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Protestantisme et modernité

 

 

André Gounelle

professeur et doyen émérite de la Faculté de théologie protestante de Montpellier

 


17 octobre 2010

Je voudrais m’interroger sur les rapports entre protestantisme et modernité, et je procéderai en quatre temps. Une première partie portera sur la notion de modernité : que signifie-t-elle ou que désigne-t-elle exactement, et comment l’a-t-on mise en relation avec le protestantisme ? Les parties suivantes s’arrêteront sur trois moments historiques importants : d’abord, évidemment, le seizième siècle avec la Réforme ; ensuite, la fin du dix-huitième et le début du dix-neuvième qui marquent un tournant important dans l’histoire du protestantisme ; enfin, la période que nous vivons, la situation contemporaine.

 

La modernité

 

Je commence par la notion de modernité. Le terme de moderne vient d’un mot latin modernus qui apparaît vers le cinquième siècle de notre ère. Il est dérivé d’un adverbe qui signifie « maintenant », « aujourd’hui » et il désigne ce qui est récent, actuel, nouveau, par opposition à ce qui est vieux, à ce qui date d’hier ou d’autrefois. Être moderne relève ici simplement de la chronologie, et dépend du moment où on surgit, où on se manifeste.

Si « moderne » est un mot, sommes toutes, assez ancien, il n’en va pas de même de « modernité », terme qui apparaît bien plus tard avec un sens et un contenu plus précis. Il a été forgé et employé pour la première fois, semble-t-il, par Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre Tombe. Chateaubriand, que le général de Gaulle considérait comme un des esprits politiques les plus perspicaces de notre histoire, avait fortement conscience, au début du dix-neuvième siècle, d’un changement d’époque, de l’avènement d’une société qui s’organise, se structure, se gouverne sur des bases et selon des règles très différentes qu’auparavant. Avec la Révolution française s’effondre ce qu’on a vite appelé « l’ancien régime » et on entre dans une période nouvelle, celle de la modernité. La modernité ne se définit pas ici seulement par la date, la chronologie, mais par l’acceptation de ce nouvel état de choses et elle s’oppose aux courants réactionnaires qui voudraient rétablir, restaurer l’ordre ancien. On peut dans cette perspective être jeune, récent et archaïque, comme on peut être vieux, ancien et moderne. La modernité n’équivaut pas à l’actualité, elle se caractérise par la position que l’on prend face aux changements qui affectent la société, la culture et la politique.

En 1845, dans un livre superbement écrit et solidement argumenté, Le christianisme et la révolution française, l’historien Edgar Quinet établit un lien étroit entre protestantisme et modernité. Edgar Quinet, qui n’est pas protestant, est aujourd’hui largement et injustement oublié. À son époque, il est aussi connu et a autant de prestige que son ami Michelet. C’est un républicain convaincu, qui, comme Victor Hugo, quittera la France à l’avènement du Second Empire et n’y reviendra qu’après la chute de Napoléon III. Quinet constate que la Révolution française a mal tourné avec la Terreur, puis avec la Restauration, et il se demande pourquoi. Il répond que cela vient de ce qu’au seizième siècle la France n’avait pas su ou pas voulu faire sa réforme religieuse. Du coup, les idées nouvelles, celles de la démocratie, se sont heurtées à une mentalité religieuse archaïque, celle du catholicisme classique, qui, loin de les accueillir, les rejette, les combat, d’où les affrontements, les violences et les échecs. Le protestantisme parce qu’il rompt avec la tradition, parce qu’il triomphe du poids d’un passé devenu asservissant, lui paraît, au contraire, tourné vers l’avenir et favorable à la novation. La démocratie, c’est, écrit-il, « l’âme de la réforme » non plus dans le domaine religieux mais dans celui de la société. En s’inspirant plus ou moins des travaux d’Edgar Quinet, des protestants ont publié à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècles de très nombreuses brochures qui soutiennent que leur religion est moderne parce qu’elle a su tourner la page de l’ancien régime, s’adapter aux temps nouveaux et proposer un christianisme en phase avec la culture et la société en train d’émerger. Ces auteurs soulignent le contraste avec les positions de la papauté : en 1864, Pie IX dans le Syllabus condamne les « erreurs de notre temps », et rejette la thèse que Rome peut et doit « se réconcilier et composer » avec « la civilisation moderne ». Le Syllabus est une véritable déclaration de guerre contre la modernité. Le catholicisme se prétend volontiers stable, immuable, intemporel, étranger en sa doctrine aux vicissitudes et aux avatars de l’histoire. Il affirme, écrivent ces brochures protestantes, la permanence de ses dogmes, de ses rites, de ses célébrations à travers les âges, alors que les églises protestantes, elles, n’hésitent pas à changer, à se transformer, à se réformer. Elles ont pour souci majeur non pas la continuité, mais la contemporanéité ; elles enseignent, prêchent, célèbrent, agissent en fonction de l’homme d’aujourd’hui, ce que, d’ailleurs, le catholicisme d’alors leur reproche, en parlant de leurs « variations » en un sens un peu autre et plus large que celui de Bossuet : les protestants changent constamment, disent-ils, vous voyez bien qu’ils sont dans l’erreur, car la vérité reste toujours la même.

