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Spiritualité
Dieu est-il
tout-puissant ?
André
Gounelle
Article publié en octobre
2006
dans la revue Laval
Théologique et Philosophique
18 juin 2007
Sur le thème de la
puissance divine, cet article propose une réflexion en deux
temps. Le premier à partir des données bibliques et
d'une analyse de concepts, conteste la notion de toute puissance
divine. Le deuxième temps, après avoir distingué
entre puissance et pouvoir, tente de dégager les
caractéristiques de la puissance divine.
L'impossible
toute-puissance
Le témoignage
biblique
La Bible affirme-t-elle la toute puissance
de Dieu ? Quantité de versets du Premier et du Second
Testament semblent l'indiquer. Mais quand on examine de près
ces textes, on s'aperçoit qu'en général ce sont
les traducteurs qui in?consciemment, sans s'en rendre compte, y ont
introduit cette notion. Dans un petit livre intitulé
Le Dieu puissamment faible de la
Bible [1], Étienne Babut, a comparé trois
traductions françaises usuelles de la Bible. Il a
constaté que la première contenait 264 fois le
terme « tout-puissant », la deuxième 44 fois, tandis que la
troisième ne le mentionnait jamais. On voit là combien
les traducteurs, avec les meilleures intentions du monde, peuvent
infléchir le sens des textes ; d'où la
nécessité de recourir aux originaux.
Dans les versions qui utilisent cette
expression, « tout-puissant »traduit, dans l'immense majorité des cas,
l'hébreu el shadday
et le grec pantocrator. Or,
nous ignorons ce que signifie exactement el shadday.
Probablement, s'agit-il du nom propre d'un dieu païen qu'on a
transféré à Yahwé (au
Dieu d'Israël) ; il pourrait bien vouloir dire
« le
montueux » (ou le dieu des
montagnes), celui qui domine dans le sens de celui qui est plus
élevé. La Septante a traduit el shadday par
pantocrator. Ce terme désigne
le commandant en chef des armées, le capitaine d'un navire ou
le détenteur du pouvoir politique au plus haut niveau. Si
celui qui exerce de telles fonctions dispose de pouvoirs
considérables, il n'est cependant pas tout-puissant. De plus,
neuf des dix emplois néo-testamentaires de pantocrator, en
général des citations des Septante, se trouvent dans
l'Apocalypse, où ils pourraient qualifier la
souveraineté future de Dieu, quand le Royaume sera venu,
et non s'appliquer à son action présente dans le
monde.
On ne peut pas s'en tenir au mot ; la
Bible pourrait parfaitement affirmer la toute puisance divine sans
employer le terme. En fait, il semble plutôt que le
récit biblique la contredit constamment. Le théologien
protestant français Wilfred Monod, qui, bien avant Bonhoeffer,
a réfléchi sur la faiblesse et la souffrance de Dieu, a
soutenu que la vision biblique de la réalité et de
l'histoire l'excluait, en tout cas comme réalité
présente ou actuelle. Selon Monod [2], trois
thèmes principaux structurent la pensée et le
témoignage de la Bible : celui de la création,
celui du salut et celui du Royaume de Dieu. La notion de
création, à la différence de celle
d'émanation, implique l'autonomie du monde. Dieu pose
l'univers hors de lui dans une distance et une différence qui
en font autre chose qu'un simple reflet ou effet de la volonté
divine. Le salut implique que les choses ne fonctionnent pas comme
Dieu le voudrait, puisqu'il vient au secours de ses créatures
pour les délivrer. Si la volonté de Dieu se faisait
« sur la terre comme au
ciel », le salut
n'aurait aucun sens. Enfin, le Royaume à venir signifie que
pour le moment « Dieu n'est
pas totalement en tous » [3] puisqu'il ne le
sera qu'à la fin de notre temps. Quand elle raconte que des
hommes et des femmes désobéissent aux commandements de
Dieu et lorsqu'elle parle des puissances démoniaques qui
agissent contre lui, la Bible ne nie-t-elle pas implicitement sa
toute-puissance de Dieu ? La Croix du Christ ne la
contredit-elle pas, en présentant un Dieu faible et vaincu, et
non un souverain à qui rien ni personne ne
résiste ?
