Connaissance de la Bible
Connaissance de la Bible
Lecture historique de la Bible
Thomas Römer
Professeur au Collège de France
Professeur de Bible hébraïque
à la faculté et des sciences de religions de l’université de Lausanne
Interview à la radio Fréquence Protestante
le 29 avril 2009
par Gilles Castelnau
9 mai 2009
Gilles Castelnau 450 personnes suivent vos cours au Collège de France, ce qui est considérable. A quoi est-ce dû alors que les études bibliques organisées par les églises attirent si peu de monde ?
Thomas Römer La France a manifestement un problème avec la Bible. (C’est d’ailleurs la première fois qu’au Collège de France lui-même, le mot de « Bible » soit mentionné à l’intérieur de l’intitulé d’un enseignement.) Les Français ont l’impression que la Bible est réservée aux églises et aux synagogues et ils craignent qu’on cherche à les convertir, à leur imposer une opinion toute faite. Le Collège de France semble offrir un espace neutre. Je constate qu’il existe une quête de comprendre ce grand document de notre culture qu’est la Bible. Que l’on soit croyant ou non, il est clair que la Bible a forgé notre identité. Il est bon de s’y intéresser au même titre qu’aux grandes épopées grecques ou de la Mésopotamie.
Gilles Castelnau Je donne des cours d’hébreu où viennent des gens qui ne sont ni protestants ni forcément membres d’une communauté ou d’une autre. Ils disent que lire la Bible hébraïque a une authenticité qui n’est pas frelatée par les églises.
Thomas Römer Il y a toujours cette peur que les églises aient la main mise sur ce texte. Maintenant il ne suffit pas de lire en hébreu, il faut aussi s’intéresser à la dimension historique de ces textes qui, seule, permet de comprendre leur formation.
Gilles Castelnau Parlons donc de cette dimension historique. La Bible n’a pas été dictée par Dieu, elle a été publiée au fil des siècles.
Thomas Römer Tout à fait. C’est un long processus. La Bible est une bibliothèque dont les livres – les rouleaux – les plus anciens, dont on n’a pas les originaux, ont été rédigés entre le 7e siècle et le 2e siècle avant notre ère.
Gilles Castelnau Il n’y a pas si longtemps (1975) lors de l’édition de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) on disait que certains textes de la Genèse et de l’Exode avaient été écrits sous le roi Salomon ou sous le roi David, donc au 10e siècle av. JC.
Thomas Römer Tout à fait. On a connu il y a une trentaine d’années un bouleversement assez important, en ce qui concerne la datation des premiers textes de la Bible. On pensait effectivement que le premier document avait été rédigé au 10e siècle sous Salomon et David. Il est aujourd’hui très difficile de maintenir cette hypothèse. Les enquêtes archéologiques et épigraphiques montrent en effet que l’on ne commence à avoir une culture d’écriture au royaume de Juda, c’est-à-dire dans le Sud qu’à partir des 8e et 7e siècles. On n’a pas d’inscriptions plus anciennes.
Gilles Castelnau Du temps de David et Salomon on n’écrivait pas en hébreu.
Thomas Römerr On écrivait peut-être en hébreu quelques vagues inscriptions, encore qu’il ne s’agisse pas de l’hébreu biblique.
De plus on peut s’interroger sur la question de savoir si le royaume de Salomon ressemblait à ce que la Bible nous décrit. Pour les deux grands rois fondateurs David et Salomon, l’historien doit être très prudent. On n’en a aucune attestation en dehors de la Bible. Pour David, on n’a qu’une seule inscription, assez discutable, datant du 8e siècle, qui mentionne une « maison de David ». Il faut repenser les origines de la royauté, distinguer le récit biblique de ce que l’historien peut reconstruire.
Gilles Castelnau David et Salomon sont habituellement datés du 10e siècle av. JC, et les premiers textes qui les mentionnent datent du 7e siècle !
Quant aux textes de la Genèse et de l’Exode qui décrivent la création du monde, le Déluge, Abraham, Moïse, ont également été écrits très longtemps après.
Thomas Römer Évidemment en ce qui concerne Abraham et Moïse, il s’agit d’un autre problème car on n’est pas du tout sûr de l’historicité de ces personnages. Il s’agit plutôt de récits légendaires, mythiques
Gilles Castelnau Qu’est-ce qu’un mythe ?
Thomas Römer Un mythe est une histoire fondatrice, qui ne s’est peut-être jamais déroulée mais qui se déroule tous les jours. C’est une histoire qui répond à de grandes questions concernant notre identité, la condition humaine.