Ce thème souvent traité depuis un siècle et demi, je vais tenter de le renouveler, de le préciser et de l’actualiser. Je le ferai en m’arrêtant sur deux moments historiques puis sur la situation contemporaine.

 

La Réforme

 

D’abord, la Réforme : annonce-t-elle, préfigure-t-elle, prépare-t-elle la modernité ? En fait, aussi étonnant que cela puisse nous apparaître, elle a une démarche très conservatrice, très traditionaliste, voire réactionnaire. Elle ne cherche nullement à apporter du nouveau ; au contraire elle veut retourner aux origines. Elle entend débarrasser le christianisme de ce qu’on lui a ajouté au fils des siècles, pour en revenir au Nouveau Testament, à la prédication originelle du Christ et des apôtres. La volonté de restauration du christianisme archaïque l’anime beaucoup plus que le désir d’innover.

Souvent, d’ailleurs, elle souligne son accord non seulement avec l’église primitive mais aussi avec l’époque patristique et le Moyen Age. Elle conserve les doctrines élaborées par les grands conciles œcuméniques des quatrième et cinquième siècles. Elle reprend les argumentations et positions de saint Augustin, de saint Bernard, de saint Anselme. Elle continue la piété intense des quatorzième et quinzième siècles. Quand ils traitent de la Cène, Melanchthon, le collaborateur de Luther, dans l’Apologie de la Confession d’Augsbourg, Zwingli, le fondateur des Églises réformées, dans la Fidei ratio (deux écrits qui datent de 1530) se réfèrent abondamment à la tradition, bien plus souvent qu’à la Bible. Dans les années 1560-1570, un théologien luthérien allemand Chemnitz soutient qu’en condamnant Luther, le Concile de Trente a condamné du même coup le catholicisme ancien et médiéval que Luther, pour l’essentiel, ne fait que répéter. Selon les Réformateurs, c’est Rome qui a modernisé la religion, et ils entendent défendre les coutumes et croyances anciennes contre ceux qui les ont modifiées. Il y a vingt ans, des études, comme celles du Père Olivier, ont justement souligné le catholicisme persistant de Luther (par exemple, dans sa conception de la Cène) et, à un degré moindre, de Calvin (avec le thème de l’Église mère des croyants). Sur de nombreux points, Luther et Calvin appartiennent au Moyen Àge beaucoup plus qu’ils n’annoncent la modernité.

Cependant, en dépit d’un fort conservatisme, les Réformes protestantes opèrent deux ruptures importantes qui ouvrent une voie vers l’avenir.