En
réaction contre une glorification excessive qui
dépeignait Dieu sous les traits d'un souverain majestueux
à qui rien ni personne ne résistait, on a tendance
aujourd'hui à insister le dépouillement, l'humiliation
et la vulnérabilité du
Dieu judéo-chrétien, à souligner sa
faiblesse, son manque de pouvoir, à mettre l'accent sur la
kénose. On va souvent trop loin, la Bible proclame
fréquemment et clairement la puissance de Dieu qui n'est pour
elle ni débile ni chétif ni impotent.
L'exagération de la faiblesse de Dieu vient de milieux
chrétiens relativement riches, nantis et bien installés
dans la société. Les écrasés, les
exploités, les exclus tiennent à un Dieu puissant qui
leur donne la force de se révolter contre l'oppression et de
lutter pour que les choses changent. Au contraire, les forts ou le
privilégiés ont besoin de la prédication d'un
Dieu faible qui suscite chez eux une réaction contre l'ordre
établi et les incite à s'engager pour transformer le
monde. Si on définit le sens d'un concept par son
fonctionnement et non pas son contenu, le thème de la toute
puissance et celui de l'impuissance de Dieu se rejoignent. En
fait, ni l'un ni l'autre ne sont bibliques. La Bible affirme la
puissance de Dieu mais non sa toute-puissance.
L'analyse des
concepts
Voyons maintenant comment on a compris la
« toute-puissance ». On en a proposé deux conceptions
différentes. Pour la première, cette notion
désigne l'exercice d'un pouvoir absolu appelé
potestas absoluta ; la seconde y voit une capacité ou une
potentialité (non une effectivité) que désigne
le terme omnipotentia. Historiquement, ces deux formules ont revêtu
des sens divers et complexes que je simplifie et schématise
à l'extrême pour faire ressortir la logique des
concepts. Autrement dit, mon analyse relève plus d'une
démarche typologique que d'une description
phénoménologique.
1. La potestas absoluta signifie qu'une décision expresse de Dieu
commande chaque être et détermine chaque
événement. Selon Calvin, si dans une forêt, des
voleurs dépouillent et assassinent un voyageur, Dieu a
décidé que cette attaque et ce meurtre se
produiraient [4]. Son pouvoir
absolu règle les moindres détails. Rien
n'échappe à son empire ; rien n'existe ni ne se
fait en dehors de sa volonté. Les bienfaits comme les
catastrophes viennent de lui. On doit lui attribuer le tremblement de
terre de Lisbonne et les abominables tueries d'Auschwitz, pour citer
deux événements dont la conscience européenne
des dix-huitième et vingtième siècles a fait la
figure du mal absolu, le condensé des malheurs et des horreurs
qui frappent l'humanité. La foi demande qu'on les accepte
comme des manifestations étranges et mystérieuses de
l'amour de Dieu. À côté d'attitudes
d'héroïsme admirables (peut-être plus
stoïciennes que vraiment chrétiennes), cette thèse
a provoqué quantité de révoltes non moins
admirables par leur refus du mal. Comment aimer et servir un
Dieu qui torture ainsi ses créatures, même s'il le
fait pour leur bien ?
En
dehors même de l'effrayante responsabilité qu'elle
attribue à Dieu, et que diverses théodicées ont
tenté, sans grand succès, de réduire ou
d'éliminer, la notion de potestas absoluta pose de gros
problèmes. Elle nie l'une des caractéristiques
essentielles de la nature et de l'histoire : celle de
résulter de manière en partie imprévisible et
indéterminée d'une multiplicité de facteurs qui
se combinent dans un entrelacs subtil de convergences et
d'oppositions. Jamais, nulle part, un agent unique n'est à
l'oeuvre. On remplace un ensemble complexe d'interactions par un
mécanisme élémentaire où tout
découle d'une seule et même cause. D'autre part, la
potestas absoluta enlève toute liberté aux
êtres du monde, ce que dément l'expérience. Nous
constatons tous les jours, avec évidence, que nous avons une
capacité de nous déterminer qui est réelle,
même si elle reste toujours relative et limitée.
À chaque être appartient une puissance, plus ou moins
grande, qui diffère de celle de Dieu et qui peut l'entraver,
la ralentir ou lui faire obstacle. Le monde ne se réduit pas
à un jeu de marionnettes. Plus profondément, la
potestas absoluta apparaît contradictoire et autodestructrice.
