Libre opinion
Premiers symboles chrétiens
Pierre Prigent
professeur en retraite de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg
Ed. Olivétan
176 pages, 22 €
Recension Gilles Castelnau
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23 décembre 2013
Le professeur Pierre Prigent a collectionné plusieurs dizaines de symboles que les chrétiens des premiers siècles avaient peint dans les catacombes, réalisés en mosaïques, en sculptures sur des sarcophages ou de mille autres manières. Il nous en montre une très grande quantité en faisant remarquer la théologie, souvent très surprenante et discutable à nos yeux de lecteurs modernes de la Bible.
Ces images sont le plus souvent très naïves et révèlent davantage de foi que de talent artistique. Nous sommes loin des beautés gréco-romaines de nos musées. Mais justement, ce sont ces œuvres jaillies spontanément des mains de nos ancêtres chrétiens qui nous font pénétrer dans le milieu vivant et pour nous inhabituel de la première Église qui… nous a transmis la foi.
En voici deux exemples.
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Au musée Pio Cristiano, à Rome, voici le sarcophage que l’on qualifie traditionnellement de « dogmatique » en raison du traitement de la scène de la création d’Ève qu’on y voit [fig 1].
[fig. 1] Création d'Ève, Sarcophage « dogmatique » (détail). Rome, musée Pio Cristiano
De droite à gauche, il y a d'abord un homme jeune (imberbe) qui donne à Ève un agneau et à Adam des épis. C'est le Christ qui, au nom de Dieu, assigne à chacun des membres du couple ses tâches propres. À l'extrémité gauche du sarcophage, c'est la création d'Ève. Adam est endormi sur le sol. Ève, debout, a sur la tête la main de l'un des trois personnages qui sont représentés de manière identique - trois hommes barbus. L’un d'eux est assis sur un siège d'apparat et ses pieds reposent sur un tabouret. II lève la main droite pour bénir la femme sur laquelle un second impose la main. Le troisième se tient derrière le fauteuil.
Dans la création du couple, la Genèse ne mentionne qu'un seul acteur : Dieu C'est assurément le personnage central. La scène que nous venons de décrire intègre le Christ au récit, ce qui correspond bien aux affirmations christologiques du Nouveau Testament : le monde, écrit Jean, a été fait par le Logos. « Tout est créé par lui et pour lui » dit-on dans la tradition paulinienne. Comme aucun des deux barbus ne ressemble au Christ juvénile de la scène voisine, on est réduit aux hypothèses : ou bien ce sont deux anges, ou plus vraisemblablement faut-il se contenter d'y voir une deuxième et troisième représentation de Dieu. Dans ce cas, il est bien naturel de parler de Trinité. L’image est alors à considérer comme un commentaire théologique du récit de la création : la Genèse est interprétée symboliquement comme une confession de la foi de l'Église.
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C'est sans doute l'image la plus fréquemment représentée dans les catacombes, sur les sarcophages et les mosaïques du christianisme des premiers siècles. On a l'habitude de la désigner comme l'image du Bon Pasteur ou du Bon Berger en se référant à la parole de Jésus : « Je suis le bon berger » (Jn 10.11). Pourtant, tout n'est pas aussi simple qu'il y paraît et voici pourquoi :
Il s'agit le plus souvent de l’image d'un berger portant sur ses épaules une brebis ou, dans la majorité des cas, un bélier. D'où le nom de berger criophore (transposition d'un mot grec, signifiant « porteur de bélier ») donné au personnage. Or, rien dans le chapitre 10 de l'évangile de Jean ne suggère ce détail qui ne se trouve que dans la parabole de la brebis perdue et retrouvée : « Quand il (le berger) l'a retrouvée, il la charge tout joyeux sur ses épaules » (Lc 15.5).
Il y a plus étonnant : l'image qu'on se plaît à regarder comme typiquement chrétienne existait antérieurement au christianisme sur des monuments païens, notamment en contexte funéraire.
Commençons par cette dernière remarque : au deuxième siècle de notre ère, Pausanias raconte dans sa Description de la Grèce l'origine de la fête d'Hermès criophore dans la ville de Tanagra : lors d'une épidémie de peste, le Dieu Hermès détourna le fléau en portant un bélier sur ses épaules tout autour des murs de la ville. Aux fêtes de ce dieu, on choisit le plus beau des éphèbes qui reproduit ce rite en portant un agneau.