La première concerne la Bible. Elle n’était ni ignorée ni méprisée avant le 16e siècle. L’Église du Moyen Âge lui accorde une valeur fondamentale, en proclame l’autorité souveraine, ne cesse de la méditer et de la commenter. Mais jusqu’à l’invention de l’imprimerie, le contact direct avec le texte était très difficile, voire impossible. Les manuscrits, volumineux, peu maniables, étaient rares et coûtaient cher. La plupart des fidèles ne pouvaient savoir de la Bible que ce qu’en citaient les liturgies et les prédications ou ce qu’en représentaient les images et statues. La connaissance, la compréhension et l’interprétation de la Bible étaient forcément collectives, entièrement dépendantes du clergé et des autorités religieuses. Quand on se met à l’imprimer, cette situation change : chacun, à condition de savoir lire, peut désormais en posséder un exemplaire, le consulter, l’étudier. La Bible se délivre de ce qui jusque-là certes la portait, la transmettait, mais aussi l’enrobait et l’emprisonnait. La lecture en devient personnelle, individuelle. On n’a plus besoin de l’Église pour s’y référer et s’en nourrir ; les fidèles ont maintenant les moyens d’accéder à une foi autonome et responsable. À quoi il faut ajouter que les prédicateurs de la fin du Moyen Age proposaient fréquemment des interprétations allégoriques souvent fantaisistes, voire extravagantes. Au contraire, les prédicateurs protestants appliquent à la Bible les méthodes de l’humanisme, mises au point d’abord pour l’étude des grands textes de l’Antiquité profane, qui donnent une place prépondérante à la linguistique (la grammaire et le vocabulaire) ainsi qu’à une analyse historique des écrits. Avec cette promotion de la personne ou de l’individu, avec cette lecture savante et précise des textes, s’annoncent deux des caractéristiques majeures de la modernité, à savoir l’importance du sujet et le souci de rigueur intellectuelle.

Je relève une deuxième rupture significative. La quête du salut obsède la fin du Moyen Âge. Que faire pour gagner le Ciel et échapper à l’Enfer ? Cette hantise de l’au-delà oriente et commande toute la vie du croyant et toute la pratique ecclésiale. Le catholicisme postérieur continue et amplifie cette ligne. Les églises baroques représentent sans cesse la mort et en dépeignent avec un réalisme macabre l’horreur. Elles font de l’épouvante du trépas et des peines éternelles la base de la religion. La question du salut reste essentielle pour les Réformes protestantes (elle est le point de départ et la ligne directrice de celle de Luther). Néanmoins, on constate un retournement, un renversement. Pour les courants dominants du catholicisme des quinzième et seizième siècles, le message de l’évangile déclare : « attention, l’enfer t’attend et te guette, tu dois tout faire pour lui échapper ; avec l’aide de Dieu, au prix de grands efforts, en multipliant les œuvres pieuses, tu peux parvenir à faire ton salut ». Pour les Réformes protestantes, l’évangile proclame : « Dieu t’a sauvé, il ne te punit pas, il te fait miséricorde ; ne crains point, crois seulement ». Le salut n’est plus une tâche à accomplir, il ne se situe plus dans un futur qu’on attend avec un mélange d’espoir et d’effroi, il est une réalité présente, un don qu’on a reçu dans la foi. Il est accompli ; il cesse de préoccuper et d’angoisser pour devenir une joyeuse certitude. Comme l’écrit Bucer, le Réformateur de Strasbourg, « le croyant n’a pas à s’inquiéter de son salut personnel, Dieu a fait le nécessaire ». Du coup les fidèles délivrés du souci de ce qui arrivera plus tard, après leur décès, s’engagent dans l’ici-bas. Calvin écrit que les chrétiens ne doivent pas ressembler à des gendarmes qui penseraient tellement à leur retraite qu’ils en oublieraient leurs missions présentes. La religion n’est plus le moyen de gagner le Ciel, d’accéder au paradis après son décès ; elle est service de Dieu sur terre dans cette vie. La Réforme préfigure ici la modernité qui élimine les anxiétés métaphysiques et s’efforce d’aménager le monde, de le cultiver, d’exploiter ses ressources naturelles.

Ainsi, malgré son traditionalisme, sur plusieurs points importants, la Réforme ouvre la voie vers la modernité.