Un exemple de mythe est celui de Caïn et Abel. Ils n’ont jamais existé, mais ce récit pose la question de l’origine de la violence.
Gilles Castelnau On a donc écrit le récit où Caïn tue son frère Abel sans qu’on sache pourquoi. Cela fait penser les gens.
Thomas Römer Cela fait penser à l’origine de la violence et à la manière dont on peut gérer cette violence. On peut remarquer que Caïn qui est le meurtrier est ensuite protégé par Dieu. Dieu ne l’a pas rejeté comme on le dit parfois. Et surtout il devient par la suite fondateur de la première ville. Ce sont ses descendants qui inventent la musique, la métallurgie, la culture. C’est lui qui est donc, d’une certaine manière à l’origine de la civilisation. La réflexion est donc très profonde sur les relations de la violence et de la civilisation, la société.
Gilles Castelnau A quelle époque et pourquoi ces récits de Caïn et Abel, du Déluge, d’Abraham, de David et Salomon ont-ils pu être écrits et pourquoi ?
Thomas Römer Ce n’est pas un scribe, un auteur qui a écrit lui-même tous ces récits. Ces textes sont traditionnels. Aucun auteur n’a signé ces textes. On ne sait pas qui a écrit les histoires d’Abraham, de David de Salomon etc..
Gilles Castelnau Et le « Yahviste » que l’on appelle ainsi car il nomme Dieu « Yahvé » ?
Thomas Römer C’est un nom qu’on a inventé au 19e siècle pour désigner celui qui avait une préférence pour ce nom de Dieu. Aucun document ne le cite. Le nom de Dieu ne se prononçait d’ailleurs pas ainsi mais plutôt Yahou ou Yaho.
Gilles Castelnau Il n’y a pas si longtemps on pensait que le Yahviste avait écrit l’histoire ancienne d’Abraham etc. au 10e siècle av. JC.
Thomas Römer Le Yahviste aurait donc écrit sous le règne de Salomon, toute l’histoire, depuis la Création jusqu’à la conquête de Palestine. Cela incluait les cinq premiers livres de la Bible plus le livre de Josué.
On se représentait la cour de Salomon comme celle du roi Frédéric le Grand de Prusse, qui faisait venir auprès de lui de grands penseurs. Le Yahviste aurait donc été un de ces grands écrivains que Salomon avait à son service.
On est aujourd'hui très réticent à l’égard d’une telle construction. On se fie davantage à ce que disent les archéologues : la ville de Jérusalem n’est devenue une ville importante qu’après la disparition du royaume d’Israël en 722. Jérusalem double ou triple à cette époque sa grandeur, de très nombreux nouveaux habitants s’y réfugiant depuis l’ancien Royaume d’Israël envahi et déporté par l’Assyrie. Elle devient alors un état important, elle a des scribes, une infrastructure qui permet la mise par écrit des traditions anciennes.
Gilles Castelnau Donc à la fin du 8e siècle av. JC.
Thomas Römer Tout ceci est naturellement hypothétique. Si dans 20 ou 30 ans nous avons d’autres éléments, nous repenserons ces datations. Mais je ne pense pas que nous les repenserons vers le haut. Plutôt vers le bas.
Gilles Castelnau Au 8e siècle, y avait-il des prophètes comme Osée, Amos, Michée, Esaïe ?
Thomas Römer Des prophètes il y en avait certainement car c’est un phénomène qui est également attesté par des textes assyriens de cette époque : des prophètes arrivent à la cour, délivrent des messages. A la cour assyrienne des scribes notent ces messages. On peut imaginer que la même chose s’est produite pour les prophètes d’Israël et de Juda de cette époque. Ces discours sont par la suite augmentés, retravaillés, mis dans un contexte narratif – ce qui est le cas de Jérémie .
Il y a eu aussi des prophètes payés par la cour qui annoncent au roi ce qu’il veut bien entendre. Il y a aussi pour ceux-la des parallèles en Mésopotamie.
Gilles Castelnau Quand vous mentionnez des parallèles en Mésopotamie vous pensez à la proximité de ces pays du Tigre et de l’Euphrate dont la langue est proche de l’hébreu.
Thomas Römer A partir des 9e – 8e siècles l’empire néo-assyrien contrôle le croissant fertile, c’est-à-dire depuis l’Égypte jusqu’au delta de l’Euphrate et du Tigre. Cette région est liée par des relations commerciales et les idées circulent également. C’est ainsi que la grande épopée de Gilgamesh, qui est un des grands classiques de l’antiquité, a des exemplaires tout au long du croissant fertile : On connaissait Gilgamesh en Israël.
