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Le mystère apocryphe

 

introduction à une littérature méconnue

l'Évangile de Thomas et quelques autres 

 

Jean-Daniel Kaestli et Daniel Marguerat

 

Avec des contributions de
Frédéric Amsler, Rémi Gounelle, Éric Junod, Jean-Daniel Kaestli, Daniel Marguerat, Walter Rebell

 20 €

Ed. Labor et Fides

 

Recension par Gilles Castelnau

 

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17 mai 2008

L'intérêt est vif aujourd'hui pour cette littérature proche de la Bible, faite d'évangiles, d'actes des apôtres et d'apocalypses non retenus dans le canon. Pourquoi ces textes apocryphes, qui ont souvent pour objet des événements évoqués ou des personnages mentionnés dans la Bible ont-ils été mis à l'écart et largement oubliés dans le passé ?

Ont-ils été écrits pour concurrencer les livres du Nouveau Testament ? Quel message religieux véhiculaient-ils ? Le lecteur se voit offrir ici de nombreux extraits de textes et des explications qui en disent la portée, l'intérêt et... le charme.
L'Évangile de Thomasest ainsi traité, l'évangile de Nicodème, l'Évangile secret de Marc, les Actes de Paul et les Actes de Philippe, l'Évangile de Judas.

Ce livre est extrêmement intéressant, facile et agréable à lire. En voici quelques pages :

 

 

p.16

Le mystère de la mise à l'écart des apocryphes

 

Éric Junod

 

[...] Il est bien connu que le sable et le climat du désert d'Égypte son favorables à la conservation de vieux papyrus ou de vieux parchemins. Il existe ainsi une feuille de papyrus égyptien du IVe siècle qui transmet quelques lignes de deux épisodes dont l'apôtre Jean est le protagoniste. Sont-ils extraits des Actes de Jean ? C'est probable mais sans doute d'une forme déjà remaniée du texte primitif.
L'éditeur qui repère ces fragments éprouve une profonde satisfaction. Mais sa joie est typiquement une jubilation de professionnel. Le lecteur ordinaire sera assurément moins emballé par cette modeste découverte qui lui fournit quelques mots (pas toujours lisibles) de la fin d'un épisode et du début d'un autre. La lecture de fragments aussi incomplets n'est pas vraiment captivante.
On souhaiterait au moins connaître ce qu'il y avait dans l'épisode dont on n'a que les dernières lignes et dans l'autre dont on n'a que les premières lignes.
Eh bien, dans ce cas, on le sait. Comment ? Grâce à un texte irlandais du XVe siècle qui contient ces deux épisodes dans une forme très résumée. Cette relation entre un papyrus égyptien des années 300 et un écrit irlandais des années 1400 est géographiquement et historiquement déroutante. Cet exemple montre qu'il faut chercher partout des lambeaux de nos vieux apocryphes.  [...]

 

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p. 45

Évangile de Pierre

 

comment il s'est trouvé écarté des lectures de l'Église dans les années 200

 

 

Éric Junod

 

Il y eut un temps où il n'y avait encore ni textes apocryphes ni textes canoniques dans l'Église chrétienne. Ce temps a duré jusque dans la seconde moitié du IIe siècle. Durant cette époque, divers évangiles furent composés qui étaient lus dans telles et telles communautés. Parmi ces évangiles figuraient ceux que nous connaissons - ceux de Marc, de Luc, de Matthieu, de Jean - mais aussi celui de Thomas, celui de Pierre, et d'autres encore. On connaît l'existence, de façon plus ou moins sûre, d'une quinzaine d'évangiles lus par des communautés chrétiennes au IIe siècle.
Dès les années 200, la situation change. Dans leur immense majorité, les communautés ne lisent plus que quatre évangiles; elles ont constitué un canon des quatre évangiles, c'est-à-dire une collection exclusive et close. Les autres évangiles existent toujours, mais ils sont considérés comme des témoins imparfaits, contestables, voire mensongers; ils entrent dans l'univers des apocryphes.
Comment et pourquoi les communautés en sont-elles venues à retenir certains évangiles et à en écarter d'autres ? On s'imagine parfois que l'Église, réunie en synode ou en concile, a solennellement décidé, après examen, de retenir pour Écritures saintes certains textes. Rien de semblable ne s'est produit dans les années 200. La constitution du canon pour les évangiles et les autres livres est le résultat d'un usage progressif et généralisé, et non d'une décision prise à un moment donné. [...]