Telle n'est certainement pas l'origine du thème iconographique du criophore : Tanagra s'est emparée d'une image existante pour lui donner une valeur localenent remarquable. Mais ce processus suppose que la représentation d'un criophore était perçue comme un symbole très favorable et prometteur de bonheur.
De fait, on trouve souvent le criophore sur des monuments païens dans un contexte bucolique suggérant la paix que les hommes espèrent connaître dans l'au-delà : les scènes de la vie pastorale répètent à l'envi ce message de bonheur dont le criophore est le principal héraut [fig.34].
[fig.34] Berger et orante, sarcophage de la via Salaria, Rome, musée Pio Cristiano
Il est le messager d'un ordre universel et bienheureux que même la mort ne peut remettre en question. Souvent, seul le lieu de leur découverte permet de distinguer entre les monuments païens et les chrétiens.
En effet, la rencontre de ces images avec l'Évangile assure aux bergers et en premier lieu aux criophores un succès aussi extraordinaire que durable.
[fig.33] Le Christ berger et son troupeau. Rome, cimetière de Domitille
C'est d'abord un berger parmi d'autres : il lui arrive de jouer de sa syrinx (flûte de roseaux) [fig.33] et de figurer au sein de scènes champêtres. Mais lorsqu'il est accompagné d'images incontestablement chrétiennes, on est tenté de penser qu'un symbolisme aussi impersonnel n'explique pas vraiment sa présence.
[fig. 37] Bergers, orante et scènes bibliques. Sarcophage de Velletri
Ainsi sur le sarcophage de Velletri [fig. 37] où l'on reconnaît Danielet ses lions, l'histoire de Jonas illustrée en trois scènes, Adam et Ève, Noé dans son arche et les noces de Cana.
L’identification au Christ s'impose par contre lorsque le criophore voisine avec le poisson et l'ancre comme sur le sarcophage de Livia Primitiva [fig. 11, 12]. Le bonheur annoncé par le berger est alors celui que le Christ est venu apporter [fig. 39, 40]. C'est une bonne nouvelle qui concerne la vie de tous les hommes et contre laquelle la mort ne peut rien.
[fig 38] Mosaïque du Bon Pasteur. Ravenne, mausolée de Galla Placidia
Lorsque l'image est clairement chrétienne, est-il possible de déterminer à quel texte évangélique elle se réfère ? La mosaïque du mausolée ravennate de Galla Placidia nous montre clairement le Bon Pasteur de Jean 10 [fig 38]. Mais cette conclusion ne peut être généralisée : un texte de Tertullien nous le fait découvrir. L’auteur, gagné à la rigoureuse exigence des montanistes (secte rigoriste du christianisme), reproche son laxisme à l'église « catholique » qui admet la possibilité pour un chrétien ayant péché de se repentir, de recevoir une nouvelle fois le pardon et d'être alors de plein droit réintégré dans la communion des saints. Cette conviction se réclame de la parabole de la brebis perdue puis retrouvée par un souverain berger dont l'image est souvent peinte sur les calices eucharistiques.
Mais, argumente Tertullien, le chrétien est une brebis déjà retrouvée. celle que le Christ va maintenant chercher, c'est le païen. C'est un blasphème que de comprendre la parabole comme la permission donnée aux chrétiens de pécher encore en comptant sur un pardon automatique. Tertullien termine en modérant son jugement dont IA sévérité, dit-il, ne s'applique dans toute sa rigueur qu'aux chrétiens coupables d'adultère ou de fornication. II est intéressant de noter que, selon l'enracinement biblique de l'image, elle ne développe pas un symbolisme tout à fait identique et donne lieu à des interprétations différentes.
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Voilà des chrétiens qui peinent à trouver leur place dans un monde majoritairement hostile. Or ils n'hésitent pas à emprunter à la société païenne de leur temps un grand nombre de symboles et d'images pourtant marqués par leur paganisme originel. Ces audacieux étaient poussés par la conviction que leur foi était assez forte pour assimiler ces emprunts et que, puisque leur Dieu étendait son action bien au-delà des frontières de l'Église, il leur était non seulement permis mais commandé de recourir au langage et aux représentations exprimant les espoirs et les craintes de leurs contemporains, pour leur faire entendre l'Évangile du Christ.
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