 

Le néo-protestantisme

 

Le deuxième des moments historiques que j’ai annoncés se situe à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles. Avec l’indépendance des États-Unis d’Amérique, la Révolution française, les commencements de l’industrialisation et, sur le plan de la pensée, le tournant que représente la philosophie de Kant, on entre dans le monde social, politique, culturel, intellectuel de la modernité, en rupture avec celui de l’époque classique. Le protestantisme va beaucoup changer, et son visage actuel se façonne à ce moment-là beaucoup plus qu’au seizième siècle ou durant la période du Désert. Certains historiens ont même écrit que se produit alors une deuxième réforme moins spectaculaire, moins célébrée ou commémorée, mais aussi importante que la première. Au début du vingtième siècle, dans des études qui font date, un très grand penseur, l’allemand Ernst Troeltsch soutient, je crois à juste titre, que les Réformateurs étaient plus proches de leurs adversaires « romains » de la même époque (en dépit des querelles qui les opposaient durement) que des protestants modernes. En réalité, même si nous n’en avons pas clairement conscience, sur les fondements posés autrefois par Luther, Zwingli et Calvin, et tout en s’inspirant des mêmes principes qu’eux, une religion très différente de la leur s’édifie et en prend la suite. Troeltsch parle d’un néoprotestantisme qui hérite du protestantisme antérieur en le modifiant profondément sur trois points.

D’abord, et précisément parce qu’on en a fait une étude savante et rigoureuse, on a un autre approche et une autre vision de la Bible. Le travail historique sur les livres qui la composent soulève des questions nouvelles. On se demande comment ils ont été écrits, transmis, recueillis, regroupés ; on s’interroge sur la manière dont ils racontent les événements, sur les genres littéraires dont ils relèvent, sur les modifications qu’ils ont subis (passage de l’oral à l’écrit, rédactions successives, entrée dans le canon, c’est-à-dire dans la liste des livres considérés comme sacrés). Jusque là, on avait tendance à penser que la Bible venait de Dieu, sans trop se demander comment elle avait été rédigée et composée. Désormais, on souligne qu’elle est l’œuvre d’individus, de groupes ou de communautés, qui, avec leur sensibilité, leur savoir, leurs conceptions, voire leurs superstitions, racontent leur expérience spirituelle et parlent de leur rencontre avec Dieu. On avait tendance à voir dans la Bible un livre divin qu’aurait dicté lettre après lettre le Saint Esprit. On découvre qu’elle est un témoignage humain rendu à Dieu et à son action dans le monde. Du coup, on cherche à situer chaque passage dans son contexte historique, culturel et religieux. La Bible demeure la référence fondamentale et l’autorité décisive ; on continue à l’étudier et à s’en nourrir ; mais la lecture qu’on en fait devient critique : elle s’efforce de distinguer le message qu’elle contient du langage qui l’exprime. Même ceux qui refusent cette évolution, un Louis Gaussen, un Agénor de Gasparin ou un César Malan, la subissent et leurs positions et argumentations ne sont plus les mêmes que celles du seizième siècle.