 

.

 

p. 76

Évangile de Thomas

Que peuvent nous apprendre les « paroles cachées de Jésus » ? 

 

Jean-Daniel Kaestli

 

[...]  Que pouvons-nous apprendre de l'Évangile de Thomas ? Entre le « rien » des détracteurs et le « tout » des partisans inconditionnels, je voudrais montrer qu'il y a place pour une approche différente, qui s'efforce de porter un jugement plus équilibré sur le message religieux de notre texte.

 

 

Un document de première importance pour comprendre

l'histoire de la transmission des paroles de Jésus

 

Examinons d'abord notre première question: comment expliquer la présence dans l'Évangile de Thomas de nombreuses paroles de Jésus qui figurent aussi, sous une forme plus ou moins semblable, dans les évangiles synoptiques ? Nous avons déjà vu que les spécialistes aboutissent sur ce point à deux thèses opposées. Pour les tenants de la thèse de la dépendance, l'auteur de l'Évangile de Thomas a puisé dans les évangiles synoptiques les paroles qu'il a en commun avec eux. Il les a choisies et transformées en fonction de sa visée propre, qui est celle du gnosticisme. Cette thèse de la dépendance ne me semble pas convaincante. Plusieurs particularités de l'Évangile de Thomas s'expliquent beaucoup mieux si l'on admet que notre apocryphe remonte à une ou plusieurs sources indépendantes des évangiles synoptiques.

 

Des paroles transmises par une voie indépendante des évangiles synoptiques

La première de ces particularités est la présence dans l'Évangile de Thomas de certaines paroles qui ne figurent pas dans le Nouveau Testament, mais qui présentent une parenté frappante avec l'enseignement de Jésus tel que nous le font connaître les évangiles synoptiques. C'est le cas, par exemple, du logion 82 :

Jésus a dit : « Celui qui est près de moi est près du feu, et celui qui est loin de moi est loin du Royaume ».

Cette parole, citée également par Origène, pourrait bien remonter à Jésus lui-même. Sa construction antithétique est bien dans le style de la prédication de Jésus. De même, son contenu évoque un aspect central de cette prédication : la présence de Jésus est le signe de l'avènement imminent du Royaume de Dieu ; elle place les hommes devant un choix décisif: se tenir loin de Jésus, c'est s'exclure du Royaume; se tenir près de lui, devenir son disciple, c'est s'exposer au feu, être prêt à marcher comme lui sur la voie de l'épreuve et du don de soi. Un autre exemple de parole de Jésus peut-être authentique nous est donné par le log. 98, la parabole de l'homme qui veut commettre un attentat :

Jésus a dit : « Le Royaume du Père est semblable à un homme qui veut tuer un grand personnage. Il dégaina l'épée dans sa maison, il perça le mur pour savoir si sa main serait (assez) ferme. A lors il tua le grand personnage ».

Ici, la parenté est évidente avec les paraboles jumelles de Luc 14, 28-32, la parabole de l'homme qui veut bâtir une tour et celle du roi qui veut partir en guerre. Chez Luc comme dans l'Évangile de Thomas, l'auditeur de Jésus est placé devant la même question : la condition du disciple est difficile; avant de s'y engager, il faut donc bien calculer les risques et s'examiner soi-même, pour ne pas être de ceux qui mettent la main à la charrue et qui ensuite regardent en arrière. Ces deux exemples montrent que l'Évangile de Thomas conserve quelques paroles de Jésus qui sont de fort bon aloi et appartiennent à un état très ancien de la tradition. Il se rattache donc à une autre filière de transmission que les évangiles synoptiques. [...]

 p. 79

Ce qu'il y a de frappant, c'est que l'Évangile de Thomas ne contient ni les amplifications allégoriques de Matthieu ni celles de Luc. Ces amplifications sont faciles à expliquer ; la parabole primitive a été relue et réinterprétée paf les premières communautés chrétiennes en fonction de situations nouvelles. La version de l'Évangile de Thomas nous permet donc de remonter à une forme de la parabole plus ancienne que les rédactions synoptiques. Mais attention ! Elle ne doit en aucun cas être considérée comme la forme primitive. Il est clair en effet qu'elle a subi elle aussi des adjonctions et des modifications secondaires ; elle a aussi été réinterprétée dans la perspective propre à notre apocryphe ou à sa source. Il faut certainement mettre au compte de cette réinterprétation le fait que le nombre des premiers invités passe de trois à quatre, et que les excuses qu'ils invoquent sont toutes liées aux réalités de la vie économique.

