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Le Grand Voyage
de la Marie-Amélie

Olivier Cojan



Ed. Pocket

400 pages – 8,60 €


Recension Gilles Castelnau





22 février 2023


C’est un livre attachant. Olivier Cojan est un – excellent - romancier qui se fait historien et nous fait pénétrer de façon tout à fait vivante dans le terrible monde de la traite des Noirs sous le roi de France Louis XV. On suit le voyage triangulaire d’un jeune médecin engagé sur le voilier qui de Nantes va chercher des esclaves sur la côte de Guinée en Afrique, les sélectionne et les rassemble, puis les emporte à travers l’immense océan jusqu’en Amérique où ils sont vendus aux enchères. Le héros de ce voyage a du cœur ; il est sensible à l’horreur à laquelle il participe tout en étant, de par son rôle de médecin, un participant actif.


On est saisi tout au long de ces pages par la vision de ce drame dont la description ne nous est guère transmise dans les manuels scolaires que de façon très théorique et lointaine.

La grande sensibilité humaine que nous communique l’auteur est fort juste et jette une lumière bien honteuse sur notre passé - comme sur celui de nos voisins.


En voici quelques passages.

 



Dans la semaine qui suivit, nous avons pu racheta un lot d'esclaves mâles, tous en bonne santé et bier conformés - j'en fus le garant auprès de Burgelin - à un capitaine portugais qui spéculait sur la revente de Nègres-Congo. Avec ses deux bricks de charge capables de s'engager très en amont sur le cours des grandes rivières d'Afrique, il descendait jusqu'à l'embouchure du grand fleuve Lualaba. La navigation y était plus délicate qu'en Guinée, mais la concurrence entre négriers bien moins féroce.

 

Plutôt que de se lancer dans la grande traversée, le Lusitanien revendait ses Nègres aux capitaines qui souhaitaient compléter leur cargaison. Ce n'était ni plus moins que de la contrebande. C'était surtout une pratique de concurrence interdite par les rois nègres de la Guinée. Le gros Massin connaissait toutes les combines et toutes les pattes qu'il fallait graisser dans l'entourage de Babileke pour organiser ce juteux trafic. D'Harchevilliers n'y voyait que du feu ou ne voulait pas voir, ce qui revenait au même. MM. Trottignon et Lecourbe avaient pourvu Burgelin en écus sonnants et trébuchants pour réaliser quelques bonnes affaires, le cas échéant.

Cette fois, la Marie-Amélie était pleine à en craquer. L'entassement était une folie, je l'avais dit à Burgelin, mais je n'avais rien fait pour m'y opposer.

Notre capitaine n'avait plus en tête que les dispositions à prendre pour notre départ vers les îles sucrières. Il lui fallait caser tous « ses » Nègres. Je l'avais prévenu, on allait manquer de place. Ce genre de détail n'avait à ses yeux aucune importance.

 


 

Tout misérable qu’il fût, le sorcier africain savait taire ses secrets. Je crus deviner du défi dans son regard, il ne nous craignait pas. J’étais déçu et même dépité.

- Une fois de plus, la croyance en des chimères absurdes s'oppose à la légitime curiosité de la raison et de la science !

Votre naïveté ne finira jamais de m'amuser, me répondit Chabrier. Comment pouvez-vous imaginer un seul instant que les Nègres nous aiment et qu'ils aient envie de nous initier à leurs secrets ?

- Même si notre raison leur est étrangère, soigner autrui est un devoir moral, m'écriai-je. Le savoir que possède ce Nègre ne doit pas rester secret !

- Vous admettrez, monsieur le chirurgien, qu'ils puissent avoir quelques doutes sur la nature de notre « devoir moral », comme vous dites !

Une fois de plus, le père Chabrier m'avait cloué le bec.

Les Noirs nous considèrent comme des ennemis, poursuivit le prêtre. Au-delà de la peur que nous leur inspirons, ils n'ont que mépris pour l'homme blanc. Ils ne sont pas sans avoir compris que les Blancs ont moins d'affection et de bonté pour eux que pour leurs chiens. Pourquoi partageraient-ils avec nous ces secrets qui sont l'âme de leur peuple ?

Contribuer à soigner les fièvres des Blancs grandirait les Nègres à leurs propres yeux ! Ils se rendraient utiles, ils accéderaient un peu à notre monde.

Qui vous a dit qu'ils veulent accéder à notre monde ? Le vodou hante ces lieux depuis la nuit des temps. Ici, les sorciers et les esprits sont chez eux. Sur cette côte, où nous semons le malheur, nous ne sommes que des intrus.

 



Nos esclaves ignoraient tout de l'océan, de son immensité autant que de ses colères. Entassés comme des « harengs en caque » sous le pont de la Marie-Amélie, ils étaient en proie au mal de mer. Je savais d'expérience la détresse et même le désespoir qu'il peut engendrer chez celui qui en est l'innocente victime.

