes, vers lesquelles le Ressuscité à la fin de l'évangile oriente ses disciples : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples... » (28,19). Cette déclaration ultime du Ressuscité semble donc indiquer l'exacte situation où se trouvent les destinataires premiers de l'évangile, exhortés à entreprendre une mission où se dessine le futur du christianisme.
L'écriture de l'évangile devait aider ces chrétiens à s'engager sur le chemin de la mission universelle en fixant la mémoire de leurs traditions. Ces traditions, l'évangéliste les a puisées de trois côtés. D'une part, l'évangile de Marc a fourni le cadre narratif de l'écrit. D'autre part une source de paroles de Jésus, que les chercheurs ont baptisée Source Q (de l'allemand Quelle, qui signifie source), a fourni environ deux cent trente versets de paroles de Jésus ; elle a étoffé principalement les cinq grands discours de notre évangile (Mt 5-7; 10 ; 13 ; 18; 23-25). En outre, Matthieu a inséré de nombreuses sentences ou récits issus du trésor de sa communauté, recueillis sous forme orale ou écrite. Au final, l'évangéliste a articulé dans une belle harmonie ces trois sources traditionnelles pour rédiger un écrit à la théologie cohérente. Il fixe ainsi la croyance de son Eglise, brossant le portrait de Jésus tel que son milieu l'a compris et interprété. En même temps, face à Israël, l'évangéliste réclame pour sa communauté le droit à l'existence.
On saisit dès lors pourquoi cet évangile est à la fois le plus juif (car entièrement nourri d'une mémoire judéo-chrétienne) et le plus dur face à un judaïsme qui lui conteste le droit d'hériter des promesses de salut. Comment en est-on arrivé là ?
Le quatrième évangile
page 188
Une foi d'initié
Je discerne deux effets du malentendu johannique sur le lecteur. Un premier effet : le lecteur, manifestement, n'est pas dupe de la situation. Il sait que Nicodème se trompe et il en rit. Il sait également d'emblée que la Samaritaine se fourvoie en prenant l'eau vive pour l'eau du puits, ou que les disciples errent en imaginant que Lazare fait la sieste. Autrement dit : le procédé rhétorique du malentendu est un procédé d'initié. Il postule une séparation entre des gens à l'extérieur (qui sombrent dans le malentendu) et des gens à l'intérieur (qui déchiffrent le malentendu). Le lecteur, lui, est appelé à rallier le cercle des initiés. Mais on peut se demander où passe la séparation entre le dehors et le dedans.
Le second effet l'indique. On a vu que Nicodème n'est pas typé comme un incroyant. Jésus ne l'invite pas à passer de la non-foi à la foi, mais bien différemment, de passer d'une foi insuffisante (parce qu'axée sur les « signes » de Jésus) à une foi qualitativement supérieure. Jésus invite Nicodème à quitter une foi fascinée par ses miracles pour gagner une foi caractérisée par une compréhension plus profonde du Christ comme l'Envoyé venu d'En-haut (3,31-32). Jésus appelle donc Nicodème à passer non pas de l'incroyance à la foi, mais de la foi à la foi. Le malentendu opère la division entre deux catégories de croyants : ceux du dehors, dont la compréhension du Christ est superficielle, et les initiés, auxquels les lecteurs sont appelés à se joindre.
L’Apocalypse de Jean : une logique de l’espérance
page 238
Dans le siècle qui précède la venue de Jésus, et au tournant de l'ère chrétienne, la conviction de vivre le déclin du monde se fait si forte que l'espérance apocalyptique envahit la foi populaire et nourrit l'attente d'innombrables cercles de croyants. Jésus lui-même a été profondément marqué par ce milieu ; au cœur de son message, les évangélistes ont noté cette annonce que « les temps sont accomplis et le Règne de Dieu s'est approché » (Mc 1,15). La prédication de Jésus pullule de ces paroles, où se cristallise l'attente de la fin du monde, et l'irruption d'un temps nouveau qui anéantira les forces de mal.
Délices et frissons
On compte qu'entre 150 avant J.-C. et 800 après J.-C., plus de deux cents apocalypses ont circulé dans les communautés chrétiennes et juives. Rangées sous le patronage d'Esdras, d'Hénoch, de Baruch, d'Esaïe, d'Elie, d'Abraham, les ancêtres prestigieux, ces écrits révèlent à leurs lecteurs les mystères ignorés jusque-là, des mystères qui touchent l'avenir que Dieu prépare, et qui est proche. En scrutant le passé, les apocalypticiens tentent de discerner la façon dont Dieu, secrètement, gouverne l'histoire. Ces guetteurs du futur font lever une curieuse musique d'espérance : leur conviction est que le monde s'achemine vers une catastrophe sans nom, dévoreuse des méchants, et que du tas de ruines émergera le monde nouveau des élus. L'avenir sera Dieu, mais on l'attend dans un indescriptible mélange d'impatience et de crainte. On jubile et l'on tremble à l'idée que le Royaume est si proche ; on frissonne, mais délicieusement, à la perspective de la ruine des tyrans.