On voit percer ici un thème cher à l'Évangile de Thomas : la condamnation des richesses et des préoccupations terrestres, qui empêchent les hommes de répondre à l'appel du Royaume. Ce thème retentit très clairement dans la sentence de Jésus qui sert de conclusion à la parabole : « Les acheteurs et les marchands n'entreront pas dans les lieux de mon Père ».

Si je me suis arrêté à cet exemple, c'est parce qu'il montre à la fois la valeur et les limites des parallèles offerts par l'Évangile de Thomas. Pour l'exégèse du Nouveau Testament, l'étude du nouvel évangile est précieuse, parce qu'elle nous permet d'accéder à des paroles de Jésus qui ont été transmises - oralement ou par écrit - par un autre canal que les évangiles canoniques. Mais il faut toujours garder à l'esprit une donnée essentielle : sous sa forme actuelle, l'Évangile de Thomas est lui-même l'aboutissement d'un long processus de composition. Telles qu'elles nous sont parvenues aujourd'hui dans le texte copte, les paroles de Jésus ont passé par toute une évolution ; elles ont aussi été exposées à divers types de modifications, et ont notamment été transformées en fonction des conceptions théologiques du rédacteur final de l'Évangile de Thomas. [...]

 

 

L'évangile de Thomas, témoin d'un genre littéraire
et d'un courant de pensée original
remontant aux premiers temps du christianisme

J'en viens à une troisième particularité de l'Évangile de Thomas qui parle en faveur de son indépendance par rapport aux synoptiques. C'est le fait qu'il ne transmette que des paroles de Jésus, à l'exclusion de tout élément narratif. L'un des apports les plus remarquables du nouvel évangile est de prouver l'existence, dans les premiers temps du christianisme, d'un genre littéraire particulier : les recueils de paroles de Jésus.
Du même coup, il nous permet de cerner l'identité d'un courant religieux original, qui a interprété l'enseignement et ]a figure de Jésus dans les catégories de la sagesse. En fait, l'Évangile de Thomas est venu confirmer une des hypothèses les plus célèbres de la critique des sources du Nouveau Testament. Vous savez sans doute que, pour expliquer la parenté entre les évangiles synoptiques, on postule l'existence d'un recueil de paroles de Jésus, ordinairement appelé source des loggia ou source Q. C'est ce recueil qui a fourni aux évangélistes Matthieu et Luc les nombreuses paroles de Jésus qu'ils ont en commun et qui ne se retrouvent pas dans leur deuxième source, l'évangile de Marc. L'existence et la reconstitution du document que l'on appelle la source Q demeurent hypothétiques - nous n'en avons aucune trace en dehors des évangiles de Matthieu et de Luc.
Or la découverte de l'Évangile de Thomas est venue renforcer considérablement cette hypothèse. La source Q et Thomas appartiennent en effet au même genre littéraire du recueil de loggia. Cette identité de genre ne peut pas être due au hasard : l'auteur de notre apocryphe n'a pas créé de toutes pièces un nouveau type d'évangile ; il n'a fait que s'inscrire dans la continuité d'un genre qui plonge ses racines dans les premiers temps du christianisme et qui l'apparente à la source commune à Matthieu et à Luc. Le témoignage conjugué de l'Évangile de Thomas et de la source Q permet de faire un pas de plus. Il apporte la preuve que certains milieux du christianisme primitif se sont intéressés avant tout à l'enseignement de Jésus et qu'ils l'ont conservé sous la forme de collections de sentences ou de dits. Ce faisant, ils ont repris à leur compte un genre traditionnel de la littérature antique, juive et gréco-romaine : le recueil de sentences d'un sage.

 

[...]

 

Pour ma part, je pense qu'il est préférable de ne pas assimiler trop exclusivement le message de notre texte à tel ou tel courant de pensée. Par certains traits, il peut être rapproché d'une théologie de la Sagesse. Mais sous d'autres aspects, il présente des affinités évidentes avec le gnosticisme.

 

 

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