Gilles Castelnau Par exemple, le récit du Déluge qui est présent dans l’épopée de Gilgamesh a-t-il été copié sur le récit de la Bible ou est-ce le contraire ?
Thomas Römer Ce sont évidemment les auteurs bibliques qui ont copié les textes mésopotamiens qui sont beaucoup plus anciens et datent de l’époque sumérienne, c’est-à-dire du 3e millénaire avant notre ère. Donc même ceux qui veulent dater les récits bibliques de la période de Moïse sont bien obligés de reconnaître que l’époque sumérienne est considérablement plus ancienne !
Les auteurs bibliques ont pu connaître ces récits babyloniens de plusieurs manières.
D’abord, comme je viens de le dire, l’épopée de Gilgamseh a beaucoup circulé dans tout le Moyen-Orient. Mais surtout, en 587, lorsque Jérusalem a été prise par les Babyloniens, une partie de l’intelligentsia de la cour judéenne a été déportée à Babylone.
Certains textes bibliques suggèrent que toute la population de Juda a été déportée, alors que ce fut le cas peut-être pour 5 à 10 % de la population.
Gilles Castelnau Ceci est raconté dans la Bible à la fin du livre des Rois.
Thomas Römer Et aussi dans le livre de Jérémie dans les chapitres 36 à 39. Il s’agit d’un événement très important pour l’identité israélite. L’Exil a entraîné un renforcement de la rencontre de la culture israélite avec la culture assyro-babylonienne. Les scribes israélites déportés à Babylone n’étaient pas forcément utilisés pour des corvées, on les utilisait aussi pour des travaux d’administration. Ils ont pu avoir accès à ces grands textes babyloniens. Il est clair, par exemple, que dès le 1er chapitre de la Genèse on s’inspire des récits babyloniens de la création.
Pour ce qui est du Déluge, ce qui est très intéressant c’est que l’épopée de Gilgamesh ainsi qu’un autre récit nommé Atrahasis, rapportent la même histoire, avec néanmoins une différence fondamentale : dans les récits babyloniens il y a plusieurs Dieux à l’initiative du Déluge et un autre Dieu, Enki, qui aime les humains et les avertit de l’imminence du danger. Dans la Bible, Yahvé joue simultanément les deux rôles : c’est lui qui décide le Déluge mais c’est aussi lui qui prévient Noé et lui suggère de construire son arche. Le déroulement du récit biblique est ensuite très proche de celui du récit babylonien.
Gilles Castelnau La raison éthique ou théologique n’est pas la même dans le texte babylonien et dans le texte biblique. Le récit biblique dit que c’est la violence de l’humanité qui entraîne logiquement la destruction de la terre, alors que le récit babylonien dit que les Dieux étaient agacés par le bruit que fait l’humanité.
Thomas Römer C’est tout à fait vrai. D’ailleurs il y a encore d’autres motifs dans certains récits de Déluge. Ce mythe du Déluge est très répandu. Il y en a des récits en Inde, en Amérique latine. Ces récits manifestent en tous cas la crainte fondamentale de la destruction de la création. Astérix craint bien que le ciel lui tombe sur la tête. L’antiquité croyait qu’au-dessus du ciel il y avait l’océan primordial qui pouvait s’effondrer et noyer la terre. Il s’agit d’une sorte de conscience écologique de la fragilité de la terre.
Ce qu’ajoute la Bible aux textes babyloniens, c’est de rendre les hommes directement responsables : Dieu répond par la violence du Déluge à la violence des hommes et ceci est, effectivement, une spécificité du récit biblique.
Gilles Castelnau Quand nous lisons le récit du Déluge dans la Bible nous ne nous demandons pas s’il s’agit d’un compte-rendu historique de journaliste mais nous réfléchissons à la manière dont il est écrit afin de comprendre son message.
Thomas Römer En effet, c’est le sens du texte qu’il faut chercher. Car comment un compte-rendu aurait-il pu être écrit ? Noé l’aurait-il rédigé lui-même ? Certes il y a eu des inondations à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate ou dans la région de la mer Noire et elles ont pu sensibiliser les gens à la fragilité du monde. Mais ce n’est pas un compte-rendu qui a été écrit, c’est un texte soulignant que la stabilité de la création n’est pas garantie.