Le deuxième changement concerne la doctrine. Pendant longtemps, protestants et catholiques ont pensé que les dogmes expriment des vérités éternelles dans des formules valables en tout temps et en tout lieu. On considérait qu’ils définissent exactement la nature profonde, l'essence intime ou l’être même de Dieu. À la suite de Kant (dont les grandes Critiques paraissent entre 1780 et 1790), on prend conscience que notre discours ne parle pas des objets tels qu'ils sont en eux-mêmes, mais tels que nous les appréhendons en fonction de ce que nous sommes et de la situation où nous nous trouvons. Avec des yeux différents, nous les verrions autrement. Nous les percevons à travers les « lunettes » de notre esprit. Ce qui va conduire dans le domaine religieux à estimer que la doctrine ne décrit pas la nature interne de l'être de Dieu ; elle exprime plutôt la manière dont il nous touche, nous atteint et s'inscrit dans notre existence. Du coup, quand l'expérience et la pensée des hommes se modifient, la doctrine doit se transformer. Par exemple, lorsque les conciles des quatrième et cinquième siècles rédigent les formulations trinitaire et christologique, ils utilisent les notions et concepts de la pensée hellénistique (en particulier du néoplatonisme). Ils ne disent pas la même chose que la philosophie de leur temps, mais ils en reprennent le vocabulaire et s’occupent de la « substance », de la « nature » et des « instances » de Dieu. Ce langage date, nous ne le comprenons plus, il ne correspond pas du tout à la pensée de notre époque. Au lieu de maintenir les formules anciennes, comme le préconisent le catholicisme et l’orthodoxie, il convient d'en trouver de nouvelles, mieux adaptées à notre contexte, en sachant qu'elles seront, à leur tour, critiquées et révisées. Selon la pensée médiévale et classique, les dogmes sont des énoncés absolus et définitifs. Ils sont vrais en eux-mêmes et leur valeur ne dépend pas de celui qui les énonce, de son langage, de sa culture, des événements et des situations. Pour la plupart des théologiens « modernes » du dix-neuvième siècle, marqués par Kant, la doctrine dépend en partie de ce que nous sommes et de ce que nous vivons. Elle tente de penser de manière cohérente ce qu’on croit, elle donne une formulation réfléchie à ce qu’on vit dans l'expérience croyante. Elle est une expression relative et révisable et non une formulation absolue de la vérité.

Troisième changement, pendant longtemps, à l’exception de quelques anabaptistes, l’Europe nourrit l’idéal d’une société chrétienne où État et Église sont étroitement associés. On n’imagine guère qu’il y puisse y avoir plusieurs religions dans une même nation et qu’un gouvernement soit tenu d’adopter une attitude de neutralité à leur égard. Sur ce point, Luther, Zwingli et Calvin ne se distinguent guère des catholiques. Ils veulent une cité chrétienne homogène dont soient exclus tous les dissidents. Au dix-huitième siècle, l’imprégnation religieuse de la société diminue. La conscience individuelle s’affirme et prend le pas sur les appartenances communautaires. On souligne que la foi relève de la conviction personnelle et nullement de choix collectifs. Les contraintes et les persécutions apparaissent inacceptables. D’où une nouvelle conception et une nouvelle organisation des rapports de la religion avec l’État. Alors que le catholicisme essaie le plus souvent de maintenir son emprise politique et sociale, les protestants dans leur majorité deviennent partisans et artisans d’une laïcité que leurs aïeux auraient rejetée avec horreur, et ils préconisent une liberté religieuse que la Réforme n’a ni pratiquée ni recommandée. Ils se rallient à la démocratie, alors que leurs ancêtres étaient partisans d’un gouvernement ou monarchique ou aristocratique.

Les trois changements que je viens de signaler ne se font pas sans difficulté ni querelles ; ils provoquent des affrontements parfois très durs entre ceux qui les refusent et ceux qui les acceptent ; d’où l’histoire agitée et conflictuelle du protestantisme au dix-neuvième siècle qui se traduit par de nombreuses divisions, par la multiplication d’églises séparées et rivales.

 

La post-modernité

 