Comme le dit H. Jonas [5], « la puissance, si elle ne doit pas rester
vaine réside dans la capacité de vaincre quelque
chose ». La puissance
surmonte un obstacle, vainc une résistance. Si rien ne
s'oppose à elle, parce qu'elle a un monopole et qu'elle ne
rencontre jamais une autre puissance à affronter, elle est
vide ; elle n'a ni contenu ni réalité.
Tillich affirme bien que la puissance de l'être domine le
non-être, mais ce non être (mè on et non
ouk on) n'est pas rien ; il est puissance de
néantisation ou d'anéantissement ; il n'est pas
étranger à l'être, il en est la dimension
autonégatrice [6].
2. L'omnipotentia veut
dire qu'à chaque moment Dieu dispose de toutes les
possibilités, y compris celle de ne pas exercer effectivement
son pouvoir et d'accorder aux créatures une marge d'autonomie
qui leur permette d'agir en partie à leur guise. En reprenant
le thème du tsimtsoum
développé par la Cabale, le théologien
réformé Emil Brunner [7] écrit
« Dieu ... volontairement
se limite pour donner de l'espace à ses
créatures ». Il
aurait parfaitement pu empêcher Adam et Ève de manger le
fruit défendu. Il ne l'a pas fait parce qu'il a voulu leur
accorder une liberté. Il pourrait éviter que des
bandits volent et tuent un voyageur. Il n'intervient cependant pas,
parce qu'il a décidé de ne pas interférer dans
la marche des événements ou de ne le faire
qu'exceptionnellement, dans de rares occasions, par des miracles. Il
ne décrète ni n'envoie le mal. Toutefois, il permet
qu'il arrive, il le laisse se produire (tout en gardant le pouvoir de
l'arrêter instantanément), pour que le monde ne se
réduise pas à une simple mécanique.
L'omnipotentia ne paraît guère plus défendable
que la potestas
absoluta. Les possibilités,
en effet, ne sont jamais absolues [8] ni
illimitées ; elles s'inscrivent toujours à
l'intérieur d'une situation et tiennent, au moins en partie,
aux circonstances. Elles dépendent d'un ensemble de
conditions. Comme le disent pittoresquement les penseurs du Process,
Dieu lui-même ne peut pas faire surgir instantanément un
Mozart ou un Einstein dans une tribu de pithécanthropes.
L'apparition de tels hommes exige un contexte social et culturel dont
la mise en place résulte d'un processus long et complexe.
Toute situation comporte des impossibilités pour Dieu comme
pour nous. De plus, l'omnipotentia ne
diminue en rien la responsabilité de Dieu. Wilfred Monod
l'explique par une comparaison : je peux laisser mon enfant
s'engager dans une expédition risquée et
périlleuse, pour ne pas entraver sa liberté, parce que
je le veux responsable et que je lui fais confiance. Mais si en
rentrant le soir, il se fait agresser devant ma porte et appelle au
secours, en ne bougeant pas, en ne l'assistant pas, loin de respecter
sa liberté ou son autonomie, je me fais complice de
l'agresseur. Si Dieu a laissé faire Auschwitz sans intervenir
alors qu'il aurait eu le pouvoir de l'empêcher, son abstention
paraît aussi révoltante que s'il l'avait positivement
décidé.
Sous ces deux versions, la notion de toute-puissance
apparaît donc impensable et impossible. On a essayé
d'éviter cette conclusion abrupte par des théories
souvent subtiles. Ces théories, pour reprendre une image de
John
Hick, ressemblent à ces
épicycles par lesquels on a voulu sauver le système
géocentrique de Ptolémée, alors que la solution
véritable était de le remplacer par un système
héliocentrique. De même, plutôt que de bricoler,
de rafistoler ou de sophistiquer la potestas absoluta et
l'omnipotentia, ne faut-il pas plutôt penser en d'autres
termes la puissance divine ?
Penser la puissance de
Dieu
Écarter la toute-puissance de Dieu ne
revient pas à le déclarer impuissant. Qu'il ne puisse
pas tout ne signifie pas qu'il ne peut rien. Le philosophe Charles
Hartshorne a justement montré l'indéfendable simplisme
de l'alternative : soit « Dieu peut et fait
tout », soit
« Dieu ne peut et ne fait
rien du tout » [9]. On ne peut
accepter ni l'une ni l'autre de ces propositions. Comment comprendre
la puissance divine ?
