Marcus Borg
professeur de théologie à
l'université de l'État d'Oregon, États-Unis
5 décembre 2010
Je
ne crois pas que les récits de la nativité soient des récits
historiques ; ce sont des élaborations
théologiques bien plus importantes et
surtout plus profondes et plus vraies que ne
pourraient l'être de simples reportages de
journalistes.
Ainsi, je ne crois pas à la matérialité de
la conception virginale de Marie ; je
ne crois pas qu'il y eut à Bethléem une
certaine étoile, des mages, des bergers ni
même un enfant dans une étable. Je pense que
ces récits ont un but spirituel et
pédagogique et n'ont aucun rapport avec de
prétendus souvenirs de Joseph ou de Marie.
J'en donne des preuves.
1. Les récits de la
naissance de Jésus surviennent relativement
tardivement dans la rédaction du Nouveau
Testamentaires : ils ne figurent que dans
les Évangiles de Matthieu et de Luc qui
datent de la fin du 1er
siècle. Les autres livres du Nouveau
Testament et notamment ceux de Paul, Pierre,
Marc ou Jean ne les mentionnent pas.
Ce silence signifie ou bien que ces
disciples l'ignoraient ou bien qu'ils la
jugeaient sans importance.
Il est plus naturel de penser que le silence
de ces auteurs provient du fait qu'ils
l'ignoraient parce qu'elle n'a été élaborée
qu'après leur temps.
2. La naissance
miraculeuse est rapportée de manière très différente
et même contradictoire par Matthieu et Luc.
- Les généalogies qu'ils fournissent de
Jésus ne coïncident pas.
- Luc dit que Marie et Joseph
demeuraient à Nazareth, ne se sont rendus à
Bethléem où Jésus est né, que pour obéir au
recensement de César Auguste et sont
retournés ensuite chez eux à Nazareth.
Matthieu, par contre, dit qu'ils demeuraient
à Bethléem, et qu'ils n'ont déménagé à
Nazareth que plus tard, après leur fuite en
Égypte. -
- Matthieu rapporte l'adoration des
mages qui étaient venus d'orient en suivant
une étoile. Luc ignore les mages et l'étoile
mais parle des anges qui ont chanté la nuit
pour les bergers la nuit de Noël et les ont
envoyés à la recherche de l'étable de
Bethléem.
- Dans Matthieu, le roi Hérode ordonne
le massacre de tous les petits garçons de
moins de deux ans, ce qui oblige la famille
de Jésus à fuir en Égypte. Luc ignore ce
drame et raconte au contraire que Joseph,
Marie et Jésus se sont présentés
tranquillement au Temple de Jérusalem et
vieux Siméon et à la prophétesse Anne. -
- Matthieu souligne à cinq reprises
l'accomplissement de prophéties de l'Ancien
Testament en écrivant : « Ceci arriva afin
que fut accomplie la parole du
prophète... ». Luc ne parle
pas d'accomplissement ; il fait
référence à l'Ancien Testament en mettant
dans la bouche de Marie et de Zacharie des
paroles de cantiques tout à fait hébraïques.
Ces différences et d'autres encore, qu'il
est difficile d'harmoniser, prouvent à
l'évidence qu'il s'agit bien de deux récits
différents tout à fait indépendants l'un de
l'autre.
3. Ces récits
introduisent chacun au thème central de
l'évangile auquel il appartient. -
- Ainsi, alors que l'évangile de
Matthieu est centré sur la thème de la
royauté de Jésus, son introduction commence
par une généalogie énumérant tous les rois
de Juda ; le titre que lui donnent les
mages est celui de
« roi des Juifs » qui
inquiète le roi Hérode. L'évangile de Luc
considère davantage Jésus comme un prophète
oint de l'Esprit saint et la généalogie
qu'il compose comprend des prophètes. -
- Pour Matthieu, Jésus est un nouveau
Moïse et c'est ainsi que le massacre des
enfants de Bethléem par Hérode, fait
référence au sacrifice des premiers nés
hébreux ordonné par le Pharaon, et auquel
échappe Moïse. Luc met l'accent sur
l'ouverture de l'Évangile au monde païen,
qu'il développera dans le livre des Actes et
fait remonter la généalogie qu'il donne de
Jésus par delà Abraham, Père du peuple juif,
jusqu'à Adam père de toute l'humanité.