Gilles Castelnau Un auditeur pose la question de la « sacralisation » du texte biblique dont il demande s’il provient néanmoins d’une tradition orale.
Thomas Römer Il est vrai que les textes bibliques dans l’état où ils nous sont parvenus n’ont pas été écrits par leur auteur dans son bureau mais viennent d’une tradition orale.
Cette tradition orale qui a fait que les textes se sont donc transmis oralement d’un homme à l’autre pendant parfois des siècles, n’a pas été stable.
On en est convaincu d’ailleurs à la suite de recherches ethnographiques qui ont été faites en Bosnie et dans certains pays d’Afrique où l’on a étudié la transmission de récits traditionnels concernant notamment les ancêtres de ces peuples. On s’est rendu compte que le même conteur modifiait, dans un délai de dix ans, la manière dont il transmettait certains récits anciens.
Les récits concernant Abraham ou Moïse ont été longuement transmis oralement mais ces récits se sont progressivement modifiés au cours des siècles, sans naturellement que cette évolution soit délibérée.
Par exemple on a unifié la famille des trois personnages Abraham, Isaac et Jacob – en disant qu’ils étaient le grand-père, le fils et le petit-fils – au moment où il a été jugé nécessaire d’unifier les différentes tribus qui se référaient chacune à l’un de ces personnages.
On ne peut donc pas dire que les récits d’Abraham que nous connaissons aujourd’hui soit exactement celui qui était transmis oralement avant d’être mis par écrit.
Gilles Castelnau Une autre question d’auditeur concerne le mythe de Lilith.
Thomas Römer Lilith joue un rôle très important dans la tradition juive et dans diverses spéculations ésotériques. C’est la première femme d’Adam, dont la Bible ne parle pas et qui aurait été la femme fatale, la femme séductrice qu’on veut opposer à Ève.
Gilles Castelnau Une autre question porte sur les avantages et les inconvénients des mythes.
Thomas Römer Nous avons tous besoin des mythes. Voici en exemple un mythe qui a été construit à la fin de la Deuxième guerre. Le général de Gaulle aurait dit : « Maintenant il faut que toute la France ait fait de la résistance ». En réalité, ce n’est qu’une minorité de Français qui ont été résistants. Pourtant l’affirmation selon laquelle toute la France a été résistante a été un mythe fondateur destiné à donner une identité à la France de l’après-guerre.
En effet beaucoup de mythes servent à donner une identité à un groupe, une société. Il faut évidemment être lucide. Il ne faut pas en faire une lecture triomphaliste.
Un des grands mythes bibliques et l’Exode : « On vient d’ailleurs et le pays où l’on se trouve n’est pas celui où l’on a toujours été. » Ce mythe se comprend parfaitement dans le contexte du retour de l’Exil babylonien. Évidemment le danger est réel que l’on en tire la conclusion que l’on est le meilleur puisque notre Dieu s’est montré le plus fort.
Il y a aussi des mythes anthropologiques : Abel tué par son frère. L’expulsion du jardin d’Eden qui explique pourquoi l’humanité doit être séparée de Dieu. Il ne s’agit pas du péché originel mais de la nécessité d’être séparé de Dieu pour pouvoir vivre une vie humaine. Ce mythe fait réfléchir à la fois à la liberté de l’homme et sur sa responsabilité. Il pose la question de savoir si l’homme est maître de tout ou s’il y a quelque chose d’autre au-dessus de lui.
Gilles Castelnau Une question est celle du peuple élu. Est-ce un mythe ?
Thomas Römer Soyons prudents car une telle question nous fait entrer dans le débat politique actuel. La Bible n’est pas un document foncier, c’est-à-dire qu’on ne peut pas utiliser les textes bibliques pour justifier ou pour mettre en question le droit d’Israël à habiter dans son pays ou encore l’extension de ce pays « promis ».
Par contre la notion de peuple élu est une affirmation importante qu’on trouve surtout dans le livre du Deutéronome, où à plusieurs reprises Dieu dit : « C’est vous que j’ai élus parmi tous les peuples, bien que vous soyez le peuple le plus minable ». Donc l’élection n’est pas liée à une sorte de mérite particulier, c’est quelque chose qui relève presque du paradoxe. Je m’explique cette idée de l’élection sur le plan historique l’avènement du monothéisme.
En effet si on a l’idée que chaque peuple a son Dieu, on ne mentionne pas d’élection : chaque Dieu tutélaire s’occupe de son peuple.
Mais si on dit que Yahvé est le seul Dieu de l’univers, comment expliquer qu’Israël a une relation particulière avec lui ?