 

Pour nos Nègres, enfermés dans l'obscurité tout autant que dans leur ignorance, sans possibilité de bouger ou d'aller respirer un peu d'air frais, c'était une torture abominable. Les vomissures des uns éclaboussaient les autres et se répandaient sur les planchers et les banquettes auxquels ils étaient enchaînés. L'odeur dégagée par toute cette souffrance confinée dans un espace réduit, surpeuplé et mal aéré, était absolument insupportable. Les embardées dues au roulis ou au tangage provoquaient des hurlements de terreur, les hommes tiraient sur leurs chaînes à s'en blesser, ils tentaient inutilement de s'en libérer, terrorisés à l'idée d'être avalés par la mer, rivés à ce monstrueux navire en train de s'engloutir dans des abysses inconnus, mais sûrement peuplés de monstres infernaux et d'esprits malfaisants.

 




 

Il n'y avait, entre le capitaine de la Marie-Amélie et moi, aucune espèce de discussion ou d'entente possible. Il me l'avait dit, il n'avait pas plus de considération pour nos Nègres qu'il en aurait eu pour des animaux. Duplessis s'efforçait de bien faire son travail, il était consciencieux et efficace, il faisait en sorte que messieurs les armateurs fussent contents de lui. Cet homme de devoir à la piété rigoriste demeurait inaccessible à toute forme d'apitoiement envers les Nègres.

 

Il me revint en cet instant le souvenir des deux garçons de Burgelin, notre précédent chef : ils jouaient avec un chaton le jour où j'étais allé me présenter à lui avant d'embarquer. Cette brute épaisse était dénuée de toute forme de pitié ou de mansuétude pour « ses » esclaves. Il n'est cependant pas impossible qu'il ait aimé ses enfants avec sincérité. Peut-être faisait-il preuve, avec eux, de la plus grande bonté et d'une délicate affabilité ?

 

Duplessis était du même bois. Sa tranquillité d'âme était effrayante. Cet homme ordinaire, censé être de bon aloi et intelligent, avait pu s'engager dans la traite, y survivre et même s'y épanouir. Sans doute avait-il pris garde à ne point trop réfléchir comme à se murer dans tous ses préjugés pour s'y sentir à l'aise. A voir notre capitaine plongé dans la lecture de sa bible dès qu'il avait un instant de loisir, nul ne pouvait nier que sa foi était ardente et pleine de vigueur. Notre parpaillot de capitaine n'avait pas même besoin de séparer ce qui relevait de ses tâches de marin et de commerçant d'avec sa vie spirituelle. Peut-être était-il lui aussi un très bon père de famille ?

 




Bien des gens venaient sur la place pour se distraire, ils trouvaient plaisants le spectacle et l'animation de la vente aux enchères. L'avilissement des Nègres leur donnait l'illusion d'être importants et d'avoir été distingués par la Providence. De temps à autre, on faisait se lever un de ces pauvres hommes hébétés par tout ce bruit et cette agitation. D'un ou deux claquements de lanière on l'obligeait sauter ou danser pour s'assurer de sa stature, de sa souplesse et de la force contenue dans ses muscles : tout ça mettait le public en joie.

On avait fait boire les Nègres. Pas trop, mais juste ce qu'il fallait de rhum pour qu'ils fussent exubérants et qu'ils parussent joyeux. Un air abattu ou renfrogné était du plus mauvais effet sur les acheteurs. C'était signe de mauvais caractère ou même d'insolence. Les insolents étaient de piètres travailleurs, qu'il fallait sans cesse harceler à coups de fouet. Un bon Nègre devait être content de son sort.

L'enchérisseur attribuait un numéro à chacun des esclaves mis en vente. Un acolyte de l'aboyeur en chef les marquait au lait de chaux sur leur peau noire. Des sbires, fouet en main, veillaient à ce que des esclaves légèrement ivres n'allassent pas s'en prendre à tout ce public qui les regardait comme des bêtes de foirail, parquées là pour être vendues ou pour amuser les enfants. Mais les Nègres mis à la vente étaient incapables de réagir et de se révolter tant ils étaient assommés par tout ce tohu-bohu invraisemblable de la vente aux enchères.

 




Pour eux, ces Nègres n’étaient plus que de nouvelles bêtes de somme promises à un travail effarant qui très vite épuiserait leurs forces et viendrait à les tuer. La durée de vie, à compter de sa mise au travail forcé, pour un esclave mâle sur l'île de Saint-Domingue n'excédait pas les dix années, mais la plupart d'entre eux mouraient dans les cinq ans qui suivaient leur débarquement depuis les côtes d'Afrique. Tant de Nègres arrivaient aux îles qu'il était plus rentable d'en acheter de nouveaux que de faire durer les plus anciens. Les négrillonnes et les négrillons nés d'esclaves asservis sur les plantations ne valaient pas grand-chose non plus : les élever et les nourrir jusqu'à ce qu'ils fussent en âge de travailler coûtait bien trop cher. Mieux valait faire de nouvelles emplettes sur les marchés aux esclaves à Cap-Français ou ailleurs, dans un autre des nombreux ports de la côte qui accueillaient des navires négriers.

 

 


 

 


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