J’ai parlé de la réforme du 16e siècle, puis du néo-protestantisme du dix-neuvième siècle, j’en arrive maintenant à la situation actuelle. Après la guerre 14-18, le climat intellectuel et spirituel de l’Europe change et s’y répand une contestation de la modernité. On estime qu’elle a fait faillite. On la rend responsable des carnages des champs de bataille et aussi des difficultés économiques, de l’exploitation de la classe ouvrière, du dépérissement de la paysannerie, de la décadence intellectuelle, morale, économique, politique qu’à tort ou à raison on ressent fortement. Entre les deux guerres, on se détourne de l’individualisme démocratique typique de la modernité. Beaucoup aspirent à des régimes autoritaires et collectivistes, ce qui favorisera l’installation des dictatures fascistes et communistes. Dans le domaine religieux, on assiste à une montée des « fondamentalismes » qui refusent un des points forts de la modernité, à savoir la lecture critique de la Bible. Des courants néo-thomistes, néo-calvinistes, néo-luthériens tentent de revenir à la conception antérieure de la doctrine. Dans les années 30, le penseur orthodoxe Berdiaeff appelle de ses vœux un nouveau Moyen Âge et au même moment, le théologien protestant Karl Barth préconise un retour à la Réforme. Beaucoup de protestants se mettent à mépriser le dix-neuvième siècle ; ils l’accusent d’avoir oublié, affadi ou mutilé l’évangile, sauf, peut-être, dans les mouvements de réveil souvent idéalisés et mal évalués. Dans bien des cas, en effet, le Réveil ne revient pas, comme il le prétend, au message originel de la Réforme, il réintroduit plutôt la religiosité qui l’a précédée. Il cultive la crainte de la mort et du jugement, le salut individuel l’obnubile, bref, il fait revenir ce que la Réforme avait combattu et, en partie, éliminé.

Durant les années 70 on prend conscience que vouloir retourner en arrière conduit à une impasse. Beaucoup jugent énorme et insupportable le décalage entre les Églises et le monde ambiant. De plus, on a le sentiment d’entrer dans une nouvelle époque qui, comme la fin du 18e et le début du 19e siècles, apporte de grands changements et demande révisions, adaptations, innovations. Depuis un quart de siècle, on utilise les termes assez vagues de post ou d’ultra modernité ou encore de seconde modernité pour caractériser notre époque. En quoi cette nouvelle modernité, autre et plus récente que celle mise en place au dix-neuvième siècle, concerne-t-elle, touche-t-elle, affecte-t-elle le protestantisme ? On a toujours de la peine à apprécier, faute de recul, ce que nous vivons et l’analyse du présent est une entreprise hasardeuse. Je m’y risque cependant et je relève trois éléments, de nature très diverse, qui, à tort ou à raison me frappent et me semblent caractéristiques.

Premièrement, les protestants d’aujourd’hui sont de moins en moins les enfants de ceux d’hier ou les descendants de ceux d’autrefois. Ainsi, dans l’Église Réformée de France, on constate que près de la moitié des pasteurs, des membres actifs, des responsables ne sont pas de vieille souche protestante. Ce sont leurs parents ou eux-mêmes qui sont venus au protestantisme. À l'inverse, disparaissent de nos églises des familles aux racines anciennes, remontant parfois au seizième siècle. Pendant longtemps, les descendants de huguenots du Poitou, d'Aquitaine, du Tarn, des Cévennes ont donné au protestantisme français ses troupes et ses cadres. Aujourd'hui, ils s'en détachent et deviennent plus rares. Les protestants arrivent à attirer, à convaincre plus qu'autrefois des gens venus d’ailleurs ; par contre, ils savent moins bien qu'auparavant transmettre leur foi à leurs enfants. D’un côté, de nombreux départs témoignent d'un déficit ou d'un échec ; de l’autre, beaucoup d'arrivées manifestent vitalité et rayonnement. Il en va de même au niveau mondial. Le protestantisme recule dans ses terres historiques, la Hollande, la Suisse, l’Allemagne, la Scandinavie, un peu moins dans les pays anglo-saxons. Par contre, il est en très forte progression en Corée, à Tai Wan, aux Indes, en Amérique du Sud et aussi, mais pas autant, en Afrique. De plus, on voit se développer un peu partout des groupes dits « évangéliques » sans tradition historique et sans culture. On parle parfois de néoprotestantisme, appellation malencontreuse car elle crée une confusion avec le néoprotestantisme du dix neuvième siècle qui désignait une nouvelle manière de comprendre et de pratiquer la foi protestante, développée par les héritiers du protestantisme classique et non une nouvelle population protestante. Quelles sont les conséquences de cette évolution ? En ce qui concerne, le protestantisme français, il perd petit à petit le caractère tribal qui a été longtemps le sien ; tribal, en ce sens que tout le monde s’y connaissait, qu’on savait les généalogies des uns et des autres et que, même quand on se disputait, on s’y sentait en famille. Ce renouvellement a une lourde contrepartie, la perte d’une expérience, d’une sagesse, de connaissances et d’une réflexion accumulées durant des siècles. Il y a un gros et difficile travail à entreprendre auprès des nouveaux protestants pour qu’ils découvrent et assimilent ce qu’a apporté le néoprotestantisme du dix-neuvième siècle dans le domaine biblique, doctrinal et ecclésial. Le protestantisme postmoderne court le danger de ne plus être moderne, de se couper de la modernité, autrement dit de développer une foi vivante et ardente, certes, mais inculte, déficiente sur le plan de la pensée, étroite et sectaire dans sa pratique ecclésiale. La modernité redevient, comme il y a cent cinquante ans, un combat à mener dans et pour le protestantisme.