La puissance contre le pouvoir
On
considère souvent que les notions de puissance et de pouvoir
sont équivalentes. On gagnerait à les
différencier. Je suggère de désigner par
« pouvoir » une force qui agit de l'extérieur sur
quelqu'un ou sur quelque chose. Le pouvoir oblige, il exerce une
coactio, il impose une contrainte. Il nous détermine
du dehors et il décide de nous comme d'un objet. Je propose
d'appeler « puissance » une force qui, au contraire, opère de
l'intérieur. Elle agit non pas sur nous, mais en nous. Elle
obtient notre consentement et appelle notre participation. Loin de
supprimer la liberté, elle en a besoin et la sollicite. Deux
comparaisons illustrent cette différenciation entre
« pouvoir »
et
« puissance ».
Premièrement, un enfant qui joue avec des soldats en plastique
en fait exactement ce qu'il veut. Ils ne lui opposent aucune
résistance, sinon celle de l'inertie. Il les manipule à
son gré. Il a plus de pouvoir mais moins de puissance que
l'officier qui commande une section et qui doit savoir se faire
accepter de ses hommes ; il en obtiendra ce qu'il souhaite
seulement s'il a su gagner un minimum de respect et de
confiance. Quand on anime un club ou qu'on dirige une paroisse, on
dispose de moins de pouvoirs qu'un officier (on ne peut pas punir).
On doit déployer beaucoup plus de puissance,
précisément parce qu'on n'a aucun moyen de contrainte
et qu'on ne peut compter que sur la persuasion.
Deuxième comparaison, un marin qui navigue à la voile
rencontre quantité de difficultés : des courants,
des vents contraires ou le calme plat. Il lui faut jouer avec tout
cela, l'utiliser au mieux, louvoyer, calculer, manoeuvrer pour
atteindre son but. Il fait preuve de plus de finesse, de
savoir-faire, de connaissance de la mer, de maîtrise de soi et
de son navire que le vacancier qui fait le même trajet avec un
bateau à moteur. Celui qui matériellement a le plus de
moyens (le plus de pouvoirs) a une capacité (une puissance)
bien moindre.
Avoir besoin de beaucoup de pouvoirs révèle souvent une
grande faiblesse, un déficit de puissance. Un gouvernement
réclame les pleins pouvoirs, quand il n'arrive pas à se
faire respecter ou à agir sur les événements, et
qu'il se sent faible. Un professeur ou un officier qui punissent
beaucoup témoignent par là qu'ils manquent
d'autorité et ne parviennent pas à remplir normalement
leurs fonctions. La potestas
absoluta accorde des pouvoirs
pratiquement infinis à Dieu ; ne
méconnaît-elle pas sa puissance ? En croyant lui
rendre gloire, ne le rabaisse-t-elle pas ? W. Monod disait
que certaines louanges ressemblent fort à des
blasphèmes. La véritable puissance se manifeste dans la
vulnérabilité et la fragilité du pouvoir. Elle
ne s'évalue pas en quantité mais en qualité.
Quand on pense l'action de Dieu en termes de pouvoir, elle devient un
déterminisme écrasant. Si on la comprend en termes de
puissance, elle se caractérise par un dynamisme qui au lieu de
nier, de supprimer ou de brider d'autres puissances, les attire, les
mobilise, les oriente ou ré-oriente et les fait converger. La
puissance ainsi comprise correspondrait assez bien aux termes grecs
de dunamis ou d'exousia souvent employés dans le Nouveau
Testament pour qualifier l'action de Dieu ou celle du Christ.
Une puissance qui a du
sens
La puissance divine, ainsi distinguée
et dissociée d'un « tout pouvoir », me semble avoir cinq aspects.