C'est à cause d'arguments de cette sorte que
je considère ces récits comme des création
littéraire et théologiques des deux
évangélistes.
- Les récits sont d'accord sur les noms
des parents de Jésus, Joseph et Marie, sur
la mention du roi Hérode, et l'origine de
Jésus à Nazareth. Ils convergent également
sur deux points absolument
fondamentaux : la naissance à Bethléem
et la conception par le Saint-Esprit.
- La naissance à Bethléem. On peut
naturellement penser que ce point est
rapporté parce que Jésus est effectivement
né à Bethléem, bien que, nous l'avons vu,
les deux récits ne s'accordent pas sur la
raison de la présence de Marie et Joseph
dans ce village. Mais on peut aussi penser
que cette mention de Bethléem provient du
fait que le roi David en était originaire et
que l'on en attendait un messie descendant
de David. C'est le sens de la citation du
prophète Michée (5. 2) mentionnée en
Matthieu 2. 6 : « De toi, Bethléem,
sortira celui qui dominera sur
Israël ».
L'explication la plus plausible du récit de
la naissance de Jésus
« dans la ville de David »
me semble bien être la conviction que Jésus
était bien le messie fils de David.
Je propose donc de lire les récits de
l'enfance non comme des reportages à
tendance historique, mais comme des
affirmations théologiques, qui témoignent
avec force et poésie de la foi en
Jésus-Christ de l'Église primitive.
La lumière
brille dans les ténèbres
La lumière qui
brille dans les ténèbres est le symbole
central des récits de Noël. Dans l'Évangile de
Matthieu, l'étoile guide les mages
(Matthieu 2. 2) ; dans Luc « la gloire du Seigneur
resplendit » autour des bergers
et la multitude de l'armée céleste loue Dieu
en chantant :
- « Gloire à Dieu dans les lieux
très hauts et paix sur la terre parmi les
hommes de bonne volonté »
Luc 2. 9 et 14. Le symbole de
la lumière brillant dans les ténèbres décrit
la condition humaine dans de nombreuses
traditions anciennes, toujours en rapport avec
la nuit, le froid, l'angoisse, le désespoir,
la mort, l'attente de l'aube. La lumière y est
symbole de délivrance, d'espoir, de renouveau,
de joie, de vie, de salut.
La Bible associe la lumière à la création du
Premier Jour en Genèse 1.
Des psaumes la mentionnent :
- « Ta Parole est une lampe à mes
pieds, une lumière sur mon sentier »
Psaume 119. 105.
Dans les lectures traditionnelles de Noël,
elle est symbolise la présence bienveillante
de Dieu :
- « Le peuple
assis dans les ténèbres a vu une grande
lumière, et sur ceux qui étaient assis dans
le pays et l'ombre de la mort, une lumière
s'est levée »
Matthieu 4. 16.
- « Les ténèbres couvrent la
terre et l'obscurité les peuples, mais sur
toi l'Éternel se lève, sur toi sa gloire
apparaît. Des nations marcheront à ta
lumière et des rois à la clarté de ton
aurore ». Esaïe 60. 2
Matthieu et Luc ne manquent pas d'affirmer que
Jésus est la lumière du monde.
- Jean aussi : « La véritable lumière
qui, en venant dans le monde, éclaire tout
homme » Jean 1. 9.
La lumière est un des thèmes centraux des
récits de la nativité et cette vérité est
évidemment indépendante de leur réalisme
historique.
Le
Seigneur du monde
La légitimité royale du Christ
et son conflit avec les royautés de ce monde
est traverse sourdement les deux récits de la
nativité.
- Matthieu
rapporte que les mages demandaient au roi
Hérode où trouver « le
roi des Juifs » Matthieu 2. 2 et
le massacre des enfants de Bethléem s'ensuit,
montrant qu'Hérode se comporte comme le
Pharaon antique.