En deuxième lieu, il y a toujours eu dans le christianisme de grands débats sur les doctrines et les pratiques, sur la bonne manière de croire et de vivre la foi évangélique. Pendant très longtemps, ces débats ont opposé diverses conceptions du christianisme, celle des nicéens et celle des ariens, celles de cathares et celles des représentants de la papauté, celle des catholiques et celle des protestants, celle des jésuites et celle des jansénistes, etc. Chaque fois, il s’agissait d’identifier et d’éliminer ce qu’on appelait des hérésies. Ensuite, est arrivée la modernité qui a vu une montée de l’athéisme et de l’irréligion ; le christianisme a dû faire face non pas à des divergences internes mais à une contestation radicale. En fait, le problème demeure celui de la bonne manière de croire, mais cette fois-ci en débat avec les objections et les refus de l’incroyance qui conduisent forcément à s’interroger sur soi-même, sur la manière dont on exprime et pense la foi, car l’athéisme met souvent le doigt sur des carences, des insuffisances ou des erreurs réelles qu’il faut savoir reconnaître et corriger. Aujourd’hui, la postmodernité entraine un mélange des populations et une mondialisation de la culture qui soulève une autre question, qui auparavant n’inquiétait guère les chrétiens, même s’ils ne l’ignoraient pas. Cette question est celle de la rencontre avec les autres religions que la nôtre ; quelle attitude à prendre à leur égard ? Entre ceux qui préconisent un dialogue amical et ceux qui le considèrent comme une trahison ou un reniement, l’opposition est profonde. En fait, comme dans les débats entre chrétiens, comme dans ceux avec l’athéisme, il s’agit toujours de s’interroger sur la bonne manière de croire, de déterminer le sens et la portée exacts du message évangélique, mais dans des contexte différents. Je note que chaque contexte n’élimine pas le précédent, il l’élargit plutôt. Le souci des autres religions ne supprime la préoccupation pour l’athéisme ; elle l’inscrit plutôt dans un nouvel horizon.

Troisième élément, la modernité donne la primauté au calcul et elle affectionne la technique. Elle compte sur les connaissances exactes et les méthodes rigoureuses pour résoudre les problèmes de l’homme. Elle aime le pratique et l’utile auxquels elle sacrifie le reste et elle n’a pas beaucoup d’estime pour la sentimentalité. Elle s’incarne dans la figure de l’ingénieur et du spécialiste. Or aujourd’hui, on dénonce souvent les méfaits de la science qui détériore gravement notre environnement ; on dénigre les technocrates aux logiques abstraites et inhumaines. On leur reproche leur rigidité, leur impérialisme et leur fermeture à quantité de dimensions importantes de l’existence humaine. Par contraste, la postmodernité semble privilégier l’art. Elle s’intéresse plus aux musées, aux spectacles, aux concerts qu’aux laboratoires et aux démonstrations. Notre époque, à la différence de la précédente, cherche du sens et des valeurs pour l’existence dans l’esthétique plus que dans le savoir. En consonance, on voit apparaître une lecture de la Bible qui cherche surtout à mettre en valeur la beauté du texte. À la prédication comprise comme un enseignement, se substitue la narration qui entend faire vibrer et ne cherche guère à expliquer. Parallèlement les cultes naguère très didactiques s’ouvrent à des expressions poétiques et musicales et s’apparentent parfois à de véritables spectacles, à des shows (où les participants se trémoussent et applaudissent), alors que les culte de l’époque classique et modernes ressemblaient plutôt à un cours dans un lycée ou une université. C’est bien d’avoir des cultes plus animés, plus attirants, de meilleure qualité esthétique, à condition cependant (une condition pas toujours remplie) de ne pas faire du n’importe quoi. On court cependant le risque que soit négligées ou abandonnées la rigueur exégétique et la solidité intellectuelle que cultivaient aussi bien la Réforme que le protestantisme de l’époque moderne. De trop nombreux exemples montrent que ce risque est bien réel et que nous courons le danger qu’une forme pétillante s’accompagne d’une faiblesse de substance.