La seule explication est dès lors de parler d’élection.
On veut confesser que le Dieu d’Israël est le Dieu de toute l’humanité et on veut maintenir l’idée particulière que Dieu a une relation spéciale avec ce peuple - en s’appuyant sur la tradition historique de la Sortie d’Égypte, et d’autres – et du coup on se met à parler d’élection.
Il faudrait accepter l’idée qu’il y a plusieurs élections.
D’ailleurs le christianisme a aussi revendiqué d’une certaine manière cette idée d’être, sinon le peuple élu, du moins une religion élue, en disant : c’est désormais à nous que Dieu s’est adressé pour rapporter la Bonne Nouvelle à l’ensemble de l‘humanité.
C’et la même idée de penser ensemble l’universel et le particulier.
Gilles Castelnau A propos de cette question du monothéisme et du polythéisme, que dites-vous à ceux qui croient que c’est Moïse qui a inventé le monothéisme ?
Thomas Römer Tous les spécialistes sont à peu près d’accord pour dire que le monothéisme est survenu après la catastrophe de l’Exil, donc au 6e siècle av. JC.
Auparavant on imaginait le Dieu Yahvé comme un Dieu national qui régnait sur son territoire et s’occupait de son peuple. Il était représenté par le roi et avait son temple à Jérusalem. (Il y avait aussi une déesse qui lui était associée. Nous avons les inscriptions qui parlent de Yahvé et d’Ashera qui était une déesse très connue dans le Proche Orient ancien. Yahvé et Ashera étaient vénérés comme couple.)
Tout cela est mis en question en 587 par la destruction de Jérusalem par le roi Nabuchodonosor de Babylone. C’est un effondrement de ces repères traditionnels. Il n’y a plus de temple, plus de roi, le peuple est en exil. Apparemment Yahvé a été vaincu par les Dieux des Babyloniens, puisqu’ils sont les nouveaux maîtres.
C’est l’effondrement de la religion traditionnelle. La naissance du monothéisme est un paradoxe. C’est alors qu’on met par écrit la première histoire d’Israël que les spécialistes appellent l’histoire deutéronomiste : ce sont les livres du Deutéronome, Josué, Juges, Samuel et Rois et raconte l’histoire depuis Moïse jusqu’à la destruction du Temple. Elle explique que cette destruction n’est en rien un signe de la faiblesse de Yahvé, bien au contraire, c’est Yahvé qui l’a provoquée car le peuple et surtout ses rois, n’ont pas été capables de se conformer aux prescriptions telles qu’elles se trouvent dans le livre du Deutéronome. Ce qui est arrivé est une sanction divine de Yahvé qui se sert des Babyloniens pour accomplir sa colère. Si Yahvé est capable de faire appel aux Babyloniens c’est qu’il les contrôle et que leurs Dieux ne sont rien. On trouve dans la deuxième partie du livre d’Esaïe qui date de la fin de l’Exil et du début de la période perse l’affirmation qu’il n’y a pas d’autre Dieu que le Dieu d’Israël.
Il faudrait aussi préciser le sens que l’on donne au terme de monothéisme. On dit bien que Yahvé est le Dieu de l’univers. Mais on voit apparaître dans la Bible des affirmations disant que Yahvé siège dans son palais en présence d’autres Dieux. Notamment dans les Psaumes ou dans le livre de Job.
D’ailleurs le terme de monothéisme n’apparaît dans la langue théologique qu’au 18e siècle au temps des Lumières (Voltaire, Rousseau etc). D’une part on dit que le monothéisme manifeste la supériorité de la culture judéo-chrétienne sur les autres religions. D’autre part on dit aussi que toutes les religions adorent le même Dieu sans le savoir.
Dans les textes bibliques on trouve ces deux tendances. La tendance du Deutéronome est très exclusiviste qui dit que le Dieu d’Israël est le seul vrai Dieu et une tendance plus universaliste disant que les autres peuples vénèrent le Dieu unique sans connaître son nom.
Gilles Castelnau Un auditeur demande pourquoi le Dieu qui est infiniment bon n’a choisi qu’un seul peuple.
Thomas Römer Il y a déjà une ouverture dans la Bible hébraïque. Un texte magnifique d’Esaïe parle ainsi de l’Assyrie et de l’Égypte qui sont les ennemis traditionnels d’Israël :
Il y aura une route d'Égypte en Assyrie :
Les Assyriens iront en Égypte, et les Égyptiens en Assyrie,
Et les Égyptiens avec les Assyriens serviront l'Éternel.