- Luc oppose
la royauté du Christ à celle de César en
mentionnant l'annonce de l'ange : « Je vous annonce une
bonne nouvelle qui sera pour tout le peuple
le sujet d'une grande joie, c'est
qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il
vous est né un sauveur qui est le Christ, le
Seigneur... Gloire à Dieu dans les lieux
très-hauts et paix sur la terre parmi les
hommes de bonne volonté » Luc 2.
11 et 14.
Ce langage était, à l'époque, celui que l'on
utilisait pour parler de l'empereur : Une
inscription de l'an 9 ap. J.-C.,
découverte en Asie Mineur, dit de César qu'il
est « notre
Dieu », le « sauveur »
ayant apporté « la
paix sur la terre » ; sa
naissance est qualifiée de « bonne
nouvelle » pour le monde.
D'autres textes mentionnent le « divin Auguste »
à la fois homme et Dieu.
En attribuant ces titres à Jésus,
l'évangéliste Luc suggère que c'est lui et non
pas César qui est le véritable sauveur et le
fils de Dieu apportant la Bonne Nouvelle de la
paix.
La question est par là même posée au lecteur
de décider s'il choisira la puissance et la
richesse du roi Hérode ou la royauté secrète
et cachée de l'homme de Galilée, s'il
reconnaîtra la légitimité divine dans le
gouverneur condamnant Jésus ou en Jésus se
laissant injustement condamner.
Comme les récits de la Résurrection, dont ils
se rapprochent par maints aspects, les récits
de Noël de Matthieu et de Luc sont donc conçus
de façon à porter témoignage de la foi de
leurs auteurs en la seigneurie du Christ.
La
naissance miraculeuse
- On
trouve des récits de naissances survenues de
façon miraculeuse dans l'Ancien
Testament : Les patriarches, Abraham,
Isaac et Jacob avaient tous trois des épouses
stériles. Gédéon et Samuel étaient nés de
femmes stériles. Ces récits suggèrent que le
peuple de Dieu ne subsiste que grâce à la
fidélité permanente de Dieu. Matthieu et Luc
considèrent tout naturellement que Dieu est
intervenu dans la naissance de Jésus comme il
l'a toujours fait dans le passé d'Israël.
Comme Israël, la communauté chrétienne n'a vu
le jour que par la grâce de Dieu. Tel est le
premier sens de la naissance miraculeuse de
Jésus.
- On
peut dire aussi que l'intervention du
Saint-Esprit manifeste l'origine divine de
Jésus. La présence de l'Esprit divin dans son
ministère est affirmée rétrospectivement à sa
naissance, comme une illustration de la parole
de Jean :
« né non du sang, ni de la volonté de
la chair ni de la volonté de l'homme mais de
Dieu » Jean 1. 13 ;
affirmation analogue à la voix venant du ciel
lors de la Transfiguration : « Celui-ci est mon
fils bien-aimé, écoutez-le »
Luc 9. 35.
- Jésus
était animé par l'Esprit de Dieu et non pas
d'un esprit impur comme ses opposants l'en
accusaient Jean 8. 48. C'est
pourquoi je propose de ne pas chercher dans
les deux récits de la conception virginale de
Jésus un miracle biologique prouvant que Jésus
était réellement le Fils de Dieu, mais plutôt
une affirmation de foi au Christ de l'Église
primitive.
- L'important
n'est donc pas de se demander si Jésus est
réellement né d'une vierge, si le recensement
qui a amené Joseph et Marie à Bethléem a
vraiment existé ou de quelle nature était
l'étoile qui a conduit les mages. Les
questions fondamentales sont :
. Jésus est-il
vraiment la lumière du monde ?
. Est-il le
véritable Seigneur ?
. Vient-il
vraiment de Dieu ?
Toutes questions qui engagent notre existence.
On pourrait dire encore beaucoup de choses sur
ces récits tant leur signification est
inépuisable.
Je n'en ajouterai qu'une seule que je dois à
maître Eckhart, un mystique du 13e siècle : il
disait que la naissance du Christ n'est pas
seulement un événement du passé mais qu'elle
s'effectue chaque jour en nous, par l'union du
Saint-Esprit avec notre chair.
Traduction
Gilles Castelnau