J’aurais pu, mais j’aurais été trop long, prendre d’autres éléments, par exemple les nouveaux rapports entre la science et la foi, ou bien la tension entre l’individualisme moderne et les aspirations communautaires de notre temps ou encore la question de la laïcité. Dans chaque cas, ma conclusion aurait été la même : s’il faut évidemment s’ouvrir à la post ou la seconde modernité, on ne doit en tout cas pas éliminer les orientations et exigences de la première modernité, de celle qui caractérise le protestantisme du dix-neuvième siècle.

 

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J’en arrive à la conclusion. Depuis toujours dans le protestantisme, de vifs affrontements opposent ceux qui veulent l’adapter au présent et ceux qui entendent maintenir les formes anciennes de pensée, de culte, d’organisation ecclésiale. D’un côté, on redoute un protestantisme « barbare » selon une expression de Schleiermacher, ou « sentant le moisi » comme l’écrit Troeltsch, c’est-à-dire un protestantisme qui ignore la pensée, la science, les idées et les valeurs de son temps. De l’autre, on craint que les différentes tentatives d’adaptation à des contextes différents ne l’altèrent, ne le dénaturent et ne le coupent du message évangélique. « Pas d’autre évangile », cette expression de l’apôtre Paul a servi dans l’Allemagne des années 80 de slogan à des protestants qui entendaient résister à des changements considérés, parfois non sans raison, comme dévastateurs. Le protestantisme entretient avec la modernité un lien complexe, fait de méfiance et d’attirance, d’ouverture et de rejet, d’accueil et de critique, l’une ou l’autre de ces attitudes prédominant selon les époques et selon les courants.

En 1872, s’est réuni à Paris un synode national des Églises Réformées, le premier depuis celui de Loudun en 1660, plus de 210 ans auparavant. Au cours des débats, très vifs, entre partisans et adversaires d’un protestantisme modernisé, Athanase Coquerel, un des pasteurs les plus connus et les plus influents de l’époque, monte à la tribune et déclare : « Pour moi, l’Église Réformée n’est pas une Église Réformée une fois pour toutes, au seizième siècle par Luther et Calvin, mais une Église qui se réforme d’âge en âge ». Pour Coquerel, et je partage cet avis, c’est quand il se modernise intelligemment, quand il essaie de dire l’évangile dans le langage d’aujourd’hui et de le vivre en fonction du monde contemporain que le protestantisme est fidèle à sa tradition et à ses principes fondateurs ; il ne l’est pas quand il répète les mêmes formules et reproduit les mêmes modèles. Il ne reste vraiment lui-même qu’à condition de changer. Ainsi, on ne peut pas dissocier le protestantisme de la modernité. La modernité n’indique certes pas au protestantisme quel est son message : ce message vient de l’évangile ; mais la modernité lui dit comment l’exprimer, le penser et le pratiquer. Si le protestantisme ne s’enracine pas dans l’évangile, il se dénature ; s’il ne s’insère pas dans la modernité et la postmodernité de manière réfléchie, il manque à sa vocation et perd sa saveur.

 

 

 


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