Premièrement, elle agit non pas en obligeant, en forçant,
en déterminant, mais en persuadant. Elle ne nous réduit
pas au rang d'objets, elle nous traite en sujets. Dieu ne contraint
pas, il convainc. Il ne nous manipule pas ; il met et entretient
en nous une utopie qui nous mobilise. Sa puissance est celle de
l'avenir, du Royaume qui vient et non de l'origine ou du
passé. L'avenir agit sur le présent par les
possibilités qu'il lui ouvre, par les perspectives qu'il
suggère et par l'attrait qu'il exerce. Le passé, au
contraire, impose des conditions et des limites. Il ne devient
positif et ne se transforme en atout que lorsque l'avenir l'utilise,
en fait un instrument et un tremplin, et l'empêche de devenir
un poids
Deuxièmement, la puissance de Dieu rend libre. Elle n'enferme pas
dans une situation donnée, elle ouvre de nouvelles
possibilités [10]. Si le pouvoir
de Pharaon réduit les hébreux en esclavage, la
puissance de Dieu les en arrache, en les appelant à sortir
d'Égypte, en leur offrant une vie différente, plus
responsable et plus inventive. La puissance de Dieu appelle à
des décisions et pousse à entreprendre. Elle suscite et
ne détruit pas l'autonomie, l'initiative, la novation.
Troisièmement, la puissance de Dieu ne se borne pas ou ne se
réduit pas à agir. Elle se manifeste dans sa
capacité de recevoir, d'accueillir, d'être
influencé. Souffrir, s'émouvoir, être
touché, éprouvé, affecté constitue aussi
une richesse, une force, une puissance (et non un défaut ou
une imperfection, contrairement à ce que pensait Thomas
d'Aquin). L'impassibilité et l'indifférence
représentent un manque et une faiblesse Paradoxalement, le
Dieu de la toute-puissance, tel qu'on le décrit classiquement,
se heurte à une limite et à une
impossibilité : il ne peut pas échanger et subir,
puisque tout vient de lui. Être invulnérable,
inatteignable et inaccessible le rend prisonnier de lui-même,
fermé et inapte à l'amour, ce que souligne Jean Richard
dans de belles pages de son livre sur Dieu. La puissance implique
à la fois action et passion, initiative et
réactivité.
Quatrièmement, le Dieu dont témoigne la Bible connaît
des déconvenues et subit des échecs. Les
créatures ne l'écoutent pas attentivement ni ne le
suivent toujours. Elles agissent souvent à l'opposé de
ce qu'il leur demande. Il arrive que ses entreprises tournent mal. De
nombreuses pages de la Bible nous racontent ses
défaites : Adam et Ève, Caïn et Abel, les
enfants de Noé, la femme de Lot, les idolâtries et les
désobéissances d'Israël. Ces revers culminent
à la croix, où le monde lui oppose le refus le plus
catégorique et le plus tragique qu'on puisse imaginer en
crucifiant le messie qu'il lui a envoyé [11].
Cinquièmement, la puissance divine est cependant infinie, non pas
parce qu'elle pourrait faire n'importe quoi à n'importe quel
moment, mais parce qu'elle n'a pas de fin. Elle ne s'arrête
jamais ; elle ne se laisse pas neutraliser ni détruire.
Le péché d'Adam et d'Ève, le meurtre de
Caïn, le veau d'or, les désobéissances
d'Israël, la crucifixion de Jésus, les trahisons des
églises, les défaillances et erreurs de chacun de nous
ne lui font pas abandonner la partie, ni renoncer à son
dessein. Il ne baisse jamais les bras. Après chaque
défaite, il recommence, il reprend son oeuvre
créatrice. Il inspire des conversions et des réformes.
Il suscite Noé, Abraham, les prophètes. Il ressuscite
Jésus. Après le pire des échecs, celui de
Golgotha, il fait avancer son Royaume par l'événement
de Pâques.
Ces cinq caractéristiques
définissent une
« puissance qui a du sens ». Cette formule, que m'a inspiré Tillich (il
l'applique au Saint Esprit), me semble très bien
décrire la manière dont le croyant vit et comprend sa
relation avec Dieu. Pour la foi, Dieu n'est pas une puissance
insensée, ni un sens impuissant. La thèse de la
potestas absoluta risque de le faire ressentir comme une puissance
insensée, qui en soumettant l'être humain à des
logiques aussi implacables qu'absurdes, le détruit. La
thèse de l'omnipotentia court le danger de le présenter
comme un sens impuissant, qui en proclamant des vérités
sans effet et en prônant des valeurs sans impact nous laisse
démunis et sans espoir. Si le pouvoir se sert de la force et
agit par contrainte, la puissance a besoin du sens et elle se
manifeste en dynamisant.