Israël sera, lui troisième,
Uni à l'Égypte et à l'Assyrie,
Et ces pays seront l'objet d'une bénédiction.
L'Éternel des armées les bénira, en disant :
Bénis soient l'Égypte, mon peuple,
L'Assyrie, œuvre de mes mains,
Et Israël, mon héritage ! (Esaïe 19.23)
Cette ouverture n’exclut pas une relation toute particulière de Yahvé avec Israël. Et des textes très exclusivistes existent aussi mais il faut les replacer dans leur contexte historique : ils ont souvent été écrits dans une période où ce petit peuple était menacé.
Gilles Castelnau Les textes comme celui du massacre de tous les habitants de Jéricho ont donc été écrits à une époque où justement on était dépourvu de tout pouvoir.
Thomas Römer Oui c’est tout à fait clair. Les textes du livre de Josué – où se trouve le fameux récit de la bataille de Jéricho – datent de la période de domination assyrienne (7e siècle av. JC) : on peut observer beaucoup de parallèles avec les textes assyriens. C’est ce que les historiens appellent une « contre histoire » : on peut montrer que dans les ghettos, les communautés juives reprennent les discours des oppresseurs pour les retourner contre eux. Il s’agit donc d’une manière subversive de raconter l’histoire. Beaucoup de textes sont composés ainsi. Par exemple aussi la naissance de Moise est copiée sur le récit de la naissance du grand roi Sargon comme pour dire « vous avez Sargon mais nous avons Moise ».
Gilles Castelnau Vous n’avez donc pas l’impression que le massacre des habitants de Jéricho, « y compris les femmes, les enfants, les vieillards et jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes » soit la marque d’un Dieu particulièrement sadique ?
Thomas Römer Certains textes choquent effectivement. Il y a aussi certains Psaumes qui sont d’une violence inouïe :
Fille de Babylone, la dévastée,
Heureux qui te rend la pareille,
Le mal que tu nous as fait !
Heureux qui saisit tes enfants,
Et les écrase sur le roc ! (Psaume 137)
Il faut bien les replacer dans leur contexte historique. On lit le texte différemment si on est du côté des oppresseurs ou des opprimés. Nous sommes aujourd’hui gênés par ces textes. Mais il s’agit du cri de ceux qui n’ont plus d’autre moyen de se faire entendre que de crier leur souffrance devant Dieu.
A propos de Jéricho on connaît le spiritual qui est un chant de délivrance des esclaves noirs des États-Unis. Ils n’ont pas lu le livre de Josué comme un texte d’oppression mais de libération. C’est ainsi qu’ils ont découvert le sens premier de ce texte.
Gilles Castelnau Dites-nous un mot de ce fameux livre « la Bible dévoilée » par ces deux archéologues juifs Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman.
Thomas Römer Il s’agit d’un livre très important et extrêmement intéressant. C’est le travail d’un archéologue israélien qui revendique l‘autonomie de l’archéologie et qui arrive, en tant qu’archéologue à des conclusions tout à fait comparables à celles des biblistes qui se basent sur les textes. Ce que montre Finkelstein c’est qu’au 7e siècle av. JC, sous le règne d’Ezéchias, Manassé et Josias, Juda devient un royaume important, ce qui correspond tout à fait à la datation des textes que les biblistes proposent actuellement.
D’ailleurs Finkelstein m’a dit une fois que nous en parlions, que le pays où ce livre a le mieux marché, c’est la France. La France laïque vend ce livre dans les supermarchés, partout. Il a été plusieurs fois réédité, même en livre de poche.
Gilles Castelnau Parlez-nous de livres que vous avez écrit vous-même et que nous pouvons lire.
Thomas Römer « La Première histoire d’Israël », éd. Labor et Fides.
« Psaumes interdits », éd. du Moulin.
Gilles Castelnau Un mot en guise d’envoi. Faites-vous perdre la foi à vos étudiants et aux gens qui vous écoutent et vous lisent ou leur faites-vous découvrir une foi plus mature et qui soutient davantage ?
Thomas Römer Je pense que la foi doit se confronter à l’intelligence. Elle n’est pas opposée l’intelligence. Elle n’est pas quelque chose de statique que l’on possède une fois pour toutes. Elle est une quête qui peut connaître des crises, qui peut connaître aussi des joies, des nouvelles découvertes. Si on peut lire la Bible d’une manière historique et intelligente, cela ne porte pas, à mon avis, atteinte à la foi.
Gilles Castelnau Merci.
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