Conclusion
Le credo, ou symbole dit des
apôtres, commence en
déclarant « Je crois
en Dieu le Père tout puissant ». Jean Richard signale que devant les
difficultés que soulève cette affirmation, on peut
hésiter entre deux attitudes
différentes [12].
La première, qui a ses
préférences, consiste à garder le terme
de « toute
puissance » tout en
révisant sa signification et en lui donnant un contenu
évangélique. Plutôt que se débarrasser de
cette notion et de l'éliminer, on veut la
nettoyer et la restaurer, la réhabiliter. Je comprends ce
choix que je trouve parfaitement légitime et
respectable.
Pourtant, en ce qui me concerne, je penche
pour la deuxième option. Je ne dis jamais le credo, ce que me
permet la liberté liturgique des Églises
réformées. Je pourrais, bien sûr, me l'approprier
en comprenant la « toute
puissance » et quelques
autres formules du symbole dit des apôtres autrement qu'on ne
le fait couramment. Je préfère m'abstenir de le
prononcer, voire le récuser puisque je ne peux pas expliquer
chaque fois en quel sens je l'entends et pourrai l'accepter.
Faut-il voit dans ces deux attitudes la
différence entre, d'une part, une démarche
catholique attachée à la tradition alors
même qu'elle procède à un profond aggiornamento,
et, d'autre part, une mentalité protestante plus portée
à accentuer les contestations et les rejets même quand
elle s'inscrit fortement dans une tradition ? Doit-on opposer le
sens communautaire d'un côté et la tendance à
l'individualisme de l'autre ? Peut-être ; mais il y
aussi des situations ecclésiales et pastorales qui ne sont pas
les mêmes. Dans les églises réformées
francophones, on débat depuis longtemps sur la pertinence du
credo et son rejet étonne et choque moins. En m'abstenant de
le prononcer, je m'inscris dans une ligne, parmi d'autres, de ma
tradition, une ligne discutée certes mais connue et plus ou
moins admise, alors qu'à ma connaissance, il n'existe pas en
catholicisme une contestation analogue du credo. Il ne faut pas
occulter cette différence de situation, même si elle
n'explique pas tout.
Toute réflexion vivante combine
des continuités avec des ruptures. Il me paraît normal
qu'on souligne plutôt les unes que les autres selon le
contexte ; le choix relève de la pédagogie. En
fait, ce qui me paraît essentiel n'est pas de déterminer
qui a tort ou qui a raison (aucune affirmation de foi n'est
totalement juste ni entièrement fausse), mais que chacune de
ces deux attitudes sache entendre l'interpellation et recevoir la
critique que représente pour elle l'autre option.
___________________________________________________________
[1]
Etienne Babut, Le Dieu puissamment
faible de la Bible, Paris, Cerf,
1999. Cf. A. de
Halleux, « Dieu le Père
tout-puissant » dans
Revue Théologique de
Louvain, 1977/4.
[2]
Wilfred Monod, Aux croyants et aux
athées, Paris, Fischbacher,
1914 (réédition Phénix éditions, 2001),
p.182 à 202. Voir André
Gounelle, « Wilfred Monod aux prises avec le
mal », Études théologiques et
religieuses, 1983/3.
[3]
1 Co5, 28 ; dans ce passage, la soumission de toutes choses se
situe nettement dans l'avenir.
[4]
Jean Calvin, Institution de la
Religion Chrétienne,
Genève, Labor et fides, 1955, 1, 16, 2 et 9.
[5]
Hans Jonas, Le concept de Dieu
après Auschwitz, Paris, Payot
et Rivages, 1994, p. 30.
[6] Voir
André Gounelle,
« La puissance d'être
selon Tillich »,
Laval théologique et
philosophique, février
1991.
[7] Emil Brunner, Dogmatique,
Genève, Labor et fides, 1965, t. 2, p. 199 (cf. t. 1, p.
272-273).
[8] absolu au sens de ce qui ne dépend de rien
d'extérieur.
[9] Charles Hartshorne, Omnipotence and
Other Theological Mistakes,
New-York, State University of New-York Press, 1984, p. 41.
[10] Cf. John
Cobb, Talking about God, Crossroad, New-York, Seabury Press, 1983,
p.54.
[11] Voir
André Gounelle, Parler du
Christ, Paris, van Dieren, 2003, ch.
4.
[12] Jean
Richard, Dieu, Ottawa, Novalis, 1990, p. 148.
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